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Emmanuel Macron face au piège de la rivalité algéro-marocaine

Alors que la nomination d’une ambassadrice marocaine à Paris pourrait amorcer un dégel diplomatique entre le Maroc et la France, la relation franco-algérienne semble elle aussi se réchauffer en cette fin d’année 2023
Le président français Emmanuel Macron (à gauche) salue le président algérien Abdelmadjid Tebboune (à droite) à son arrivée à l'aéroport d’Alger, le 27 août 2022 (AFP/Ludovic Marin)
Le président français Emmanuel Macron (à gauche) salue le président algérien Abdelmadjid Tebboune (à droite) à son arrivée à l'aéroport d’Alger, le 27 août 2022 (AFP/Ludovic Marin)

« Nos relations ne sont ni bonnes ni amicales », rétorquait en mars 2023 la diplomatie marocaine au président français Emmanuel Macron, qui se disait satisfait de l’état de la relation bilatérale.

« Une visite d’État n’est pas une visite touristique », répondait en août dernier le président algérien Abdelmadjid Tebboune à des journalistes le questionnant quant au report continu de sa visite à Paris, initialement prévue pour mai 2023.

Malgré la détente constatée depuis le début de cet automne, qui a permis la nomination d’une nouvelle ambassadrice marocaine à Paris ainsi que la tenue entre les 21 et 24 novembre, à Constantine, de la première réunion de la commission franco-algérienne d’historiens, c’est l’une des rares fois dans son histoire que la France a vu ses relations avec le Maroc comme celles avec l’Algérie traverser un malaise si long.

Ces deux relations se sont, dès leurs démarrages, distinguées par un certain antagonisme.

Le sultan du Maroc Mohammed V entre au palais royal, avec son fils le prince héritier Moulay Hassan, accueilli par une foule enthousiaste, à Rabat le 6 mars 1956 après son retour de Paris où il a présidé la première phase des négociations franco-françaises (AFP)
Le sultan du Maroc Mohammed V entre au palais royal, avec son fils le prince héritier Moulay Hassan, accueilli par une foule enthousiaste, à Rabat le 6 mars 1956 après son retour de Paris où il a présidé la première phase des négociations franco-françaises (AFP)

Pour Rabat, la séparation avec la France, ancienne puissance protectrice, se fait à l’amiable en 1956. Un accord d’assistance mutuelle est conclu le 28 mai de cette même année, en vertu duquel les deux États s’engagent à ne pas se nuire mutuellement et à ne pas adhérer à des politiques qui porteraient atteinte au bon cours de leur relation.

L’amitié franco-marocaine va se traduire à tous les niveaux – politique, économique, stratégique, culturel –, et, durant toute la seconde partie du XXe siècle jusqu’à la fin du mandat de François Hollande (2017), la France est restée le meilleur allié du Maroc.

Avec Alger, la relation bilatérale débute en 1962, à la suite de huit sanglantes années de guerre au cours desquelles les Algériens se sont battus pour leur indépendance.

Les accords d’Évian se voient vite contestés par la partie algérienne : « Les accords d’Évian visaient à faire de l’Algérie un pays dépendant du néocolonialisme français », dénonçait le président Houari Boumediene en 1972.

Nationalisation des hydrocarbures et des biens des Français rapatriés d’Algérie, expulsion des troupes militaires françaises restées stationnées, puis, plus tard, refus d’intégrer l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) malgré une population largement francophone : les coups sont portés aux intérêts français dès les premières années de l’indépendance.

Durant la guerre froide, l’Algérie opte également pour le non-alignement et le socialisme arabe, qui vont dès cette époque l’opposer au Maroc. Ce dernier était quant à lui membre du Safari club, une alliance rassemblant les services de renseignement français, marocains, iraniens, égyptiens et saoudiens, dont le but était de contribuer à l’endiguement du socialisme en Afrique et au Moyen-Orient.

Malgré tout, Paris et Alger s’efforceront de surmonter leurs divergences politiques et de coopérer, les deux parties ayant bien conscience qu’il n’est dans l’intérêt d’aucune des deux de rompre le dialogue, d’autant plus que les Franco-Algériens constituent la première diaspora extra-européenne présente sur le territoire français.

