Comment la loi israélienne sur la propriété des absents prive les Palestiniens de leurs maisons
Comportant plus d’une dizaine de pages et 39 articles, la loi sur la propriété des absents est l’un des textes fondateurs d’Israël. Elle accorde à l’État le pouvoir de confisquer et saisir les propriétés et ressources que les Palestiniens ont été contraints de laisser derrière eux en 1948.
Cette loi, qui ne s’applique qu’aux Palestiniens, est draconienne et constitue une politique stable des différents gouvernements israéliens depuis son adoption, expliquent des juristes à Middle East Eye.
En janvier, Israël s’est servi de cette loi pour justifier l’expulsion de la famille Salhiya et la démolition de leur maison dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est occupée.
La loi sur la propriété des absents pénalise fondamentalement les Palestiniens, les qualifiant d’absents même s’ils sont dans le pays ou ont la nationalité israélienne.
Cette loi a été adoptée en mars 1950 par le gouvernement du premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion.
Les dirigeants israéliens devaient gérer de larges pans de territoire et des milliers de propriétés dans plus de 500 villes, dont la population palestinienne avait été chassée par les milices sionistes lors de la Nakba (catastrophe) de 1948 et la création d’Israël.
Ils devaient également gérer les biens (notamment les liquidités, les stocks, les meubles, les livres, les sociétés, les banques et autres actifs mobiliers) abandonnés par près de 800 000 Palestiniens ayant fui et fini dans des camps de réfugiés en Jordanie, en Syrie, au Liban et en Irak.
Ces terrains et propriétés se trouvent aujourd’hui en Israël. Leurs propriétaires originaux sont principalement des réfugiés, mais certains sont des déplacés internes et résident désormais en Israël.
« Selon cette loi, un Palestinien de Galilée réfugié en Syrie et un Palestinien citoyen d’Israël qui a quitté sa ville de Tibériade en 1948 et a trouvé refuge à Nazareth sont [considérés] tous deux comme des absents », indique Suhad Bishara, directrice juridique au centre Adalah.
Aucun de ces deux Palestiniens n’a le droit de réclamer sa propriété à Israël car ils étaient absents à un moment donné entre novembre 1947 et l’entrée en vigueur de cette loi.
« [Techniquement,] le Palestinien de Nazareth n’est pas absent car il continue de vivre dans ce qui est devenu Israël en 1948 », poursuit Bishara, « mais la loi le considère quand même absent ».
Après la guerre de 1948, on comptait 160 000 citoyens palestiniens d’Israël, dont 30 % de déplacés internes, selon les chiffres de l’ONU. Aujourd’hui, la communauté palestinienne d’Israël s’élève à 1 800 000 personnes, soit 20 % de la population totale du pays. Un Palestinien sur quatre en Israël vit aujourd’hui pas très loin des terres et propriétés dont sa famille a été chassée en 1948.
Depuis 1998, la communauté palestinienne en Israël organise une cérémonie annuelle consistant à marcher vers l’un de ces villages afin de montrer que les Palestiniens sont toujours présents sur les terres de leurs ancêtres. Cependant, la loi sur la propriété des absents leur refuse le droit de réclamer ces terres.
« Contrôler les pillages »
L’esprit de la loi s’adressait principalement aux nouveaux colons d’Israël, les incitant à signaler tout actif et toute propriété palestinienne dont ils s’étaient emparés au « Gardien des propriétés des absents ». Ne pas le faire pouvait aboutir à une amende et, dans certains cas, à une peine d’emprisonnement.
Avant 1950, Israël disposait de plusieurs lois d’urgence pour gérer ces propriétés et actifs. Cependant, après l’adoption par l’ONU de la résolution 194 en décembre 1948, laquelle consacre le droit des Palestiniens au retour et exige la compensation financière des pertes de propriété ou des dommages qu’ils ont subis, Israël a dû gérer le pillage à grande échelle perpétré par les nouveaux colons.
« Cette loi est universelle et considère que chaque Palestinien est un absent en ce qui concerne ses propriétés et actifs »
– Suhad Bishara, Adalah
« Il fallait organiser le processus de contrôle de ces propriétés et actifs », résume à MEE Mohammad Zeidan, ancien directeur de l’Association arabe de droits de l’homme. « Israël a promu la loi à l’échelle internationale, affirmant qu’elle protégeait ces propriétés et qu’il avait trouvé un moyen de contrôler les pillages jusqu’à ce que la question des réfugiés soit résolue. »
Par conséquent, le ministère des Finances a créé un nouveau service baptisé Gardien des propriétés des absents pour appliquer trois lois : la loi sur la propriété des absents de 1950 ; la loi sur la propriété allemande de 1950 ; et la loi sur la (compensation de la) propriété des absents de 1973. Ses inspecteurs coopèrent avec le Front national juif, les promoteurs immobiliers et les groupes de colons depuis le début des années 1990.
