Picasso et le Moyen-Orient : comment l’art arabe a intégré le cubisme
Si Picasso a trouvé son inspiration dans l’art primitif de son Espagne natale, c’est après avoir rencontré l’art africain à Paris que le peintre a achevé ses Demoiselles d’Avignon en 1907, une œuvre révolutionnaire qui a redéfini l’art et propulsé le cubisme.
Dans cette composition réalisée alors qu’il n’avait que 26 ans, Picasso a renoncé aux notions bourgeoises de beauté et de structure pour des dessins au trait lourd et des abstractions géométriques, représentant cinq travailleuses du sexe nues.
Pour Picasso, Les Demoiselles d’Avignon a marqué une rupture avec sa pratique antérieure et initié sa quête perpétuelle de réinvention par l’art.
Il a compris que la peinture n’était pas seulement un moyen d’atteindre un objectif esthétique, mais qu’elle était une forme de « magie » entre l’humanité et un monde hostile.
Pourtant, le cubisme, terme inventé en 1908 par un critique d’art français, n’a pas toujours été vénéré. Des peintures cubistes telles que Les Demoiselles d’Avignon ont choqué et indigné.
Le public a d’abord désapprouvé cet art décadent et simpliste qui ignorait les notions traditionnelles et classiques de beauté, de perspective et de proportions.
La coexistence de plusieurs réalités
En dépit de ces critiques initiales, Picasso, comme Georges Braque et d’autres artistes, s’est rapidement fait un nom. Leur mouvement a atteint son apogée au début de la Première Guerre mondiale et a perduré avec force par la suite.
Guernica (1937), l’une des œuvres les plus marquantes de Picasso, dénonce les horreurs de la guerre – le bombardement de la ville éponyme pendant la guerre d’Espagne – à une époque caractérisée par la montée du fascisme dans toute l’Europe.
Parce qu’elle emploie une composition symbolique diffractée mêlant des formes animales et humaines dans des expressions et des positions distordues, l’œuvre transmet une douleur universelle à un degré rarement atteint.
Le cubisme a modifié les mesures conventionnelles de forme et de masse. Il a transformé la peinture, auparavant un exercice figuratif décrivant des scènes et des sujets avec réalisme, en une explosion de collages semblable à une mosaïque, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à l’art abstrait naissant.
En cela, le cubisme a ouvert une porte permettant d’envisager la coexistence de plusieurs réalités à la fois. D’autres mouvements ont plus tard émergé en réponse au cubisme, comme le surréalisme.
Picasso n’a jamais voyagé dans le monde arabe, mais son style distinctif est devenu un élément central des mouvements et des manifestes de l’art moderne arabe naissant.
Dès 1938, plus de 30 artistes de toutes confessions établis en Égypte ont exprimé leur soutien aux artistes européens confrontés au totalitarisme dans un manifeste novateur intitulé « Vive l’art dégénéré ! », imprimé en arabe et en français.
Picasso n’a jamais voyagé dans le monde arabe, mais son style distinctif est devenu un élément central des mouvements et des manifestes de l’art moderne arabe naissant
Le manifeste comprenait une reproduction de Guernica, qui incarnait la résistance à l’oppression et constituait un exemple d’« art libre ». Les artistes signataires allaient ensuite rejoindre un groupe surréaliste égyptien influent baptisé Art et Liberté.
De nombreux membres d’Art et Liberté se sont inspirés des techniques de Picasso pour aborder d’un œil critique les inégalités sociales de la société égyptienne de l’époque, à l’image de Kamel el-Telmissany (1915-1972).
Ces œuvres égyptiennes reflètent une profonde humanité, une agonie et une volonté révolutionnaire de capter l’esprit des masses à travers des portraits singuliers.
Le groupe de Bagdad
Cependant, l’hommage arabe le plus important à Picasso est venu de Bagdad. Fondé par Jawad Selim (1919-1961) et Shakir Hassan al-Said (1925-2004), le Groupe d’art moderne de Bagdad a qualifié Picasso d’« artiste de notre époque » dans son manifeste daté de 1951.
Pour ce groupe, la force de Picasso consistait à marier l’art ibérique (et donc andalou et islamique) et l’art primitif africain au post-impressionnisme. En d’autres termes, Picasso mélangeait l’ancien et le nouveau pour créer quelque chose de surprenant et d’innovant.
