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Qu’a gagné l’Autorité palestinienne à reprendre la coordination en matière de sécurité avec Israël ?

Après six mois d’interruption, la décision de l’AP est dénoncée par plusieurs partis et activistes palestiniens, qui y voient une manière d’assurer sa survie au détriment de la cause nationale et le prélude à une répression accrue de la dissidence
Les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne contraignent un véhicule à s’arrêter à un poste de contrôle à Naplouse (Cisjordanie occupée), le 2 juillet 2020, après l’imposition d’un nouveau confinement à cause du COVID-19 (AFP)
Par Shatha Hammad à RAMALLAH, Cisjordanie occupée

La décision de l’Autorité palestinienne (AP) de reprendre la coordination en matière de sécurité avec Israël après six mois de suspension pourrait préfigurer des changements fondamentaux dans la relation entre les deux camps : l’AP devrait faire plus de concessions au bénéfice d’Israël, selon des analystes. 

La reprise des relations survient à un moment où la région connaît un changement géopolitique, dû en grande partie aux récents accords de normalisation entre Israël et un certain nombre de pays arabes. 

L’AP avait annoncé la suspension de la politique de coordination en mai, en réaction au projet israélien d’annexion de terres en Cisjordanie. Elle disait avoir gelé tout contact avec Israël en matière d’affaires civiles et de sécurité, et retiré les forces de sécurité palestiniennes des banlieues de Jérusalem occupée et de la zone C en Cisjordanie occupée.

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Le 17 novembre, l’AP a néanmoins repris la coordination en matière de sécurité avec Israël, sans préciser si cela se faisait en échange de contreparties. Dans un tweet, le directeur de l’Autorité générale des affaires civiles de l’AP, Hussein al-Sheikh, a qualifié l’initiative de « victoire », suscitant les moqueries de nombreux Palestiniens.

Alors que la coordination avait officiellement été suspendue pour servir de moyen de pression vis-à-vis d’Israël, quels bénéfices y a-t-il pour l’Autorité palestinienne à reprendre cette pratique sans avoir rempli le moindre objectif politique ? Comment l’AP est-elle revenue à la normalisation avec Israël, alors qu’elle rejetait il y a peu encore les accords signés par des pays arabes ? L’AP aurait-elle pu perdurer avec la suspension des contacts bilatéraux avec Israël ou est-elle inextricablement liée à la puissance occupante ?

Abd al-Sattar Qassem, professeur et analyste qui vit à Naplouse, pense que les Palestiniens savaient que cette suspension de la coordination en matière de sécurité serait temporaire. 

« Nous savons que l’AP est un agent de l’occupation et ne peut abandonner ce rôle car elle perdrait ses privilèges », déclare-t-il à Middle East Eye

« Nous sommes parfaitement conscients du fait que la coordination en matière de sécurité ne peut cesser totalement car elle justifie l’existence [de l’AP] », ajoute-t-il. « Les dirigeants de l’AP ont des privilèges, des intérêts et des richesses, et par conséquent, ils ne vont pas compromettre leurs intérêts personnels dans l’intérêt du peuple. »

L’analyste estime que l’annonce de l’AP pourrait entraîner plus de concessions envers Israël, qui serviraient ses plans d’accaparement de terres et d’expansion des colonies. « Israël va renforcer sa procédure consistant à mettre les Palestiniens devant un fait accompli après avoir réussi à prendre le contrôle d’une terre », prévoit-il.

Un retour aux négociations israélo-palestiniennes ?

L’un des indicateurs immédiats d’une concession majeure et imminente de l’AP concerne le dossier des 4 500 prisonniers politiques palestiniens actuellement dans les prisons israéliennes.

Dans une interview avec le New York Times, Qadri Abu Bakr, membre de la Commission des affaires des prisonniers de l’AP, a annoncé qu’une proposition avait été faite pour changer la politique de l’AP sur les versements aux prisonniers politiques. Il a déclaré que l’allocation des prisonniers serait adaptée selon les besoins de leur famille et leur condition sociale.

« Nous savons que l’AP est un agent de l’occupation et ne peut abandonner ce rôle car elle perdrait ses privilèges »

Abd al-Sattar Qassem, analyste

La question des versements de l’AP aux familles des détenus a longtemps été un sujet des négociations israélo-palestiniennes. À partir de 2018, l’administration Trump a serré financièrement la vis à l’AP en raison des pressions exercées par Israël et ses lobbyistes au Congrès, réduisant l’aide monétaire de plusieurs millions de dollars qu’elle lui versait, et ce notamment en raison des paiements effectués aux prisonniers politiques. 

Israël a également introduit ses propres sanctions financières, notamment via un nouvel ordre militaire en Cisjordanie occupée sanctionnant les banques qui procèdent au paiement aux prisonniers et à leurs familles, et faisant encourir à tout individu impliqué directement ou indirectement dans ces transactions (y compris les employés de banque) une peine de sept ans de prison et/ou une lourde amende. 

Alors que des avancées en matière de réconciliation entre l’AP dirigée par le Fatah et le Hamas dans la bande de Gaza avaient été observées récemment, notamment à travers des réunions à Beyrouth et Istanbul, la reprise de la coordination en matière de sécurité a été considérée comme un coup porté aux efforts intrapalestiniens.

Plusieurs factions palestiniennes ont exprimé leur rejet de l’initiative de l’AP. Le Hamas l’a qualifiée de « coup de poignard » aux efforts de réconciliation et exigé que l’AP revienne sur sa décision. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a estimé pour sa part qu’elle « mépris[ait] » la gravité des projets de colonisation israéliens contre le peuple palestinien.

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Certains se sont demandé si le retour à la coordination en matière de sécurité était un prélude à la reprise des négociations avec Israël aux dépens de la réconciliation interne entre factions palestiniennes.

