La mystérieuse histoire des tapis mamelouks qui subjuguaient le bassin méditerranéen
Les tapis persans sont réputés dans le monde entier pour leur qualité et leurs motifs complexes. Cependant, ils ne sont pas les seuls tapis anciens du Moyen-Orient à être devenus célèbres pour leurs qualités exceptionnelles. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, de nombreux tapis d’une beauté inégalée et aux motifs variés commencèrent à apparaître dans des villes importantes du bassin méditerranéen.
Ces tapis présentaient des couleurs vives et une exécution quasi parfaite. Ils se démarquaient par le filage de leur laine, réalisé en forme de S plutôt qu’en forme de Z, comme il était de coutume à l’époque.
Ces tapis se multiplièrent rapidement de Grenade – siège du sultanat nasride au crépuscule d’Al-Andalus – à Jérusalem, en passant par Florence et le Vatican.
Pendant des siècles, le débat faisait rage autour de l’origine de ces tapis, nettement différents des motifs persans ou turco-ottomans déjà connus. Ce n’est qu’il y a quelques années que les chercheurs sont parvenus à remonter jusqu’au Caire, sous le règne du sultan mamelouk et grand mécène Qait Bay (1468-1496).
« Au début des études sur les tapis à la fin du XIXe siècle, [ceux-ci] étaient tous désignés comme persans. Ce n’est que plus tard que l’on a pu établir la distinction entre les tapis persans, turcs et d’autres provenances », explique Alberto Boralevi, un célèbre marchand de tapis anciens issu d’une entreprise familiale active à Venise et Florence depuis un siècle.
« Pour les [tapis] mamelouks, le lien avec l’Égypte et Le Caire a été plus difficile à établir », constate-t-il.
« Les chercheurs ont remarqué que les documents d’archives occidentaux qualifiaient souvent plusieurs tapis orientaux de “cairotes” : Kairene en allemand, cairino en italien, cagiarino en vénitien. Mais personne n’était en mesure de trouver [desquels] il s’agissait. »
La clé demeurait cachée dans la forme en S utilisée pour filer la laine, souligne Alberto Boralevi. « Cette particularité, que l’on retrouve également dans d’autres tissages égyptiens, comme par exemple les tapisseries coptes, a poussé les gens à penser que ce groupe venait d’Égypte », précise-t-il. « [Et] ce n’est qu’en 1983, lorsque j’ai trouvé au Palazzo Pitti de Florence un grand tapis mamelouk décrit depuis 1570 dans les archives des Médicis comme un cairino, qu’il a été possible d’associer ce terme à un exemple précis. »
Des liens commerciaux avec les élites
Bien que l’on soit parvenu à remonter jusqu’au Caire, de nombreuses questions subsistent sur ces tapis mamelouks, notamment sur le lieu et le mode de fabrication exacts.
Selon certaines versions, le sultan aspirait à développer en Égypte une industrie de pointe suscitant l’admiration du monde entier – et y parvint brièvement. D’autres suggèrent que cette industrie fut également inspirée par les goûts et les ambitions des élites du bassin méditerranéen.
« Il existait des liens entre les élites qui achetaient des produits de luxe et l’industrie qui les produisait. [Le sultan] Qait Bay en était lui-même conscient et ceux qui constituaient sa nouvelle industrie du tapis visaient ce type de marché », explique à Middle East Eye Rosamond Mack, auteure du livre Bazaar to Piazza: Islamic Trade and Italian Art, 1300-1600.
« Il s’agissait certainement d’un projet très élaboré et ambitieux visant à toucher ce marché. »
Malgré les progrès réalisés dans l’étude de ces tapis mamelouks, leur apparition et leur production au Caire demeurent en grande partie un mystère. L’une des plus grandes énigmes concerne l’absence de tradition claire connue avant l’émergence de cette industrie en Égypte – ainsi, à notre connaissance, ces pièces exceptionnelles sortaient quasiment de nulle part.
« Le Caire produisait des textiles et des tapis depuis longtemps, mais cette qualité y était tout à fait nouvelle et étonnante », relève Rosamond Mack.
