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Liberté, justice, Palestine : cinq poètes arabes révolutionnaires

Aujourd’hui encore, les poètes du monde arabe risquent l’emprisonnement, l’exil et la mort en raison de leurs écrits, qui traitent souvent de justice sociale et d’oppression
La poésie arabe a évolué avec son temps, touchant à de nouveaux thèmes correspondant aux développements sociaux et politiques dans le monde arabe (Illustration MEE)
La poésie arabe a évolué avec son temps, touchant à de nouveaux thèmes correspondant aux développements sociaux et politiques dans le monde arabe (illustration : MEE/Mohamad Elaasar)

Dans le monde arabe, la poésie est considérée comme l’une des plus éminentes formes d’art et le patrimoine poétique remonte à l’ère pré-islamique et aux odes épiques d’Imru al-Qais et Antarah ibn Shaddad.

La poésie continue d’occuper une place centrale dans les sociétés arabes et pour de nombreux enfants qui grandissent dans la région, l’étude de l’arabe est associée à celle de la poésie classique.

Lors des grandes occasions dans la région, il est fréquent de réciter spontanément des vers reflétant l’atmosphère du rassemblement.

Pendant des siècles, la poésie arabe s’est intéressée aux ancêtres, aux qualités des dirigeants admirés ainsi qu’aux idéaux d’amour, d’honneur et de justice.

De bien des manières, la poésie arabe a évolué avec son temps, touchant à de nouveaux thèmes correspondant aux développements sociaux et politiques dans le monde arabe.

On le constate d’autant plus à partir du XXe siècle, avec l’essor des mouvements révolutionnaires contre le colonialisme, l’occupation étrangère et les régimes despotiques.

Depuis toutes ces décennies, les poètes risquent l’arrestation, l’exil voire la mort en raison de leurs écrits, mais en dépit des tentatives visant à réprimer leur expression, les poètes restent une composante essentielle des mouvements sociaux dans la région.

Middle East Eye se penche ici sur cinq poètes arabes dont l’œuvre aborde particulièrement les thèmes de la politique et de la révolution. 

1. Ahmed Matar 

Le poète irakien Ahmed Matar est réputé pour sa poésie qui oscille sans heurt entre humour noir et désespoir, reflétant une réalité à laquelle beaucoup sont habitués dans le monde arabe.

Son travail critique particulièrement les dictateurs arabes et leur répression de la liberté, leur recours à la torture et les piètres conditions matérielles engendrées par leurs régimes.

Ahmed Matar, né en 1952, a débuté sa carrière poétique adolescent en produisant des poèmes romantiques, mais ses vers ont évolué vers des critiques cinglantes de la classe politique à l’âge adulte.

Il s’est forgé une réputation grâce à ses odes féroces dès le début de sa carrière et se produisait devant de larges publics.

Ces critiques ont attiré l’attention du parti Baas irakien, contraignant Ahmed Matar à choisir l’exil, d’abord au Koweït vers l’âge de 25 ans puis plus tard à Londres.

La poésie d’Ahmed Matar s’intéresse à la corruption et à la pauvreté dans le monde arabe (Wikimedia)
La poésie d’Ahmed Matar s’intéresse à la corruption et à la pauvreté dans le monde arabe (Wikimedia)

Dans son poème Le Transfuge, il évoque la division et la corruption au sein des mouvements politiques arabes, ainsi que la multitude de factions, chacune minées par les querelles.

Autre célèbre poème, Encore plus brutal que l’exécution est une critique des dirigeants arabes s’accrochant au pouvoir pendant que les citoyens souffrent de la pauvreté.

L’exécution est la moindre des punitions qui peut être infligée à un Arabe.
Oh, y a-t-il plus brutal que cela ?
Bien sûr,
Ce qui serait encore plus brutal
serait de vivre dans le monde arabe !

Travaillant pour un journal au Koweït, Ahmed Matar a attiré un large public à travers le monde arabe, en particulier après s’être lié d’amitié avec le caricaturiste palestinien Naji al-Ali.

Tous deux ont poursuivi leur association à Londres, où Ali allait être assassiné par un tireur non identifié en 1987.

En Angleterre, les critiques d’Ahmed Matar se sont tournées vers l’Occident, se concentrant sur l’hypocrisie des gouvernements occidentaux vis-à-vis du monde arabe et les accusant d’avoir créé des conditions dans lesquelles les Arabes sont encouragés à avoir honte de leur culture. L’un de ses poèmes pendant cette période est intitulé : Oui, je suis un terroriste.

À cette heure, Ahmed Matar vit encore à Londres.

