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Sistani et Khamenei se disputent le contrôle des Hachd al-Chaabi après la mort de Mouhandis

Le grand ayatollah d’Irak Ali al-Sistani et le guide suprême iranien Ali Khamenei rivalisent pour combler la vacance du pouvoir engendrée par l’assassinat du commandant de la milice irakienne des Hachd al-Chaabi, Abou Mahdi al-Mouhandis
Faleh al-Fayyadh, chef de l’organisme qui supervise les Hachd al-Chaabi, s’exprime à l’occasion de la commémoration de l’assassinat du commandant de la force al-Qods, le général iranien Qassem Soleimani, et du commandant de la milice irakienne, Abou Mahdi al-Mouhandis, le 11 février (Reuters)
Par Suadad al-Salhy à BAGDAD, Irak

Récemment privé de son chef, le groupe paramilitaire irakien des Hachd al-Chaabi est éprouvé par une querelle de pouvoir entre les factions rendant des comptes à deux autorités religieuses chiites différentes : le grand ayatollah d’Irak Ali al-Sistani et le guide suprême iranien Ali Khamenei.

Longtemps éclipsée par l’influence de Khamenei depuis la ville sainte iranienne de Qom, l’autorité religieuse dirigée par Sistani et basée dans la ville irakienne de Nadjaf utilise la vacance du pouvoir pour affirmer sa propre influence et s’emparer des leviers du pouvoir de la puissante organisation-cadre paramilitaire.

Cette lutte de pouvoir a commencé il y a sept semaines, avec l’assassinat du dirigeant des Hachd al-Chaabi, Abou Mahdi al-Mouhandis, et du général iranien Qasem Soleimani dans une frappe de drone américaine à Bagdad.

Peu après, les factions pro-Iran au sein du groupe paramilitaire ont nommé un de leurs responsables en tant que chef d’état-major et directeur des opérations de l’Autorité de mobilisation populaire (AMP), l’organisme qui supervise les Hachd al-Chaabi, pour remplacer Mouhandis, allié de l’Iran.

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Cette initiative n’est pas une surprise. Cependant, des factions associées à Nadjaf ont menacé de se retirer de l’AMP si le gouvernement ne s’efforçait pas de restreindre l’influence iranienne au sein de l’organisme, ont déclaré plusieurs commandants chiites à Middle East Eye.

Sistani lui-même avait encouragé la formation des Hachd al-Shaabi, en énonçant en 2014 une fatwa appelant les Irakiens à se mobiliser et à se porter volontaires pour combattre le groupe État islamique, qui, à cette époque, avait pris le contrôle de près d’un tiers de l’Irak.

Cela avait suscité la mobilisation de dizaines de groupes armés, qui ont formé une coalition aux côtés de factions plus anciennes afin de créer l’organisation-cadre des Hachd al-Chaabi, une entité gouvernementale protégée par la loi.

Les factions soutenues par les Iraniens, telles que l’Organisation Badr, Asaïb Ahl al-Haq et les Kataeb Hezbollah, sont les groupes les plus puissants au sein de l’AMP. Cependant, la véritable légitimité des Hachd al-Chaabi réside dans la fatwa de Sistani.

Des analystes ont suggéré que si les forces liées à Sistani se retiraient, les groupes restants soutenus par l’Iran perdraient leur capacité à rejeter les critiques locales et internationales et les accusations de violations des droits de l’homme et de corruption à grande échelle.

« Nadjaf cherche à limiter la pénétration des bras de Qom au sein des institutions du gouvernement irakien, une tentative visant à tenir l’Irak à distance des conflits régionaux et internationaux. C’est donc un élément de la querelle actuelle entre Qom et Nadjaf », a déclaré l’analyste irakien Abdulwahid Tuama à MEE.

« [Sistani] considère le vide laissé après l’assassinat de Soleimani et Mouhandis comme l’occasion rêvée de reprendre le contrôle d’une institution militaire importante et de l’arracher des mains des dirigeants qui croient au Velayat-e faqih [direction religieuse de Khamenei], pour le rendre à l’autorité irakienne dans le processus. »

Le moment de changer les choses

Mouhandis était considéré comme le porte-parole de l’Iran en Irak et s’était vu accorder des pouvoirs particulièrement importants par Khamenei et Soleimani pour prendre d’importantes décisions à la fois sur le plan militaire et religieux.

Outre la fondation de nombreuses factions pro-Iran au sein des Hachd al-Chaabi, il fut également le vice-président de l’AMP jusqu’en septembre 2019. 

Mouhandis s’est servi des ressources financières et humaines de l’autorité pour resserrer son contrôle sur les factions et les subordonner à son influence. Bien qu’une décision gouvernementale ait aboli son poste et l’ait privé de tout pouvoir financier et administratif officiel il y a cinq mois, il a gardé le contrôle de la plupart des forces et directions de l’AMP jusqu’à sa mort.

