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Affaiblie par Israël et l’Autorité palestinienne, la résistance en Cisjordanie peine à se mobiliser contre l’annexion

Israël et l’AP se sont employées à faire taire toute voix dissidente en Cisjordanie, laissant les Palestiniens divisés et affaiblis pour faire face à l’occupation. Cela limite aujourd’hui leurs possibilités de révolte face au projet d’annexion
Un membre des forces de sécurité palestiniennes se tient devant une affiche du président Mahmoud Abbas lors d’une manifestation contre la décision des États-Unis de cesser leur financement à l’UNRWA, dans la ville de Bethléem en Cisjordanie, le 26 septembre 2018 (AFP)
Par Clothilde Mraffko à AL-BIREH, Cisjordanie occupée

Son visage dessiné au pochoir décore certains murs de Ramallah, discrets portraits au trait minimaliste – une barbe et des lunettes carrées –, souvent accompagnés du nom « al-Bassil », « le vaillant » en arabe.

Bassel al-Araj avait 33 ans quand il a été tué dans l’appartement où il se cachait à al-Bireh, en Cisjordanie occupée, après deux heures de confrontation avec les forces israéliennes. C’était en 2017. L’assassinat de ce pharmacien originaire d’al-Walaja, près de Bethléem, est surtout devenu le symbole de la coopération sécuritaire entre l’Autorité palestinienne (AP) et Israël pour faire taire toute voix dissidente en Cisjordanie.

« Bassel était différent des autres. C’était un intellectuel, très cultivé, et en même temps il était armé. Il avait des fusils chez lui et pensait à mener un attaque », raconte à Middle East Eye l’avocate Diala Ayesh dans son bureau à al-Bireh, ville adjacente à Ramallah.

« La cause palestinienne reléguée au second plan »

Le jeune homme était connu pour son militantisme contre l’occupation israélienne, mais ses positions ont aussi fini par déranger les autorités à Ramallah. Il avait notamment commencé à fédérer un réseau de jeunes activistes en 2012, à l’occasion des manifestations contre une rencontre prévue entre le vice-Premier ministre israélien et ancien chef de l’armée Shaul Mofaz et le président palestinien Mahmoud Abbas, précise maître Ayesh.

Quelques années plus tard, en 2016, Bassel est arrêté par l’Autorité palestinienne. Avec cinq autres compagnons, il est accusé de posséder illégalement des armes et de vouloir mener une attaque contre des cibles israéliennes. Les six activistes sont torturés et entament une grève de la faim pendant neuf jours avant d’être relâchés, sans charges. Quatre d’entre eux sont immédiatement arrêtés par Israël. Bassel se cache ; il sera tué quelques mois plus tard.

« L’Autorité palestinienne considère comme dangereuse toute personne qui ouvre les yeux des jeunes et les invite à réfléchir sur ce qui se passe »

- Diala Ayesh, avocate

« L’Autorité palestinienne considère comme dangereuse toute personne qui ouvre les yeux des jeunes et les invite à réfléchir sur ce qui se passe », juge Diala Ayesh.

Beaucoup d’activistes palestiniens suivent le même parcours que les compagnons de Bassel, navigant entre les prisons de l’AP et celles de l’occupation israélienne. Pour la jeune avocate qui les défend, la subordination de l’économie palestinienne à celle des Israéliens depuis les accords de Paris signés en 1994 a rendu les Palestiniens plus passifs, les forçant à se focaliser sur leur survie économique plutôt que sur la politique.

La coordination sécuritaire a découragé certains résistants, d’autres ont été cooptés. « Je n’irais pas jusqu’à dire que tout cela fera qu’il n’y aura pas de troisième intifada [soulèvement], mais la cause palestinienne a été reléguée au second plan », déplore Diala Ayesh.  

Criminalisation de la résistance

Mi-mai, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou réussit à signer un accord de gouvernement avec son rival, l’ancien chef de l’armée Benny Gantz, mettant fin à plus d’un an d’impasse politique dans le pays. La coalition se fixe comme objectif d’enclencher le processus d’annexion d’une partie de la Cisjordanie dès le 1er juillet.

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Deux jours plus tard, le président palestinien réplique : il affirme mettre fin aux accords avec Israël et les États-Unis. Israël n’a pour l’instant pas mis son projet à exécution et, visiblement, la Cisjordanie est restée calme. Pas de grandes manifestations populaires, pas de révoltes locales : la troisième intifada prédite par certains n’a pour l’instant pas eu lieu.

Pour Tareq Baconi, chercheur à l’International Crisis Group, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), sous la direction de Mahmoud Abbas, « a échoué à mobiliser une opposition populaire interne contre le plan ou à rallier suffisamment de pressions de la part des Européens et des Arabes pour empêcher l’annexion ou décider de contre-mesures spécifiques et efficaces, si jamais elle devait avoir lieu ».

Dans un texte paru début juillet, le chercheur explique que l’OLP s’accroche encore à la voie de la diplomatie, malgré l’évidence de son échec. Mais impossible pour le leadership palestinien de se défaire totalement des accords passés avec Israël car ils régissent la majeure partie du quotidien des habitants de Cisjordanie.

D’où ce paradoxe : « Les vies des Palestiniens sont attachées à la coopération sécuritaire, dont le but est de mettre fin à toute forme de résistance au contrôle israélien », résume Tareq Baconi.