2. Ahmed Fouad Negm 

Ahmed Fouad Negm, surnommé « el-Fagoomi » par ses fans, est né dans une famille de paysans d’un petit village au nord du Caire en 1929. 

Comme bien d’autres dans sa situation, il a été scolarisé dans une école religieuse mais a été contraint de travailler alors qu’il n’était encore qu’adolescent pour subvenir aux besoins de ses frères et sœurs après le décès de son père. À cette époque, il a été placé un temps en orphelinat. Il a été berger parmi d’autres emplois.

En 1946, Ahmed Fouad Negm a déménagé au Caire, où avec son frère, il a rejoint les manifestations contre la présence britannique en Égypte.  

Ahmed Fouad Negm dans un rassemblement du mouvement des Écrivains et artistes pour le changement au Caire en 2005 (AFP)
Ahmed Fouad Negm dans un rassemblement du mouvement des Écrivains et artistes pour le changement au Caire en 2005 (AFP)

La pauvreté et l’activisme anticolonial qui ont marqué sa jeunesse ont influencé sa poésie.

Le poète est devenu célèbre après avoir collaboré avec le musicien Sheikh Imam Issa dans un café local fréquenté par des étudiants, des gauchistes et des personnes avides de changement.

Avec son style d’écriture accessible et auquel on peut s’identifier, il était largement considéré comme un poète populaire et un homme du peuple.

Contrairement à d’autres artistes, qui préféraient l’arabe formel dans leur poésie, Ahmed Fouad Negm a choisi d’écrire en dialecte égyptien tel qu’il est parlé.

Cela a rendu son œuvre compréhensible par les classes les plus pauvres et l’a dotée de clarté.

Ses vers critiquaient énormément les dirigeants égyptiens, notamment Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak.

Ahmed Fouad Negm a passé du temps en prison après la défaite arabe de 1967 contre Israël pour avoir insulté le leadership de Nasser et a de nouveau été emprisonné par Sadate pour s’être moqué de sa voix.

Compte tenu de sa réputation de voix de la dissidence forgée au fil des décennies, ses poèmes étaient populaires parmi les manifestants qui ont contribué à faire tomber Moubarak lors de la révolution égyptienne de 2011.

L’un de ses poèmes, L’Homme courageux est courageux, a été diffusé sur la place Tahrir au Caire pendant les manifestations antigouvernementales. On peut y lire :

L’homme courageux est courageux
Le lâche est un lâche
Descendez avec les braves
En bas sur la place

Ahmed Fouad Negm est décédé en décembre 2013 à l’âge de 84 ans. 

3. Tamim al-Barghouti 

Surnommé « le poète de Jérusalem », Tamim al-Barghouti est aussi chroniqueur, politologue et un commentateur culturel largement reconnu dans le monde arabe.

Né en 1977, Barghouti s’est intéressé à la littérature à l’adolescence et, comme Ahmed Fouad Negm, utilise un langage familier dans ses vers. Parmi ses autres influences figurent le poète palestinien Mahmoud Darwish et l’écrivain irakien Saadi Youssef.

L’Égypto-Palestinien est né au Caire en 1977 dans une famille de lettrés. Son père était le poète palestinien Mourid Barghouti et sa mère était la célèbre romancière égyptienne Radwa Ashour.

Mourid faisait partie d’un groupe d’intellectuels palestiniens chassés d’Égypte par le président de l’époque, Anouar el-Sadate, lors des pourparlers de paix avec Israël à la fin des années 1970.

Les deux côtés de son héritage influenceront la poésie et l’écriture du jeune Tamim, lesquelles sont très critiques du gouvernement égyptien et de l’occupation israélienne de la Palestine.

La poésie de Tamim al-Barghouti était populaire pendant la révolution en Égypte (Gary Doak via AP)
La poésie de Tamim al-Barghouti était populaire pendant la révolution en Égypte (Gary Doak via AP)

Dans son poème À Jerusalem, Barghouti évoque l’occupation israélienne de sa patrie, dressant un portrait de ce qu’est la vie des Palestiniens subissant les check-points et le harcèlement des colons. Le poème exprime également le sentiment de dépossession que ressentent les Palestiniens et l’importance de Jérusalem en tant que ville sainte.

Son poème Ya Masr Hanet (« ô Égypte, c’est tout près ») était populaire parmi les manifestants de la place Tahrir pendant la révolution de 2011 et a été déclamé par Tamim al-Barghouti lui-même sur la chaîne Al Jazeera.

Outre son œuvre poétique, il a au cours de sa carrière travaillé comme chroniqueur pour le journal libanais The Daily Star, été fonctionnaire de l’ONU et doctorant à l’Université de Boston.

