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Annexion de la Cisjordanie par Israël : comment la Jordanie réagira-t-elle ?

L’annexion prévue de la vallée du Jourdain en Cisjordanie occupée constitue un dilemme pour le royaume voisin
Photo publiée par le palais royal jordanien le 25 mai 2020, qui montre le roi Abdallah II prononçant un discours depuis Amman, à l’occasion du 74e anniversaire de l’indépendance de la Jordanie (AFP)
Par Mohammad Ersan à AMMAN, Jordanie

« Si Israël annexe véritablement la vallée cisjordanienne en juillet, cela aboutira à un conflit majeur avec le royaume hachémite de Jordanie. »

Telle est la menace sans précédent énoncée par le roi de Jordanie Abdallah II au cours d’une interview plus tôt ce mois-ci avec le magazine allemand Der Spiegel.

Alors que le gouvernement d’unité du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou se prépare à débuter l’annexion formelle de régions de la Cisjordanie occupée le long de la frontière avec la Jordanie, le royaume voisin se demande comment réagir à cette initiative.

Le monarque jordanien ne dispose pas d’un scénario gravé dans le marbre, car le royaume doit trouver l’équilibre entre ses positions politiques et diplomatiques et des préoccupations plus pragmatiques.

Les options sur la table

Dans son interview avec Der Spiegel, le roi Abdallah indiquait que son pays envisageait « toutes les options » en réaction à l’annexion israélienne – une initiative jugée illégale en vertu du droit international.

« Je ne veux pas énoncer une quelconque menace et créer une atmosphère de controverse, mais nous envisageons toutes les options […] Nous sommes d’accord avec de nombreux pays en Europe et avec la communauté internationale qui estiment que la loi du plus fort ne doit pas s’appliquer au Moyen-Orient », affirmait-il.

Après la guerre de 1948 causée par la création d’Israël (la Nakba), la Jordanie a gouverné la Cisjordanie jusqu’à l’occupation par Israël du territoire palestinien en 1967. La Jordanie reste à ce jour gardienne des sites sacrés chrétiens et musulmans à Jérusalem-Est occupée.

Le gouvernement d’unité de Netanyahou et de son ancien rival Benny Gantz – qui sera Premier ministre dans dix-huit mois, prenant le relais de Netanyahou – a annoncé qu’il prévoyait d’annexer la vallée du Jourdain, ce qui a suscité un sérieux dilemme pour la Jordanie.

Englobant environ un tiers de la Cisjordanie, la vallée du Jourdain borde la frontière avec la Jordanie. Si ce territoire était annexé par Israël, cela constituerait une nouvelle menace potentielle pour la sécurité nationale du royaume hachémite.

« Les déclarations du roi sont claires : l’annexion de la vallée du Jourdain provoquera un affrontement entre Israël et la Jordanie »

- Amjad Adaileh, ministre jordanien en charge des médias

« Les déclarations du roi sont claires : l’annexion de la vallée du Jourdain provoquera un affrontement entre Israël et la Jordanie », déclare à Middle East Eye le ministre jordanien en charge des médias, Amjad Adaileh.

« Nous ne nous détournerons pas de ce problème et nous n’oublierons pas la cause palestinienne. Notre position est claire et a été parfaitement formulée par le roi Abdallah II. »

Mais quel genre d’actions le roi a-t-il en tête ? Tandis que le président de l’Autorité palestinienne (AP) Mahmoud Abbas a menacé de suspendre totalement son adhésion aux accords d’Oslo de 1993, certains analystes politiques et militaires suggèrent que la Jordanie suspendrait le traité de paix de Wadi Araba signé en 1994 avec Israël.

Pour le major-général Mamoun Abou Nawar, pilote retraité de l’aviation jordanienne, « la Jordanie n’a d’autre choix que d’abroger le traité de paix avec Israël si ce dernier annexe la vallée du Jourdain et les colonies. »

« La Jordanie se retrouve dans une position difficile et l’annexion serait une déclaration de guerre tacite contre la Jordanie », affirme-t-il à MEE. « Je pense que le mieux serait que la Jordanie résilie le traité de Wadi Araba, et cela impliquerait également l’annulation des accords économiques, militaires et sécuritaires.

« Ce serait là un revirement géopolitique majeur pour la Jordanie en matière d’équilibre des pouvoirs dans la région. »

Abu Nawar rejette les allégations israéliennes selon lesquelles l’annexion de la vallée du Jourdain est nécessaire pour se défendre des agressions extérieures. 