Selon les chercheurs, la technique et les motifs des tapis semblent indiquer que Qait Bay s’appuya probablement sur l’aide d’artisans turkmènes qualifiés arrivés en Égypte lors d’une vague migratoire en provenance du nord-ouest de l’Iran et d’Asie centrale à l’époque de son règne.
Sur la base de documents issus des archives du Vatican qui font état de tapis commandés par le pape Innocent VIII, Rosamond Mack pense qu’en 1489, il devait exister au Caire une industrie suffisamment stable et puissante pour prendre en charge ces gigantesques expéditions.
« Il y aurait eu [une industrie] bien établie. Ce qu’ils produisaient était très raffiné, un produit assez parfait », souligne-t-elle.
« Il y aurait eu une industrie bien établie. Ce qu’ils produisaient était très raffiné, un produit assez parfait »
– Rosamond Mack, auteure
Cependant, on ne sait toujours pas vraiment où ces tapis étaient tissés. Certains chercheurs avancent l’hypothèse que toutes ces pièces ne furent peut-être pas fabriquées en Égypte, bien qu’aucune preuve solide ne vienne étayer cette théorie.
« Je pense que [le tapis du Generalife et le tapis Bardini-Pisa] sont des produits de cour compte tenu de leurs motifs très raffinés, qui les rapprochent peut-être des décorations de la mosquée de Qait Bay au Caire », estime Alberto Boralevi. « Cependant, d’autres ateliers pouvaient également exister, peut-être pour produire les tapis destinés à l’exportation. Mais je ne dispose d’aucun élément pour les localiser. »
En revanche, le point le plus consensuel concerne la disparition de cette industrie, survenue après la conquête ottomane de l’Égypte en 1517 et la chute consécutive des mamelouks. Les autorités ottomanes emmenèrent alors les meilleurs tisserands du Caire à Constantinople et Damas pour qu’ils contribuent à y développer la production de tapis. Et même si de nombreux autres restèrent dans la capitale égyptienne, leurs produits ne furent plus jamais les mêmes.
Les derniers tapis mamelouks
Selon Alberto Boralevi, les connaissances relatives aux tapis anciens reposent principalement sur trois éléments : l’analyse directe des motifs, des couleurs et des structures textiles des pièces conservées, la comparaison avec des exemplaires représentés dans des peintures anciennes, ainsi que la recherche dans les archives.
« Je suppose qu’il subsiste aujourd’hui entre 100 et 150 pièces, fragments compris », indique-t-il sur la base de ses propres estimations. « Elles ne représentent probablement qu’un très faible pourcentage des pièces produites et exportées en Europe à la fin du XVe siècle et au XVIe siècle. »
L’une des pièces les plus splendides ayant survécu jusqu’à ce jour, bien que fragmentée, est le tapis du Generalife, un palais du sultan nasride de Grenade (Espagne) qui accueillait de somptueuses cérémonies officielles.
Cette pièce exceptionnelle, l’une des plus grandes conservées, aurait été produite à l’époque de Qait Bay peu de temps avant l’effondrement en 1492 de ce qui était le dernier sultanat d’Al-Andalus, la région de la péninsule Ibérique sous domination musulmane.
Dans une description détaillée de la pièce, Purificación Marinetto, responsable du département de conservation du Patronato de la Alhambra y Generalife à Grenade, affirme que le tapis devait mesurer à l’origine un peu plus de trois mètres de large pour près de douze mètres de long. Les proportions de la pièce invitent également à penser qu’elle fut commandée directement dans des ateliers mamelouks ou même qu’elle fut peut-être un cadeau échangé entre souverains.
« Sa typologie décorative reprend la tradition des tapis mamelouks, explique-t-elle à MEE. Je soulignerais son existence en tant qu’objet de luxe mamelouk dans la Grenade nasride, d’une taille remarquable et peut-être fabriqué spécifiquement pour le lieu. »
« [Ces tapis mamelouks] sont des objets de luxe qui [étaient] utilisés comme cadeaux protocolaires, et dans le cas de la Grenade nasride, il s’agissait d’échanges diplomatiques importants. »
Le tapis Bardini-Pisa-Cini, dont la première apparition connue est une photo datant de la fin du XIXe siècle sur laquelle il apparaît accroché dans le hall principal d’une galerie à Florence, est un autre exemplaire splendide de tapis mamelouk encore conservé.
