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Venue du président algérien en France : chronique d’une visite d’État pas comme les autres

Prévue initialement début mai, la visite d’État d’Abdelmadjid Tebboune en France aura lieu durant la deuxième quinzaine de juin, donnant ainsi une perspective claire à un rendez-vous diplomatique qui a suscité des incertitudes ces dernières semaines. Retour sur une visite d’État pas comme les autres
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune assiste à une cérémonie officielle à l’aéroport d’Alger, le 27 août 2022, lors d’une visite de trois jours du président français Emmanuel Macron (AFP/Ludovic Marin)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

Le printemps 2023 devait être celui des retrouvailles entre l’Algérie et la France. Le brouillard qui s’est amoncelé dans le ciel commun commençait à se dissiper après un mois de février particulièrement houleux, à cause notamment de l’affaire de l’opposante algérienne Amira Bouraoui.

Les autorités algériennes n’avaient pas apprécié l’intervention consulaire française qui avait permis à l’activiste qui détient également la nationalité française de quitter la Tunisie où elle était entrée illégalement pour se réfugier en France. En colère, Alger avait rappelé son ambassadeur à Paris « pour consultation ». Le diplomate n’a repris son poste que fin mars, après un appel téléphonique échangé entre les deux chefs d’État.

Une visite à Paris du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, était programmée. Elle devait avoir lieu les 2 et 3 mai, avec pour objectif de pérenniser une entente née entre les deux chefs d’État après la visite d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022. Mais à moins d’un mois de l’échéance, la visite a été reportée, sans qu’aucune source officielle, à Paris comme à Alger, n’en indique les raisons.

Un appel téléphonique d’Emmanuel Macron à son homologue algérien dimanche 23 avril a remis les pendules à l’heure. Les deux parties ont annoncé que la visite du chef de l’État algérien en France aurait lieu durant « la deuxième quinzaine » du mois de juin.

Problème de dates

Beaucoup de dossiers restés en suspens ont contribué à repousser cette visite, hautement symbolique pour les deux présidents.

Alors que le président algérien « s’efforce de donner l’image d’un pays qui respecte les libertés […] Imaginez qu’au passage du cortège présidentiel, on colle une grande affiche avec la photo du journaliste [emprisonné Ihsane El Kadi] ! »

- Un observateur de la scène politique algérienne

Officiellement, dans les milieux diplomatiques français, on raconte que ce sont les Algériens qui ont demandé à leurs homologues français de décaler ce rendez-vous, annoncé publiquement dès janvier 2023.

Pour justifier cette requête, les autorités algériennes ont un argument de taille : la date initialement choisie – par les Français, annonce-t-on à Paris – est coincée entre deux événements politiques susceptibles de perturber une visite d’État.

Le début du mois de mai sera en effet marqué par de grandes manifestations syndicales en France en signe de protestation contre la réforme des retraites. Comme pour la visite du roi Charles III de Grande-Bretagne initialement prévue le 26 mars mais ajournée à cause du climat social délétère que connaît la France, celle que devait effectuer Abdelmadjid Tebboune risquait d’être perturbée par des manifestations spontanées.

Puis, le 3 mai de chaque année coïncide avec la Journée internationale de la liberté de la presse. Or, en Algérie, les journalistes se plaignent d’un climat répressif et un journaliste éminent, Ihsane El Kadi, est en prison depuis décembre 2022.

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Cela a suscité un mouvement de solidarité international susceptible d’amener les organisations de défense des journalistes, particulièrement Reporters sans frontières (RSF), à organiser une campagne de dénonciation lors de la présence de M. Tebboune à Paris.

Ce, alors que le président algérien « s’efforce de donner l’image d’un pays qui respecte les libertés », fait remarquer à Middle East Eye un observateur de la scène politique algérienne. « Imaginez qu’au passage du cortège présidentiel, on colle une grande affiche avec la photo du journaliste ! »

Des blocages en série…

Pour les Français, les raisons du report de cette visite sont ailleurs. Des fuites, rapportées par les médias hexagonaux, évoquent des dossiers « pas encore prêts ». Selon des diplomates français qui se sont confiés à MEE sous le couvert de l’anonymat, aucun dossier susceptible d’être présenté lors de cette visite d’État n’était « muri ».