Pour ces artistes arabes, Picasso a tracé une voie à suivre. Selon Shakir Hassan Al Said, le groupe de Bagdad recherchait « le début d’une nouvelle école de peinture » fusionnant tout ce qui précédait avec « le caractère unique de la civilisation orientale ».
Le modernisme arabe, comme le mouvement s’est fait connaître, a alors jeté un pont de plusieurs milliers d’années entre l’ancienne Mésopotamie et le nationalisme panarabe baasiste.
Le Groupe d’art moderne de Bagdad a rapidement testé son appétit pour le local dans les premières expositions d’art moderne qu’il a organisées. Le cubisme est devenu une méthode, une nouvelle grammaire et un nouveau langage que ses membres éminents allaient défendre.
Jawad Selim et les pionniers du modernisme arabe
Les modernistes arabes ont utilisé le cubisme pour esquisser de nouvelles perspectives et réinterpréter des textes canoniques. Par exemple, Jawad Selim a donné un nouveau souffle aux illustrations des contes médiévaux de Yahya al-Wasiti, datant du XIIIe siècle et formant le manuscrit des Maqamat d’al-Hariri.
Jawad Selim, qui s’était rendu à Paris peu de temps après Guernica de Picasso, a découvert le matériau source médiéval par l’intermédiaire d’un magazine d’images français alors qu’il avait à peine plus de vingt ans. Ce fut une révélation immédiate.
Dans ses tableaux Young Man and Wife (1953) et Woman Selling Materials (1953), Jawad Selim fait réapparaître des motifs traditionnels, tels que les croissants et le travail au trait, qui offrent des perspectives nouvelles et vives.
L’émergence de ce nouvel art résulte de la redécouverte du patrimoine arabe et islamique et de la confrontation à de nouvelles formes et techniques, influencées en partie par les artistes polonais déployés en Irak pendant la Seconde Guerre mondiale, dont plusieurs ont fini par se lier d’amitié avec Jawad Selim et ses pairs.
Jawad Selim était également une figure emblématique des échanges régionaux et des dialogues entre artistes arabes. Il a conçu le Monument de la liberté qui couronne la place Tahrir de Bagdad, fresque à la gloire d’une nation moderne – une sculpture achevée par son épouse, Lorna Selim, une autre artiste moderne, après sa mort prématurée.
Ses portraits et sa scénographie, détaillés en de multiples tableaux et vignettes, ont contribué à façonner un nouveau récit national et enthousiasmé une nouvelle génération d’artistes audacieux.
Contemporain de Jawad Selim et de Shakir Hassan al-Said, Hafidh al-Droubi (1914-1991) a voyagé et s’est formé à Rome et à Londres avant de retourner à Bagdad. Avec eux, il a cofondé la Société des amis des Arts à Bagdad en 1941, le premier collectif artistique officiel en Irak, puis le Groupe des impressionnistes en 1953.
Hafidh al-Droubi, qui décrivait Bagdad comme « [s]on âme, [s]a mère et [s]on tout », a peint de nombreuses tranches de vie quotidienne - des scènes se déroulant dans des cafés (Baghdad cafe, 1969) et des hammams (Cubist Bathhouse, 1960), mettant en scène des protagonistes ordinaires, notamment des vendeurs de marché et des femmes en train de danser.
On peut identifier ses affinités avec le cubisme par l’utilisation de formes géométriques et de lignes précises et diffractées, de teintes tamisées et désaturées, y compris une persistance de bleus, ainsi que par la récurrence de motifs cubistes familiers tels que la guitare.
Nombre de ces artistes sont devenus des peintres pionniers, mais ont aussi enseigné. Par exemple, Dia al-Azzawi (né en 1939) a été l’élève de Hafidh al-Droubi et a rédigé le manifeste du groupe Nouvelle vision en 1968, qui prônait « le changement, le progrès et la créativité ».
Les modernistes arabes ont utilisé le cubisme pour esquisser de nouvelles perspectives et réinterpréter des textes canoniques
Souvent décrit comme le « Picasso irakien », Hafidh al-Droubi a influencé des générations d’artistes arabes. Ses œuvres intègrent la calligraphie arabe, des animaux et des symboles.
L’influence picassienne apparaît clairement dans Sabra and Shatila Massacre (1982-1983) de Dia al-Azzawi, une œuvre monumentale sur papier exprimant la souffrance, le chaos et l’horreur en réponse aux crimes commis dans les camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth pendant la guerre civile libanaise.