Un « tropisme algérien » critiqué

Depuis 2017, le président Emmanuel Macron tente d’insuffler une nouvelle dynamique dans les relations de la France avec l’Algérie. Après des décennies de rapports en dents de scie rythmés de polémiques, l’actuel président français souhaite paraître comme celui qui saura apaiser définitivement ces relations. Une ambition noble mais qui ne va pas sans susciter des critiques.

De nombreux observateurs de la politique française mais aussi de nombreux acteurs politiques du pays lui ont reproché le risque trop élevé de son pari, qui semble avoir conduit la France dans l’impasse, les relations avec Alger comme celles avec Rabat ayant finalement connu une profonde crispation.

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Avant même sa première élection en 2017, Emmanuel Macron, alors candidat à la présidence de la République, affichait son souhait d’œuvrer à un rapprochement avec Alger.

Le signal le plus marquant restera sans doute sa qualification de la colonisation comme un « crime contre l’humanité » lors d’un voyage effectué en Algérie en février 2017. C’est au cours de ce même déplacement que le candidat a annoncé aux Algériens sa volonté d’aller vers une « réconciliation des mémoires », indispensable à l’ouverture d’un nouveau chapitre des relations franco-algériennes.

Emmanuel Macron aura tenu ses promesses et aura dès son accession au pouvoir multiplié les actes de reconnaissance à l’égard d’Alger. Pour ce faire, il va prendre conseil chez l’historien spécialiste de la guerre d’Algérie Benjamin Stora, qui lui recommandera certains gestes d’apaisement.

Parmi eux, la reconnaissance de la torture et de l’assassinat par la France coloniale de l’avocat et militant indépendantiste Ali Boumendjel. Malgré les sollicitations d’Alger et de la famille du défunt, les autorités françaises considéraient jusque-là officiellement que celui-ci s’était suicidé.

La France a également remis, à l’été 2020, 24 crânes de résistants algériens décapités au XIXesiècle, jusqu’alors entreposés au Musée de l’homme à Paris. Dans la continuité, en août 2022 est formée une commission franco-algérienne d’historiens en charge du travail commun sur la mémoire.

Ainsi, Emmanuel Macron est le président français qui s’est montré le plus volontaire à l’égard d’Alger, celui-ci étant le premier à travers cette série d’actes à être allé au-delà de simples discours, ce qui irrite une partie de la classe politique française qui estime qu’il en ferait trop.

Il existe, principalement à droite et à l’extrême droite, des acteurs refusant toute forme de repentance vis-à-vis du passé colonial de la France, ces derniers capitalisant sur un électorat nostalgique de ce passé, composé de certains pieds-noirs, anciens de l’Organisation de l’armée secrète (OAS, organisation armée clandestine proche de l’extrême droite créée en 1961 pour la défense de la présence française en Algérie), harkis et leurs descendants.

La parole de l’ancien ambassadeur à Alger Xavier Driencourt – qui ne manque pas de critiquer la politique mémorielle d’Emmanuel Macron, estimant que les Algériens « ne comprennent que le rapport de force », et ayant en mai 2023 par le biais d’une note pour la Fondapol réouvert le débat autour de l’accord franco-algérien de 1968 régissant la relation bilatérale en matière d'immigration – est notamment régulièrement instrumentalisée par les politiques de droite et d’extrême droite.

C’est d’ailleurs ce qui a pu pousser, entre autres, la Grande Mosquée de Paris, dont le recteur est proche de la présidence algérienne, à appuyer le candidat Macron en organisant un iftar (repas de rupture du jeûne durant le Ramadan) en son honneur ainsi qu’en publiant un communiqué appelant les musulmans à le réélire au second tour, face à la menace que représentait Marine Le Pen. 

Incompréhension mutuelle

Mais Emmanuel Macron se voit aussi de plus en plus critiqué par des acteurs tout à fait modérés – comme son ancien Premier ministre Édouard Philippe – estimant que les autorités algériennes seraient peu coopérantes et reconnaissantes envers le président français, et c’est là que réside une forte incompréhension mutuelle.

Si, côté français, les gestes du président Macron sont perçus comme un signe de bonne volonté, s’inscrivant dans le cadre d’efforts qui doivent être communs aux deux États, ils sont vus côté algérien comme un dû relevant du bon sens et ne nécessitant pas de contrepartie.