Il s’agit surtout de sujets liés à la coopération bilatérale qui ont fait l’objet de la signature de l’accord d’Alger, paraphé en août dernier lors de la visite d’Emmanuel Macron dans la capitale algérienne. Cela concerne la coopération universitaire et culturelle (particulièrement dans le domaine du cinéma) ou encore les échanges de jeunes.

Sur toutes ces thématiques, « les Algériens n’ont pas avancé ». Pourtant, « il faut présenter quelque chose » lors d’une visite d’État

- Une source diplomatique française

Sur toutes ces thématiques, « les Algériens n’ont pas avancé », a fulminé une source française. Pourtant, « il faut présenter quelque chose » lors d’une visite d’État. Ce qui n’est pas possible avec les données actuelles, selon la source.

Du côté algérien, on pointe du doigt des atermoiements français dans des dossiers sensibles en Algérie. C’est le cas des essais nucléaires effectués par la France au début des années 1960 dans le Sahara. Ces expérimentations ont irradié d’énormes surfaces du désert et leurs particules radioactives provoquent toujours des maladies chez des centaines d’habitants des villages voisins de Reggane et In Ekker, lieux des explosions.

Et si les autorités françaises ont indemnisé les victimes des essais effectués en Nouvelle-Calédonie, elles n’ont pratiquement rien fait pour les Algériens. Ce qui constitue une des revendications des autorités algériennes.

C’est ce qu’a rappelé récemment le président Abdelmadjid Tebboune, en personne, lorsqu’il a appelé non seulement à décontaminer les zones touchées par les propagations radioactives, mais aussi à livrer à son pays les cartes de ces essais nucléaires. Pour l’instant, les Français n’ont pas encore répondu à cette sollicitation.

Les visas, récurrente pierre d’achoppement

Le seul dossier qui semble avancer est celui de la mémoire. Jeudi 19 avril, la commission mixte d’historiens constituée en août dernier pour mener un travail commun sur l’histoire de la colonisation a tenu sa première réunion par visioconférence.

Constituée de cinq historiens français et autant d’Algériens, cette commission a pour but de permettre « de regarder l’ensemble de cette période historique, qui est déterminante pour nous, du début de la colonisation à la guerre de libération », avait précisé Emmanuel Macron en août 2022.

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Les deux parties « ont convenu du traitement de toutes les questions relatives à la période coloniale, la résistance et la Glorieuse guerre de libération », a également précisé la présidence algérienne dans un communiqué rendu public jeudi soir.

À ces sujets, s’ajoute la lancinante question de la circulation des personnes. Si, après la crise d’automne 2021, qui avait vu Paris durcir l’octroi de visas aux ressortissants du Maghreb, l’Algérie a augmenté le nombre de laisser-passer consulaires, ces documents indispensables au retour des ressortissants algériens en situation irrégulière expulsés par les autorités françaises, et les Français revu à la hausse le nombre de visas attribués aux Algériens, des tensions demeurent tenaces.

Des hommes d’affaires et des journalistes français se plaignent de la difficulté d’obtenir le visa d’entrer en Algérie. Selon des sources diplomatiques françaises, cette difficulté touche même les universitaires et scientifiques français voulant se rendre en Algérie dans le cadre de la coopération bilatérale.

Sur ce sujet, les autorités algériennes ne répondent pas. Du moins pas publiquement. Il en est de même au sujet des chefs d’entreprises françaises qui se plaignent de blocages bureaucratiques qu’ils n’arrivent pas à identifier.

Du côté algérien, on pointe du doigt des atermoiements français dans des dossiers sensibles en Algérie. C’est le cas des essais nucléaires effectués par la France au début des années 1960 dans le Sahara

C’est d’ailleurs pour éviter ces couacs que l’ancien président français Nicolas Sarkozy avait nommé Jean-Pierre Raffarin pour être « le médiateur » des entreprises françaises auprès des autorités algériennes, le but étant de porter les doléances des investisseurs directement aux oreilles des responsables politiques.

Ce sont toutes ces questions qui vont être discutées entre les experts des deux pays dans l’espoir de les résoudre avant le sommet de juin prochain. D’autant que selon les rares fuites disponibles, le président français réservera à son invité un accueil dont ne sont gratifiés que les grands souverains et le président des États-Unis.

D’ici là, tout reste possible. « Son annulation consommerait une énième rupture, son maintien serait une quasi-impossibilité, pour le moment », avait professé l’écrivain Kamel Daoud dans une chronique publiée le 6 avril dernier dans l’hebdomadaire Le Point, avant l’annonce du premier report.

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