4. Fadwa Tuqan

La poétesse palestinienne Fadwa Tuqan est surtout connue pour son travail sur les réfugiés palestiniens, en particulier le sentiment de déplacement qui a accompagné l’expulsion de leur patrie et le rêve de rentrer chez eux. 

Née à Naplouse, sa poésie a été largement influencée par la déclaration Balfour, qui a été annoncée en 1917, l’année de sa naissance.

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Dans le cadre de la déclaration, le gouvernement britannique a promis au peuple juif une patrie en Palestine malgré sa population arabe existante.

Fadwa Tuqan a développé son style de poésie pendant l’occupation britannique qui a précédé la création d’Israël.

Pendant les soulèvements anti-britanniques des années 1930, la jeune palestinienne a échangé des lettres avec son frère, le poète et dramaturge Ibrahim Tuqan, basé à Beyrouth.

C’est grâce à cette correspondance que Fadwa a développé son style d’écriture.

Un autre thème important des poèmes de Tuqan était la Nakba (catastrophe), qui a entraîné le déplacement de plus de 700 000 Palestiniens pour faire place à l’État d’Israël en 1948.

Elle s’est distinguée pour avoir souligné les injustices infligées aux Palestiniens tout en célébrant leur esprit de résistance.

Le sort des Palestiniens, qu’a partagé Fadwa Tuqan, a défini sa vision du monde (AFP)
Le sort des Palestiniens, qu’a partagé Fadwa Tuqan, a défini sa vision du monde (AFP)

L’un de ses poèmes les plus célèbres, intitulé Hamza, est écrit du point de vue de quelqu’un qui est affligé par l’occupation israélienne.

Hamza interrompt le narrateur initial du poème, expliquant que les Palestiniens peuvent tout supporter.

« Ma sœur, le cœur palpitant de notre pays ne cesse de battre la chamade,
et il persévère, endurant l’insupportable, gardant les secrets des monticules et des utérus.
Cette terre poussant des pointes de cactus et des palmiers donne également naissance à des combattants de la liberté.
Ainsi notre terre, ma sœur, est notre mère !
(D’après la traduction anglaise de Michael R Burch)

Mais tout en exprimant son refus de s’incliner, Hamza voit sa maison s’effondrer.

Fadwa Tuqan a passé plusieurs années de sa vie à étudier la littérature anglaise à Oxford et à voyager à travers l’Europe, tout en faisant campagne sur les questions féminines.

Elle est décédée à l’âge de 86 ans en décembre 2003. 

5. Muhammad al-Maghut

Alors qu’il était en prison pour son appartenance au Parti social nationaliste syrien qui avait été interdit, Muhammad al-Maghut a rencontré des intellectuels dissidents qui ont inspiré son intérêt pour la poésie.

Bien qu’il n’ait pas reçu d’éducation formelle, l’écrivain syrien a développé un talent pour les vers et a été le pionnier du concept de poésie en vers libres en langue arabe.

La plupart des poèmes jusqu’à l’ère de Maghut étaient écrits dans les strictes contraintes du style classique.

Le poète syrien Muhammad al-Maghut était réputé pour son travail qui abordait divers sujets (Wikimedia Commons)
Le poète syrien Muhammad al-Maghut était réputé pour son travail qui abordait divers sujets (Wikimedia Commons)

Comme d’autres de cette liste, Maghut se montrait cinglant vis-à-vis des conditions matérielles des Arabes ordinaires.

Parmi les thèmes qu’il a explorés dans ses écrits figuraient l’injustice, le déclin éthique parmi les dirigeants et les gouvernements autoritaires. 

Dans l’un de ses poèmes, il évoque l’état du monde arabe, la censure dans les médias et la corruption.

L’avenir de l’Irak est sombre
L’avenir de la Palestine est sombre
L’avenir de la liberté est sombre
L’avenir de l’unité est sombre
L’avenir de la libération est sombre
L’avenir de l’économie est sombre
L’avenir de la culture est sombre
L’avenir de l’amour est sombre
L’avenir du climat est sombre
En plus de cela :
Il y a un blackout médiatique
un blackout politique
un blackout militaire
un blackout économique
un blackout culturel
un blackout sectaire
En plus de cela, une coupure d’électricité toutes les demi-heures,
pourtant, malgré tout, ils ne parlent que de transparence ces jours-ci.

(D’après la traduction anglaise de Jadaliyya

Outre son œuvre poétique, pour laquelle il a remporté de nombreux prix au fil des ans, il a également travaillé sur des films, des pièces de théâtre et des livres. Maghut est décédé en avril 2006, à l’âge de 72 ans. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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