Quand, à Paris, on attend de l’Algérie un certain nombre de faveurs en guise de remerciement pour des gestes qui arrivent au compte-gouttes, à Alger, on attend que la France accélère son processus de reconnaissance et réponde favorablement à l’ensemble des réclamations avant de songer à ouvrir un nouveau chapitre.

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Parmi les réclamations n’ayant toujours pas obtenu réponse, l’ouverture de certaines archives ainsi que la restitution de nombreux objets « volés », tels que le canon de Baba Merzoug, toujours exposé comme trophée de guerre au port militaire de Brest.

Il faut aussi dire que si, en France, la guerre d’Algérie ne constitue qu’un souvenir d’une période historique douloureuse parmi d’autres du XXe siècle – notamment les deux guerres mondiales –, en Algérie, la guerre de libération est le socle unificateur d’un État-nation né en 1962.

Sa place centrale dans le roman national algérien fait qu’il est hors de question d’évoquer de supposés « bienfaits de la colonisation » ou de renvoyer dos à dos le Front de libération nationale (FLN) et l’armée coloniale simplement pour répondre aux attentes d’une partie de l’opinion publique française.

Ce « tropisme algérien » est également reproché au président français par un certain nombre de personnalités françaises amies assumées du Maroc.

La France, malgré son historique proximité avec Rabat, s’efforce traditionnellement d’entretenir ses liens avec les deux rivaux du Maghreb de sorte à n’en vexer aucun. Or pour les autorités marocaines, voir la France tenter d’aplanir davantage sa relation avec l’Algérie suscite des inquiétudes.

Ce sont ces inquiétudes qui mènent Rabat à mobiliser ses relais dans l’Hexagone et à se rapprocher de certaines personnalités connues pour leur hostilité aux autorités algériennes, parmi lesquelles l’historien controversé Bernard Lugan, souvent sollicité par la presse proche du Palais pour véhiculer des thèses perçues comme révisionnistes en Algérie.

L’euro-député du Rassemblement national (RN, extrême droite) Thierry Mariani, l’ancien président Nicolas Sarkozy, Bernard-Henri Lévy ou encore les Républicains (LR, droite) Éric Ciotti et Rachida Dati sont également de ceux qui ont exprimé leur regret que la France n’accorde pas davantage d’attention au Maroc qu’elle n’en accorde à l’Algérie.

Ce sont ces inquiétudes également qui pourraient avoir fait du Maroc – Rabat démentant toujours son inculpation – l’instigateur du plus grand scandale d’espionnage de ces dernières années, en utilisant le logiciel espion israélien NSO Pegasus à l’encontre de nombreux journalistes et politiques français, y compris le président Emmanuel Macron lui-même.

Le Sahara occidental en toile de fond

Territoire dont le processus de décolonisation est considéré par l’ONU comme inachevé, le Sahara occidental est disputé depuis 1975 par le Maroc, qui en revendique la paternité au nom de liens historiques avec certaines tribus installées sur celui-ci depuis des siècles, et le Front Polisario, mouvement indépendantiste, soutenu entre autres par l’Algérie, souhaitant exercer son droit à l’autodétermination reconnu applicable par la Cour internationale de justice.

Dès le début du conflit, la France va prendre fait et cause contre l’idée d’indépendance du Sahara occidental.

Ce parti pris va notamment se manifester à travers l’intervention de l’aviation française (opération Lamantin) contre le Polisario qui affrontait alors la Mauritanie (laquelle revendiquait également une partie de ce territoire jusqu’en 1978) et le Maroc, puis avec un soutien indéfectible au Maroc au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, allant jusqu’au blocage de résolutions octroyant à la MINURSO la compétence d’observation des violations des droits de l’homme dans les territoires annexés.

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En 2007, Nicolas Sarkozy est également le premier président à souligner la crédibilité du plan d’autonomie proposé depuis 2006 par Rabat pour le territoire.

Mais en 2020, un tournant stratégique majeur s’opère au Moyen-Orient et au Maghreb : le président Trump va inciter les États arabes, dont le Maroc, à prendre part à un processus de normalisation de leurs relations avec Israël (accords d’Abraham) en échange de gestes américains à leur égard.