« Les vies des Palestiniens sont attachées à la coopération sécuritaire, dont le but est de mettre fin à toute forme de résistance au contrôle israélien »

- Tareq Baconi, chercheur à l’International Crisis Group

Au lieu de protéger ses citoyens contre la principale menace qui les guette, à savoir l’occupation israélienne, l’Autorité palestinienne « a contribué à une situation où la lutte palestinienne pour la liberté a elle-même été criminalisée », explique Alaa Tartir, directeur des programmes au centre de réflexion palestinien Al-Shabaka, dans un article datant de 2017.

Le chercheur note une accélération de ce processus ces dernières années, sous la pression des donateurs internationaux, dont l’Autorité palestinienne est devenue largement dépendante.

Fragmentation

Après la violente fracture entre le Fatah et le Hamas en 2007, « la plupart des arrestations se sont focalisées sur les mouvements islamistes et le Hamas [en Cisjordanie] », sous le contrôle de l’Autorité palestinienne, et sur les supporters du Fatah à Gaza, détaille Diala Ayesh.

L’AP et Israël ont mené des campagnes d’arrestation au sein des universités en Cisjordanie, traditionnel vivier de politisation de la jeunesse palestinienne : ils ont « peur de ces jeunes cultivés », capables de renverser le statu quo, remarque l’avocate.

Des photographies d’étudiants détenus par Israël sont exposées sur le campus de l’Université de Birzeit (MEE/Qassam Muaddi)
Des photographies d’étudiantes détenues par Israël sont exposées sur le campus de l’Université de Birzeit (MEE/Qassam Muaddi)

Certains de ses clients ont également été approchés par l’Autorité palestinienne, qui leur a « proposé de travailler avec elle ». Aujourd’hui, poursuit la jeune femme récemment diplômée, il est difficile de trouver un travail en Cisjordanie sans avoir l’approbation des services de renseignement palestiniens.

Ce mélange de répression et cooptation a « créé une situation où les Palestiniens sont très fragmentés, là où auparavant il y avait beaucoup de cohésion sociale », analyse Dana El Kurd, professeure assistante à l’université de Doha (Qatar) et auteure de Polarized and Demobilized: Legacies of Authoritarianism in Palestine.

« Lorsque [les Palestiniens] doivent faire face à des menaces plus importantes comme l’annexion, ils n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour mobiliser [un mouvement d’ampleur] »

- Dana El Kurd, université de Doha

Ces dernières années, les Palestiniens ont remporté des victoires au niveau local, mais « lorsque [ils] doivent faire face à des menaces plus importantes comme l’annexion, ils n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour mobiliser [un mouvement d’ampleur] », déplore la chercheuse auprès de MEE.

Elle prend l’exemple de la révolte de 2017 contre l’installation de portiques à l’entrée de l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est. Israël a fini par les retirer sous la pression des manifestations, mais le mouvement était « très localisé et concentré sur un objectif à très court terme », remarque Dana El-Kurd.

« Les Palestiniens impliqués n’ont pas pu aller au-delà, pour confronter l’occupation », cite-t-elle en exemple.

Résistance populaire

Dans les environs de Bethléem, Mahmoud Zwahre est l’un des artisans de la résistance populaire locale qui a rendu la lutte palestinienne célèbre, notamment lors de la première Intifada.

L’activiste de 49 ans sourit en tirant sur sa cigarette électronique : par des manifestations pacifiques, au prix de nombreuses arrestations et sacrifices, les Palestiniens ont réussi à stopper la construction du mur de séparation dans la zone.

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Sans doute le fait que le tracé ne plaisait pas aux colons a-t-il joué un rôle, concède celui qui a cofondé le Comité de coordination de la résistance populaire, un réseau indépendant qui fédère les initiatives populaires. Israël a néanmoins cédé.

Mahmoud Zwahre explique que « la fragmentation politique mais aussi géographique des Palestiniens entrave toute mobilisation plus globale ». Il soutient que les Palestiniens auraient pourtant tout intérêt à ce que le mouvement puisse être élargi même de l’autre côté du mur de séparation, avec les Palestiniens qui ont la nationalité israélienne.

« En quoi la lutte des bédouins du Néguev pour leurs terres est différente de la mienne ? En rien », résume-t-il, car le système israélien est « suprémaciste : il n’acceptera jamais les Palestiniens comme étant les égaux [des Israéliens juifs] ».

Officiellement, l’Autorité palestinienne « appelle à la résistance populaire non violente », poursuit Mahmoud Zwahre, qui a passé plus de deux ans en détention en Israël pour ses activités militantes. « Mais ce sont des vœux pieux, sans réelle traduction sur le terrain. »

Face à ces mouvements très locaux, pilotés par les liens familiaux et communautaires, les autorités à Ramallah ont tenté différentes approches.

« La fragmentation politique mais aussi géographique des Palestiniens entrave toute mobilisation plus globale » 

- Comité de coordination de la résistance populaire

L’actuel Premier ministre, Mohammad Shtayyeh, semble se tourner vers « une institutionnalisation de la résistance populaire », tandis que « Salam Fayyad [Premier ministre de 2007 à 2013] préférait avoir affaire directement avec les comités populaires, ce que certains ont dénoncé comme de la corruption », décrit Mahmoud Zwahre, auteur d’une thèse sur le sujet.

« Il n’y a jamais eu de stratégie globale de l’Autorité palestinienne sur la manière de gérer la résistance populaire », estime l’activiste.

Sur le terrain, « la résistance populaire fluctue, il y a des hauts et des bas. Peut-être que maintenant, nous sommes dans une phase de calme, mais ça remonte », estime-t-il, citant notamment la menace d’annexion.

« Qui aurait pensé en 1987 que la mort de six travailleurs palestiniens aurait pu déclencher une intifada ? », demande-t-il avec un sourire malicieux, en référence à l’incident qui a lancé la première Intifada à Gaza.

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