Alberto Boralevi, qui a étudié le tapis, affirme qu’il fut produit dans le quatrième quart du XVe siècle, sous le règne de Qait Bay. En outre, à en juger par son tissage en une seule pièce, il fut vraisemblablement produit dans un atelier bien équipé. Selon le marchand de tapis anciens, il fut probablement commandé par une famille riche ou offert en tant que cadeau diplomatique.
Ce tapis truffé d’ornements géométriques islamiques comporte trois grands médaillons dans sa partie centrale. Le plus grand, en plein milieu, est une grande étoile à huit branches qui rappelle le plafond de la mosquée et du mausolée de Qait Bay au Caire.
Les tapis mamelouks du pape Innocent VIII (1484-1492) sont d’autres pièces dont nous ne connaissons l’existence que grâce à des recherches dans les archives. Deux documents issus des archives du Vatican, longtemps ignorés, ont permis à Rosamond Mack de découvrir qu’en 1489, le pape fit l’acquisition de sept tapis « de grande dimension » qui avaient été produits et expédiés depuis Le Caire.
Les documents ne mentionnent pas où ces tapis – dont cinq sont décrits dans un inventaire de 1518 comme « de gigantesques tapis de sol damascènes » – furent placés. Néanmoins, compte tenu de leurs dimensions, Rosamond Mack identifie seulement trois possibilités : deux dans l’ancien palais apostolique, entre la chapelle Sixtine et le palais papal, et une autre dans une pièce de l’aile est de la résidence papale, où le trône reposait souvent.
« L’enregistrement de l’acquisition par le pape Innocent VIII est fait d’une manière très inhabituelle qui prouve son intervention personnelle », explique l’auteure. « Je pense qu’il effectuait ces acquisitions en toute connaissance de cause et qu’il voulait s’assurer que les registres les identifient comme des acquisitions personnelles et non comme des cadeaux. »
Une recherche de preuves à travers l’art
Dans le monde des arts, l’une des plus anciennes reproductions d’un tapis mamelouk est représentée dans la toile de Pâris Bordone intitulée La Remise de l’anneau de saint Marc au doge Bartolomeo Gradenigo, qui faisait partie de la décoration d’une salle de la Scuola Grande di San Marco, bâtiment emblématique de Venise.
Le tableau, achevé en 1534 et aujourd’hui exposé dans les Galeries de l’Académie de Venise, montre la dernière partie d’un événement miraculeux qui se produisit en 1341 : un vieux pêcheur remet au doge – le chef d’État dans plusieurs républiques italiennes à l’époque du Moyen-Âge et de la Renaissance – l’anneau que lui a confié saint Marc, qui lui est apparu pendant une tempête en mer.
La scène se déroule dans une loggia monumentale qui rappelle le palais des Doges de Venise. Dans la partie centrale de la toile, aux pieds du doge, reposent deux tapis : l’un est de style ottoman, tandis que l’autre est mamelouk, soutient Rosamond Mack.
Par ailleurs, ces tapis furent aussi très probablement connus à l’extrémité orientale du bassin méditerranéen, en Palestine, en particulier dans la majestueuse madrasa al-Ashrafiyya de Jérusalem, dans la partie ouest du Haram al-Charif (esplanade des Mosquées).
La madrasa fut initialement commandée par un prédécesseur de Qait Bay. Mais lorsque ce dernier visita le site en 1475 après son arrivée au pouvoir, il fit part de son insatisfaction et ordonna sa reconstruction. Cette nouvelle madrasa, construite dans le style cairote, fut décrite par le juge et historien palestinien Mujir al-Din comme le troisième joyau du Haram al-Charif, après le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa.
Rosamond Mack souligne que dans sa description détaillée du site, Mujir al-Din ne manqua pas de mentionner les tapis, décrivant leur « beauté inégalée, dont on ne trouve pas d’équivalent ailleurs ». Compte tenu de cette référence, il est selon elle très probable que ces tapis aient également été produits au Caire.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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