Deux fois réfugiés
Les maisons et terrains ne sont pas les seules propriétés confisquées par Israël. De nombreuses entreprises des villes côtières de Jaffa et Haïfa, dont les propriétaires palestiniens sont devenus réfugiés et considérés absents, sont elles aussi tombées sous l’autorité du Gardien.
« Toutes les sociétés palestiniennes d’exportation d’agrumes étaient contrôlées et gérées par Israël après le départ de leurs propriétaires. Ces sociétés ont continué à tourner et à réaliser des profits pendant des années après cela. La société de tabac de Haïfa en est un exemple », indique Zeidan.
La famille Salhiya, chassée de sa maison de Jérusalem-Est à 3 h du matin par une nuit froide et pluvieuse le 19 janvier, est deux fois déplacée. Les Salhiya sont originaires de la ville d’Ein Karem à Jérusalem-Ouest, que les forces israéliennes ont occupée en 1948.
La municipalité israélienne de Jérusalem estime que la famille n’a aucun droit sur cette terre qui appartenait autrefois au grand mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, et qu’Israël a confisquée après avoir pris la ville en 1967, conformément à la loi sur la propriété des absents.
« La loi accorde à tout juif le droit de réclamer une propriété, par principe, qu’il puisse prouver ou non en être propriétaire. En revanche, un Palestinien déplacé de son village en 1948 n’a pas le droit de réclamer sa propriété en vertu de cette loi », déplore Suhad Bishara.
Une loi qui favorise les colons
Selon un rapport de 2020 de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme Peace Now, la loi s’applique en plusieurs étapes pour exproprier les propriétés palestiniennes à Jérusalem-Est.
« La méthode est la suivante : des organisations liées aux colons recrutent des gens pour déclarer que les propriétaires de certains biens sont des absents », indique leur rapport. « Ces déclarations sont transmises au Gardien des propriétés des absents qui juge qu’il s’agit en effet d’actifs appartenant à des absents sans investigation supplémentaire. Ensuite, les propriétés des absents sont transmises au Fonds national juif, qui les transmet aux colons. »
C’est ce qui est arrivé à la famille Salhiya, ainsi qu’à bien d’autres dans les quartiers de Silwan, Sheikh Jarrah, Batn al-Hawa et Wadi Hilweh à Jérusalem-Est.
Dans certains cas, des déclarations sous serment ont été émises concernant des propriétés où vivent déjà des Palestiniens, signale Peace Now. Les propriétaires ont dû se battre devant les tribunaux israéliens contre des groupes de colons disposant de ressources financières importantes tels qu’Elad, Ateret Cohanim et Nahalat Shimon, qui réclament la propriété de maisons qui leur ont été transmises par le Front national juif et le Gardien.
À Haïfa, Jaffa et Acre, le promoteur immobilier public Amidar est chargé de saisir environ 4 500 propriétés dont les propriétaires – principalement des citoyens palestiniens d’Israël – sont considérés absents. À Jaffa, on dénombre 1 200 foyers de ce type, une tentative de saisir l’un d’eux en 2021 a suscité de violents affrontements avec la police israélienne ainsi que des manifestations.
« Chaque Palestinien est un absent »
« Cette loi est universelle et considère que chaque Palestinien est un absent en ce qui concerne ses propriétés et actifs », indique Bishara. « Si quelqu’un part à l’étranger et vit en Syrie ou au Liban aujourd’hui, il peut être considéré comme un absent car ces pays sont considérés par la loi comme des États ennemis. »
Bien que la loi fixe un cadre temporel entre novembre 1947 et mars 1950, période pendant laquelle un propriétaire de maison ou terrain peut être considéré comme un absent, les autorités israéliennes ne s’y sont pas limitées. Depuis 1967, la loi s’applique à Jérusalem-Est et la Cisjordanie occupée. Elle concernait également la bande de Gaza avant le plan de désengagement de 2005.
En 2015, la Cour suprême israélienne a donné le feu vert pour l’utilisation de la loi sur la propriété des absents, après s’être prononcée en défaveur de Palestiniens qui vivaient en Cisjordanie et voyaient leurs propriétés à Jérusalem-Est réquisitionnées car ils étaient considérés absents.
« Si vous êtes juif et quittez Israël, vous ne serez jamais un absent, qu’importe le nombre d’années que vous passez à l’étranger », explique Zeidan. « Si vous êtes Palestinien et allez chercher refuge dans une autre ville du pays, vous êtes un absent. Si vous êtes juif, vous avez le droit de réclamer la propriété, avant 1948, comme les colons l’ont fait dans la vieille ville de Hébron et à Jérusalem-Est, et vous ne serez jamais considéré comme un absent ; mais si vous êtes Palestinien, vous n’êtes pas autorisé à réclamer la terre ou la maison de votre famille d’avant 1948 parce que vous êtes un absent », ajoute-t-il.
« Cela dépend de votre religion. C’est gagnant-gagnant pour un juif israélien et perdant-perdant pour un Palestinien. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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