Les renseignements ont rapproché Israël et la Turquie. Un gazoduc pourrait être à la clé
Le président Isaac Herzog est ce mercredi le premier dirigeant israélien à se rendre en Turquie depuis 2008, marquant un éventuel tournant dans leurs relations bilatérales après deux décennies de rivalité entre ces deux anciens alliés.
La relation entre Israël et la Turquie a souvent fait les frais des différends personnels entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et les dirigeants israéliens, généralement provoqués par la façon dont ces derniers traitaient les Palestiniens.
Toutefois, le changement de gouvernement en Israël, avec l’éviction du Premier ministre de longue date Benyamin Netanyahou, et les évolutions régionales ont ouvert un canal entre les deux pays, leur donnant l’occasion de remettre leurs relations sur les rails.
Un rapprochement avec Israël aurait beaucoup à offrir à la Turquie.
Déjà, les relations commerciales fleurissent. Le commerce bilatéral a atteint un niveau record de 8,4 milliards de dollars l’année dernière, soit un bond de 35 %, et la Turquie y voit l’occasion de développer davantage ses intérêts commerciaux.
Dans le même temps, Ankara a la chance de ne plus avoir le lobby pro-Israël sur le dos à Washington et de gagner la confiance d’un acteur régional alors que les États-Unis se retirent de la région.
Un éventuel gazoduc pour amener le gaz israélien en Europe via la Turquie serait l’aubaine ultime pour les deux côtés.
Objectifs communs
Si ces deux pays n’ont pas d’ambassadeurs depuis 2018, d’autres canaux diplomatiques se sont avérés utiles.
Un an de coopération silencieuse entre les renseignements turcs et israéliens a convaincu le gouvernement israélien que la Turquie est un acteur rationnel qui agit en fonction de ses intérêts et non en fonction de postures idéologiques. Pour Ankara, certaines opérations, notamment déjouer les menaces pesant sur des vies israéliennes en Turquie et ailleurs dans la région, ont prouvé que la Turquie pouvait et disposait des ressources nécessaires pour satisfaire ses propres besoins en matière de sécurité sans soutien extérieur.
« Le retrait américain d’Afghanistan a souligné aux acteurs régionaux la volonté des États-Unis de réduire leur présence dans la région et la nécessité pour eux de travailler ensemble »
- Gallia Lindenstrauss, analyste
« Je pense que les Israéliens voient désormais la Turquie comme un État sérieux qui a des moyens et une stratégie rationnelle dans la région qui ne cherche pas à saper quiconque mais simplement à protéger ses intérêts », indique à Middle East Eye un haut responsable turc.
Un responsable israélien confie à MEE qu’Israël a ses propres motivations pour soigner leurs relations.
L’administration Biden cherche à désengager les États-Unis du Moyen-Orient et semble à deux doigts de signer un nouvel accord sur le nucléaire avec l’Iran. C’est avec ceci à l’esprit qu’Israël cherche à cimenter ses liens avec d’autres acteurs susceptibles d’être un contrepoids à Téhéran.
Mais il procède avec prudence vis-à-vis de la Turquie. Une précédente tentative de réconciliation a échoué en 2018 à cause des atteintes israéliennes contre la mosquée al-Aqsa à Jérusalem.
« Israël ne peut appliquer une politique de double endiguement dans la région », indique à MEE une source proche du gouvernement turc. « Vous ne pouvez pas endiguer à la fois l’Iran et un pays comme la Turquie qui dispose de capacités militaires et de renseignement considérables et éprouvées dans un tas de pays. »
Les experts estiment que les événements d’abord au Haut-Karabakh en 2020, puis en Afghanistan en 2021 ont prouvé aux deux camps l’intérêt de leur relation et les ont incités à se rapprocher.
La Turquie et Israël ont un allié commun, l’Azerbaïdjan, et se sont efforcés de l’aider en lui fournissant des ressources militaires utilisées par Baku pour chasser les forces arméniennes du Haut-Karabakh.
« Nous n’avons rien coordonné, mais cela a montré à tous que la Turquie et Israël ont en effet à relever des défis sécuritaires communs et pourraient travailler main dans la main dans certains domaines », indique le responsable turc.
Gallia Lindenstrauss, analyste spécialiste des relations entre la Turquie et Israël, considère que le récent rapprochement de la Turquie avec d’autres acteurs régionaux, comme les Émirats arabes unis, est rassurant pour Israël.
« Le retrait américain d’Afghanistan a souligné aux acteurs régionaux la volonté des États-Unis de réduire leur présence dans la région et la nécessité pour eux de travailler ensemble pour maintenir l’ordre régional », explique-t-elle.
« Le rapprochement entre la Turquie et Israël a commencé avant la guerre en Ukraine, mais les ramifications de cette guerre peuvent être vues comme une autre raison pour la Turquie et Israël d’améliorer leurs canaux de communication et de coordination. »
L’Iran et le Hamas
Cependant, les responsables turcs sont soucieux de préciser que leur relation avec Israël n’est pas une alliance contre l’Iran.
« Nos actions sont très claires. Nous avons une position de principe là-dessus », indique le responsable turc. « Nous sommes très protecteurs vis-à-vis de notre propre territoire. Nous n’autoriserons aucun acteur, que ce soit l’Iran ou quiconque, à mener des opérations secrètes en Turquie. »
La Turquie a systématiquement déjoué les opérations des renseignements iraniens, russes et même israéliens sur son territoire depuis 2020.