Selon l’analyste politique Jihad Harb, le revirement de la politique de l’Autorité palestinienne ne signifie pas nécessairement un retour immédiat aux négociations officielles entre l’AP et Israël, mais pourrait indiquer qu’un processus politique est en projet. 

Selon lui, l’AP s’attend à une nouvelle politique américaine sous l’administration Biden, qui a déclaré vouloir une approche différente du conflit israélo-palestinien et un retrait de l’« accord du siècle » du président Donald Trump. 

« Ces déclarations sont un encouragement à un retour à la voie politique », estime Harb. 

L’économie, le nerf de la guerre

Malgré le rejet par l’AP des accords de normalisation entre Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan, et le retrait de ses ambassadeurs de ces trois pays, son retour à la coordination en matière de sécurité constitue une approbation tacite, selon des analystes.  

« L’Autorité palestinienne ne veut pas affronter les pays arabes. Lorsque l’AP lance des initiatives politiques ou a besoin d’un soutien financier, elle se tourne vers eux », poursuit Harb. 

Jaafar Saqada, économiste vivant à Ramallah, explique que l’économie palestinienne est confrontée à de sérieux défis en raison de la retenue par Israël des recettes fiscales de l’AP, ce qui aurait motivé la décision de cette dernière de reprendre la coordination en matière de sécurité.

Dans un tweet publié le 19 novembre, le directeur de l’Autorité générale des affaires civiles de l’AP Hussein al-Sheikh affirmait que le « virement de l’ensemble des cotisations financières dues à l’AP » avait été convenu.

Selon Saqada, l’économie palestinienne a touché le fond en 2020 et l’AP était près de déclarer son incapacité à remplir ses obligations envers ses fonctionnaires ainsi que ses fournisseurs de biens et services.

« L’Autorité palestinienne ne veut pas affronter les pays arabes. Lorsque l’AP lance des initiatives politiques ou a besoin d’un soutien financier, elle se tourne vers eux »

- Jihad Harb, analyste

Israël a saisi les recettes fiscales de l’AP au début de l’épidémie de COVID-19 en Cisjordanie et l’imposition de l’état d’urgence par l’AP, ce qui a conduit à un déclin majeur de la collecte des recettes locales et à d’autres répercussions directes sur divers secteurs de l’économie.

Selon Saqada, l’économie palestinienne se contracterait de 7 à 14 % si la crise devait continuer à empirer au niveau local. 

« Recouvrer les recettes fiscales signifie qu’un milliard de dollars environ sera injecté dans l’économie palestinienne en une fois, ce qui va aboutir à une reprise massive et rapide et reflètera le déclin abrupt de l’économie en Palestine », déclare-t-il.

Depuis sa création en 1993, l’AP a tenté de construire une économie rentière reposant principalement sur les recettes fiscales collectées par Israël puis restituées à l’AP, qui constituent 60 % de l’ensemble de ses recettes. 

Les conditions imposées à l’économie palestinienne et sa dépendance à l’égard d’Israël sont entérinées dans le protocole de Paris signé en 1994 par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Israël. 

« La perte des recettes fiscales par l’AP, ses plus importantes ressources financières, signifie l’entrée dans une crise majeure et un déficit partiel pour la période en ce qui concerne ses obligations, ou un déficit total, ce qui se serait produit au cours des deux prochains mois si la crise fiscale n’avait pas été résolue », indique Saqada. 

« Les recettes fiscales ont gagné en importance depuis le début de l’année 2020, avec la suspension des aides internationales et américaines et le déclin de l’aide des pays arabes », ajoute-t-il. 

« Aujourd’hui, il est devenu impossible pour l’AP de se passer des recettes fiscales. » 

La crainte d’une répression accrue de l’opposition

Sur le terrain, les activistes disent s’attendre à ce que le retour à la coordination en matière de sécurité se traduise par un effort accru des forces de sécurité de l’AP pour réprimer la dissidence et l’expression de l’opposition politique. Ils pensent que l’AP procèdera à des arrestations généralisées et surveillera et contrôlera de plus près les discours sur internet. 

Le 19 novembre, les forces de l’Autorité palestinienne ont perquisitionné en grand nombre la maison du célèbre et influent activiste palestinien Nizar Banat dans la ville de Dura, à Hébron. Son arrestation est survenue quelques heures après sa publication d’une vidéo sur sa page Facebook exprimant son rejet de l’initiative de l’AP et se moquant des commentaires de Sheikh sur le retour à la coordination. 

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« La coordination en matière de sécurité signifie échanger des informations, et cela ne peut être stoppé à moins de dissoudre l’ensemble des agences de sécurité [de l’AP] », affirmait Banat dans sa vidéo.

Suhaib Zahda, activiste palestinien proche de Banat, rapporte à MEE que les forces de sécurité de l’AP ont refusé de révéler où se trouvait Banat pendant 48 heures, avant de le transférer finalement dans un centre de détention dans la ville de Jéricho. 

« Nous avons contacté des sources au sein des forces de sécurité et pu confirmer que l’arrestation de Nizar était survenue en réaction à une plainte déposée par Hussein al-Sheikh contre lui », indique Zahda. 

Lawyers for Justice, un centre d’aide juridique basé à Ramallah qui suit l’affaire de Banat, a annoncé dans un communiqué que le parquet d’Hébron avait procédé à l’arrestation pour « diffamation de l’autorité » en vertu de la loi controversée sur les crimes électroniques.

Selon Zahda, ce sont là des indicateurs d’un climat politique annonçant une campagne d’arrestation visant à faire taire les activistes politiques afin de bloquer toute critique de l’AP, en particulier sur la question de la coordination en matière de sécurité.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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