Des membres du groupe paramilitaire des Hachd al-Chaabi participent à la cérémonie de fin d’entraînement dans un camp militaire à Kerbala (Reuters)
Des membres du groupe paramilitaire des Hachd al-Chaabi participent à la cérémonie de fin d’entraînement dans un camp militaire à Kerbala (Reuters)

Reprendre le contrôle de l’AMP et de ses forces, en particulier celles loyales à l’Iran, était l’un des plus gros défis auxquels ont été confrontés les gouvernements des anciens Premiers ministres irakiens Haider al-Abadi et Adel Abdel-Mehdi au cours des six dernières années.

Des tentatives de réformes visant à ramener les Hachd al-Chaabi sous le contrôle du gouvernement central ont été systématiquement bloquées par Mouhandis et Soleimani.

L’assassinat simultané du duo – et l’incapacité des Iraniens à les remplacer par des personnalités possédant les mêmes compétences en matière de leadership – a relâché l’emprise de l’Iran sur l’AMP et a permis à des dirigeants loyaux à Nadjaf de tenter de combler le vide, ont expliqué à MEE des commandants des Hachd al-Chaabi.

Craignant qu’une « querelle entre chiites n’éclate », Nadjaf était resté étonnamment silencieux à propos de la domination de l’Iran sur l’organisme, ont noté les commandants. Mais plus maintenant.

Une délégation dirigée par le célèbre représentant de Sistani, Sayyad Ahmed al-Safi, et les dirigeants des quatre plus grandes factions armées loyales à Nadjaf – la division Abu al-Fadhl al-Abbas, la division Imam Ali, la brigade Inssar al-Marjiyaa et la brigade Ali al-Akbar – ont rencontré le chef de l’AMP, Faleh al-Fayyadh, pour lui faire part de leurs exigences.

Selon deux commandants qui ont assisté à la rencontre avec Fayyadh, parmi celles-ci figure une liste des postes haut placés que la délégation souhaitait voir occupés par des dirigeants soutenus par Nadjaf.

Cette liste incluait le secrétaire de la commission, le second poste le plus important au niveau financier et administratif ; le vice-chef d’État-major des opérations, la personne chargée de la gestion des opérations ; le responsable des forces de réserve, qui supervise les combattants liés aux lieux saints et l’orientation religieuse ; et la direction des opérations dans les régions du Moyen-Euphrate, de Ramadi et Mossoul.

« Nous tentons de ramener les choses à la normale », a déclaré à MEE l’une des personnes ayant assisté à la réunion. Comme la majorité des sources consultées, cette personne ne s’est exprimée que sous couvert d’anonymat.

Selon lui, l’AMP doit avant tout être pro-Irak et les Hachd al-Chaabi « devraient être soumises exclusivement à une direction irakienne, loin de la corruption, des profits économiques et des programmes régionaux ».

« Nous pensons que le moment est venu. Nous pouvons désormais le faire et nous allons le faire », a-t-il déclaré.

Le « vide » laissé par Soleimani

En tant que chef de la force al-Qods, Soleimani était responsable des opérations iraniennes sur le terrain au Moyen-Orient. Cependant, étant donné qu’il se reposait sur ses compétences personnelles et ses relations avec les dirigeants des factions, il est difficile de lui trouver un remplaçant.

Pour combler le vide laissé par Soleimani, le corps d’élite iranien des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) a transmis les dossiers sur lesquels il travaillait « jusqu’à ce que la décision finale concernant la nomination de la personne en charge de chaque dossier soit prise par Khamenei », a indiqué à MEE un important commandant chiite irakien proche du CGRI.

Selon ces nouvelles instructions, le dossier syrien a été remis au bureau du président iranien Hassan Rohani, le dossier libanais a été transmis à Hassan Nasrallah, dirigeant du Hezbollah libanais, tandis que l’Irak, « qui n’a pas actuellement de dirigeant local », a été divisé en deux.

« Les Iraniens ont informé plusieurs dirigeants de factions qu’ils ne donneraient plus d’argent ou ne payeraient plus d’armes à certaines factions »

- Un commandant chiite irakien

Le dossier politique de l’Irak a été remis à l’ambassadeur iranien à Bagdad, Hassan Danaei Far, tandis que le dossier militaire a été transmis à Hamid Abdallahi, commandant de l’unité des opérations spéciales de la force al-Qods et ancien assistant de Soleimani en Irak.

Les initiatives des fidèles de Sistani n’ont pas été bien accueillies à Téhéran.

« Les Iraniens ont informé plusieurs dirigeants de factions qu’ils ne donneraient plus d’argent ou ne payeraient plus d’armes à certaines factions », a déclaré un commandant à MEE.