« Dia al-Azzawi lui-même a déclaré, lors d’une discussion sur Picasso en 2020, que la façon dont Picasso avait peint la guerre à distance alors qu’il se trouvait à Paris l’avait inspiré. C’est également ainsi qu’il a peint la guerre en Irak, en Palestine et au Liban, à distance depuis Londres », souligne Mysa Kafil-Hussain, historienne de l’art, archiviste et chercheuse qui gère les archives et la bibliothèque du studio londonien de Dia al-Azzawi.
Des années plus tard, Dia al-Azzawi s’est penché de la même manière sur d’autres calamités, dans Mosul: Panorama of Destruction (2017-2020), une tapisserie de dix mètres de long qui exhale un cri pacifiste, incluse dans une rétrospective de son œuvre exposée en mars 2023.
Jusque dans les aspects folkloriques de la culture saoudienne
Plusieurs expositions ont mis en lumière l’art arabe et ses liens avec le cubisme, le surréalisme et d’autres mouvements artistiques traditionnellement étudiés dans leurs incarnations européennes.
« Khaleej Modern: Pioneers and Collectives in the Arabian Peninsula » (2022), présentée à la NYU Abu Dhabi Art Gallery (sous la direction d’Aisha Stoby), a étudié les incroyables productions de ces artistes à une époque marquée par de profonds changements dans leurs différents pays.
Au-delà des centres artistiques bien connus de Bagdad, du Caire et d’Alexandrie, cette exposition novatrice rappelle comment l’influence moderniste s’est répandue dans toute la région.
Par exemple, l’artiste bahreïni Abdul Karim al-Orrayed (1934-), cofondateur de l’Association des arts contemporains de Bahreïn et de l’Association des amateurs d’art, a expérimenté les techniques du cubisme, comme d’autres.
Vers la même époque, l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris s’est penché plus spécifiquement sur la parenté entre Picasso et l’avant-garde arabe des années 1940 à 1980.
L’exposition passait en revue des artistes libanais, marocains et soudanais comme Ibrahim El-Salahi, dont l’autoportrait Self-Portrait of Suffering (1961) canalise le mystère et l’étrangeté du cubisme.
Le cubisme et l’art arabe ne sont pas réduits à des objets d’étude relevant du passé. L’artiste saoudien contemporain Faisal al-Kheriji se souvient du premier tableau de Picasso qu’il a vu lorsqu’il était adolescent, Trois Musiciens (1921), exposé au Museum of Modern Art de New York.
« Je suis tombé amoureux », confie l’artiste à Middle East Eye. La composition est simple, mais révèle une profondeur dans un puzzle de coups de pinceau et de collages qui intègre les figures d’Arlequin et de Pierrot de la commedia dell’arte, genre de théâtre populaire du XVIe siècle.
Le style de Faisal al-Kheriji a évolué vers le cubisme, qu’il utilise pour explorer les aspects folkloriques de la culture saoudienne. Men of Saudi Arabia s’inspire des Femmes d’Alger (1955) de Picasso, lui-même influencé par les Odalisques de Matisse et les orientalistes du XIXe siècle tels que Delacroix.
Cependant, dans l’interprétation de ce thème par Faisal al-Kheriji, qui rappelle visuellement Bedouin Tent (1950) de Faiq Hassan, nous nous retrouvons sous le tissu d’une tente avec le son d’un instrument à cordes et l’odeur du café. Deux personnages en habit traditionnel fixent directement le spectateur et l’amène à s’interroger sur la masculinité et la représentation.
Mêlant l’approche picassienne en matière de fracture visuelle et les portraits folkloriques des modernistes arabes, les portraits féminins de Faisal al-Kheriji, tels que Najd’s Girl (2021) ou Censored, témoignent d’une société saoudienne en pleine transformation et repoussent les limites du travail figuratif.
L’artiste saoudien explique son approche qui invite à marquer un temps d’arrêt et interroge le regard : « Je peins les gens d’une manière différente, mais qui incite à fixer davantage le tableau », répond-il aux critiques qui lui reprochent son recours à des images déformées.
Le cubisme, pont visuel entre les cultures, a aidé l’art moderne arabe à imaginer une nation, à se réapproprier une essence dans l’art et à exprimer un esprit radical à la fois pluriel et local.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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