« En ce qui concerne l’Iran, nous avons rendu nos doléances publiques en dénonçant les agents », indique le responsable. « Puis nous avons commencé à exposer leurs opérations et fait tomber des réseaux entiers. Nous ne l’avons pas fait pour quelqu’un d’autre, seulement pour nous. »
Le Hamas, mouvement de résistance palestinien qui dirige la bande de Gaza, est depuis toujours un sujet particulièrement sensible entre la Turquie et Israël. Selon Israël, le Hamas est un groupe terroriste, qualificatif que rejette la Turquie.
L’année dernière, Israël a déclaré vouloir voir Ankara prendre des mesures contre la présence des dirigeants du Hamas en Turquie avant de lancer des discussions en vue d’une réconciliation. La Turquie a néanmoins refusé, elle maintient des relations avec le groupe et continue d’accueillir certains de ses dirigeants à Istanbul.
Le mois dernier, un responsable israélien a confié au Jerusalem Post que, cette fois, Israël n’avait pas de prérequis concernant le Hamas, un recul manifeste. Les responsables turcs font observer que la Turquie a accepté de nombreuses personnalités du Hamas dans le cadre d’accords qu’Israël lui-même a conclus avec le groupe.
« Il n’y a aucun changement dans la politique de la Turquie concernant le Hamas », déclare la source proche du gouvernement. « Comme avant, la Turquie ne laissera pas le Hamas mener des attaques en Israël. Et c’est le cas depuis de nombreuses années. »
Rêves de gaz
Et puis il y a le gaz.
Les responsables turcs et israéliens conviennent que la perspective d’amener le gaz israélien en Turquie via un gazoduc en Méditerranée orientale est une motivation de taille pour soigner leur relation.
« La logique du marché qui consiste à acheminer le gaz israélien en Turquie pour un usage local et son exportation vers l’Europe existe depuis au moins huit ans et n’a pas changé », indique Michael Tanchum, chercheur au Middle East Institute à Washington.
« Avec les événements en Ukraine, qui suscitent un sentiment d’urgence concernant le gaz naturel et viennent s’ajouter aux récents efforts de rapprochement de la Turquie avec Israël et d’autres acteurs moyen-orientaux, les précédents obstacles politiques pourraient être levés. »
« La logique du marché qui consiste à acheminer le gaz israélien en Turquie pour un usage local et son exportation vers l’Europe existe depuis au moins huit ans et n’a pas changé »
- Michael Tanchum, analyste
Un autre responsable turc indique que les deux pays ont réalisé un rapport de faisabilité pour œuvrer à l’acheminement de gaz israélien en Turquie, tout en étant conscients des obstacles.
Le projet israélien de construction d’un gazoduc depuis son champ gazier Léviathan vers Chypre puis la Grèce est tombé à l’eau, les États-Unis ayant retiré leur soutien au projet de pipeline East-Med. Certaines sources à Washington rapportent à MEE qu’Israël pourrait avoir encouragé l’administration américaine à le faire parce qu’il ne voulait pas risquer une rupture avec Chypre et la Grèce.
Les réserves de gaz naturel d’Israël sont estimées à 800 milliards de mètres cubes, et environ 2 200 milliards de mètres cubes de gaz resteraient encore à découvrir.
Oded Eran, chercheur à l’Institute for National Security Studies en Israël et ancien ambassadeur israélien en Jordanie et à l’Union européenne, explique que pour le gaz israélien, l’itinéraire turc est depuis longtemps considéré comme la meilleure solution faisable.
« Toutefois, il y a un tas d’obstacles, notamment les problèmes politiques avec Chypre et la Syrie », nuance-t-il. « Si vous construisez le gazoduc près de Chypre, cela pose problème. Si vous le construisez près de la côte syrienne, cela pose problème. »
Eran estime que les récents efforts d’Israël pour acheminer le gaz israélien vers les installations égyptiennes pour en faire du GNL et l’expédier vers les marchés internationaux ont réduit l’intérêt de l’acheminer en Turquie. « Cependant, le potentiel est toujours énorme s’il est possible de travailler avec les gisements de gaz libanais et de les associer au gaz israélien et égyptien. Le gazoduc pourrait véritablement faire la différence », estime-t-il.
En raison de la guerre en Ukraine, l’Europe sous pression cherche à s’affranchir du gaz russe. Selon Eran, le gaz israélien ne peut remplacer le gaz russe mais pourrait permettre à l’Europe de diversifier grandement ses ressources énergétiques.
Le Liban et Israël étant techniquement des États ennemis, conclure un accord ensemble pourrait ne pas être pour demain. Cependant, le haut responsable turc indique que, gaz libanais ou non, Israël privilégierait l’option turque parce qu’elle serait bien moins coûteuse que d’autres options, malgré les problèmes politiques.
« Avec l’option égyptienne, les coûts sont nombreux : le transport, le stockage, la liquéfaction et la vente sur les marchés au comptant à un prix bien moins cher », résume le responsable. « Mais la Turquie elle-même est un marché aux besoins croissants en énergie et dispose de plusieurs gazoducs pour l’exporter vers l’Europe à un bon prix. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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