Il a ajouté qu’on leur avait demandé de rester à l’écart de toute confrontation physique avec les ressources américaines en Irak et de continuer plutôt à faire pression politiquement lorsque cela serait possible.

« Malheureusement, on observe le pire état de fragmentation et de chaos que les factions aient connu depuis leur établissement », a-t-il ajouté. 

« Certaines commencent à voir apparaître des divisions internes. »

Deux commandants de factions soutenues par l’Iran ont confirmé à MEE que ces nouvelles instructions avaient bien été émises.

La fin des Hachd al-Chaabi ?

Tentant de combler le fossé laissé par la mort de Mouhandis, les dirigeants des Hachd al-Chaabi soutenus par l’Iran ont formé une commission, composée de sept membres, chargée de prendre les décisions urgentes.

Cette commission s’est chargée de réévaluer les priorités de l’AMP, de redéployer les forces et de morceler les directions qui étaient personnellement gérées par Mouhandis, ont déclaré deux membres de cette commission à MEE.

La plus importante des tâches, selon eux, était de décider qui succèdera à Mouhandis, sera le chef d’état-major des Hachd al-Chaabi et maintiendra le contrôle iranien sur l’AMP.

Les sept membres de la commission sont Abou Fadak, secrétaire général des Kataeb Hezbollah, Abu Ali al-Basri, chef des opérations de l’AMP et l’un des dirigeants de l’Organisation Badr, Abu Jaafar al-Assadi, dirigeant des brigades Jund al-Imam, Abu Alaa al-Walai, dirigeant des brigades Sayyid al-Shuhada, Laith Khazali, représentant d’Asaïb Ahl al-Haq, Abu Iman al-Bahli, chef des renseignements de l’AMP, et enfin Abu Muntazir al-Husayni, conseiller à la sécurité auprès du Premier ministre irakien.

Le fait que la commission ait organisé des réunions intensives en Irak et à l’étranger au cours des sept dernières semaines a contribué à restreindre la rivalité entre Abou Fadak et Basri, ont indiqué à MEE un certain nombre de commandants.

La commission a en outre abouti au choix d’Abou Fadak en tant qu’héritier de Mouhandis, selon les commandants.

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Le véritable nom d’Abou Fadak – surnommé « oncle » – n’est pas connu. Il jouit d’une certaine renommée depuis qu’il a rejoint le noyau fondateur des combattants des Kataeb Hezbollah en 1997, lesquels ont mené des opérations contre le gouvernement de Saddam Hussein depuis les marais du sud de l’Irak.

Abou Fadak était proche de Mouhandis et il est connu pour ses exploits militaires, son assurance et ses affiliations tribales. Il est également adepte du Velayat-e faqih et « n’intervient pas sans fatwa [de Khamenei] », a déclaré un membre de la commission.

Selon un commandant d’Asaïb Ahl al-Haq, les dirigeants des factions armées ont été prompts à s’unir autour d’Abou Fadak parce qu’ils craignaient que le « chaos » faisant suite au décès de Mouhandis puisse signifier la « désintégration et la fin des Hachd al-Chaabi ».

« Abou Fadak est fort, c’est un véritable leader avec des positions honorables et de bonnes relations avec tous », a-t-il déclaré.

« Nous l’avons tous choisi et Khamenei a validé notre choix. »

Malgré l’optimisme concernant la désignation d’Abou Fadak, l’avenir est toujours incertain pour les factions pro-Iran.

La menace des factions soutenues par Nadjaf de se retirer des Hachd al-Chaabi et de devenir une force régulière sous l’égide du ministère irakien de la Défense ou de former un organisme indépendant chargé de protéger les lieux saints a ouvert la porte à la défection de combattants au sein des groupes alignés avec les Iraniens.

De nombreux fidèles de Sistani se sont engagés dans des factions soutenues par l’Iran parce que celles-ci leur promettaient une meilleure organisation et une rémunération plus importante, ce que les factions alignées sur Nadjaf récemment régularisées pourraient leur offrir également.

Cela priverait les factions soutenues par les Iraniens de leurs principales forces dans un contexte d’appels constants à la démobilisation de leurs combattants et à la dissolution de l’AMP après la défaite de l’EI, ont déclaré des commandants à MEE.

« Le retrait des factions pro-Sistani embarrasserait tout le monde et acculerait tout le monde, y compris le gouvernement irakien », a déclaré un responsable de la sécurité nationale au fait des rencontres avec Fayyadh.

« Les forces restantes seront les factions associées à Khamenei, qui n’ont aucune couverture juridique ou religieuse légitimant leurs activités en Irak ou garantissant leur financement de la part du gouvernement irakien », a-t-il ajouté.

« Si Sistani dénonce lui-même l’AMP, sa raison d’être n’est plus, elle doit être abolie et les forces qui lui sont associées démobilisés. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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