La monnaie d’échange avec Rabat est sans surprise le Sahara occidental, que l’administration Trump s’engage à reconnaître comme étant un territoire pleinement marocain.

Si d’autres petits États africains et caribéens ont déjà reconnu la souveraineté exercée de facto par la monarchie sur la majeure partie du Sahara occidental, c’est la première fois qu’une grande puissance, membre permanente du Conseil de sécurité de l’ONU, apporte un soutien aussi ferme aux Marocains.

La France, qui continue de soutenir Rabat en coulisses et de reconnaître la crédibilité du plan d’autonomie marocain mais qui s’interdit d’officialiser son soutien, se voit ainsi dépassée par Washington et Israël, à qui le Maroc accorde désormais davantage de confiance.

En juillet 2022, dans son discours annuel pour la fête du Trône, le roi Mohammed VI envoie un signal d’alarme à Paris ainsi qu’aux capitales européennes, en annonçant que la question du Sahara occidental serait désormais le prisme à travers lequel le Maroc considérerait ses partenaires.

L’Espagne frontalière, après avoir été la première à subir les pressions des autorités marocaines – chantage migratoire et déclarations du Premier ministre Saâdeddine el-Othmani en mars 2021 sur la « marocanité » des enclaves de Ceuta et Melilla –, a fini par emboîter le pas à Washington.

La diplomatie française se trouve encore face à un dilemme : se plier aux exigences du Maroc ou maintenir sa fausse neutralité pour espérer assainir ses liens avec l’Algérie

Ce revirement historique a valu de vives critiques au président Pedro Sánchez, accusé par l’extrême droite de s’être soumis, par les partis les plus à gauche de fermer les yeux sur le droit à l’autodétermination des Sahraouis, dont une partie vit de surcroît en exil sur le sol espagnol, et par le Partido Popular d’avoir sacrifié les relations avec l’Algérie.

En réaction, cette dernière a élevé les tarifs de son gaz et gelé les relations commerciales, ce qui a lourdement impacté de nombreux secteurs de l’économie espagnole.

La diplomatie française se trouve encore quant à elle face à un dilemme : se plier aux exigences du Maroc au nom de l’amitié historique qui lie les deux États – ce qui signifierait aussi rompre avec Alger et sortir d’une forme de morale qui la conduit à faire bonne figure devant la communauté internationale en soutenant le processus onusien de règlement du conflit au Sahara occidental – ou maintenir sa fausse neutralité au risque de perdre de son influence au Maroc mais tout en pouvant continuer d’espérer assainir ses liens avec l’Algérie.

C’est jusque-là la seconde voie qui est empruntée, mais le président français se voit de plus en plus soumis aux pressions d’une partie non négligeable de l’appareil d’État et de la classe politique français.

Les récentes déclarations du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui lors de sa rencontre avec le Premier ministre marocain en marge des assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale avait considéré que l’amitié franco-marocaine devait « l’emporter sur tout », ainsi que celles de l’ambassadeur français à Rabat, qui a affirmé que la restriction des visas imposée par Paris aux pays du Maghreb en 2021 constituait une erreur commise à l’égard du Maroc, en sont symptomatiques.

L’Algérie, elle, ne bénéficie pas d’alliés solides en France, si ce n’est une minorité de la gauche anticoloniale, l’essentielle de celle-ci percevant les gouvernements algérien et marocain comme deux régimes autoritaires aux antipodes de ses idéaux. Dans un tel contexte, pour espérer un soutien de la France, Alger doit exprimer plus clairement son enthousiasme à l’idée de renforcer ses liens avec Paris.

L’organisation, le mois dernier, de la première réunion de la commission mixte d’historiens à Constantine témoigne du maintien de la volonté commune de poursuivre le dialogue sur le plan mémoriel.

Le vote ce mois-ci des députés Renaissance (centre droit) contre la résolution proposée par Les Républicains visant à dénoncer l’accord franco-algérien de 1968 dénote en outre une certaine résistance du camp présidentiel face aux pressions de la droite.

Reste à savoir si ces signaux positifs seront suivis de la visite toujours attendue du président Tebboune en France, qui pourrait être l’occasion pour Alger et Paris de confirmer leur volonté de consolider la relation dans sa globalité.

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