« La justification d’Israël, qui dit avoir besoin de la vallée du Jourdain pour accueillir des dispositifs d’alerte précoce, est inexacte », estime-t-il. « L’Iran et même les [rebelles] houthis au Yémen sont capables d’attaquer le cœur d’Israël avec des missiles de croisière sans que ces derniers ne soient stoppés par des sites d’alerte. »

Le spécialiste jordanien des affaires israéliennes Ayman Hunaiti explique quant à lui à MEE que la Jordanie pourrait s’engager sur la voie juridique et se porter devant la Cour suprême israélienne. « Cela pourrait faire partie d’une initiative de la Jordanie », avance-t-il.

Contexte diplomatique délicat

Certains espèrent et plaident pour une réaction jordanienne forte, d’autres pensent au contraire que la Jordanie n’ira pas au-delà de ses critiques habituelles et de la dégradation éventuelle de ses relations diplomatiques.

La cour constitutionnelle de Jordanie a jugé le 12 mai que les accords internationaux étaient supérieurs aux lois nationales et par conséquent que les traités tels que celui de 1994 ne pouvaient être abrogés par le Parlement jordanien.

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L’ancien vice-Premier ministre de Jordanie, Mamdouh al-Abadi, dit à MEE s’attendre à ce qu’Amman « convoque l’ambassadeur jordanien à Tel Aviv indéfiniment et réduise sa représentation diplomatique ».

Rappelant un incident diplomatique datant de 2017, durant lequel deux citoyens jordaniens avaient été tués par un garde israélien sur le site de l’ambassade d’Israël à Amman, Abadi précise : « Les ambassades à Amman et Tel Aviv ont laissé les fonctions d’ambassadeur vacantes pendant des mois avant qu’Israël ne s’excuse et n’indemnise les familles des victimes financièrement. »

L’ancien vice-Premier ministre ajoute que les responsables jordaniens doivent envisager les intérêts de la Jordanie – tels que l’accès du pays à l’eau, aux sources d’énergie et à l’aide financière – avant de prendre la moindre initiative.

Les personnalités jordaniennes qui se sont confiées à MEE ont largement fait part de leur inquiétude quant au fait que l’annexion de la vallée du Jourdain constituerait une grave menace pour la sécurité nationale de la Jordanie car elle sonnerait le glas de toutes les tentatives de créer un État palestinien viable avec Jérusalem-Est comme capitale dans le cadre d’une solution à deux États longtemps promue par la communauté internationale.

Abadi a évoqué les craintes que la Jordanie, qui accueille plus de deux millions de réfugiés palestiniens, ne se retrouve face à un nouvel afflux de réfugiés – cette fois, sans espoir de retour.

La Jordanie et l’AP coordonneraient leur réaction

Middle East Eye a appris que les autorités jordaniennes et palestiniennes étaient en contact pour coordonner leur réaction au processus d’annexion.

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Si la Jordanie et l’AP décident de se serrer les coudes, cela pourrait condamner le traité de Wadi Araba et les accords d’Oslo, fait observer Abu Nawar, ajoutant qu’il s’attend à ce que « toute annexion engendre la dissolution de l’Autorité palestinienne et l’annulation de l’accord de paix d’Oslo ».

Cependant, Abadi confie à MEE ne pas être certain que la Jordanie aille aussi loin.

« Un regard réaliste sur le monde arabe ne présage rien de bon pour l’idée de faire d’Israël un ennemi, et ce n’est pas le bon moment pour s’opposer aux États-Unis », observe-t-il.

« La région est embrasée, le soutien arabe est inexistant et l’économie est en lambeaux. Cela signifie que la Jordanie ne peut rien faire de plus que de contester les initiatives d’Israël et mener la campagne internationale contre celles-ci. »

Le besoin d’une initiative forte

Les propos du roi Abdallah ont certainement attiré l’attention de l’administration américaine du président Donald Trump, fervent défenseur d’Israël.

« Nous comprenons que le roi exprime son inquiétude et c’est pour cette raison que nous considérons qu’il est important de revenir à la vision du président Trump pour la paix », a déclaré la porte-parole du département d’État américain Morgan Ortagus lors d’une conférence de presse vendredi. « Toutes les parties doivent accepter de s’asseoir à la table des négociations et œuvrer à l’exécution de ce plan de paix. »

Le plan israélo-palestinien de Trump – familièrement appelé « accord du siècle » – est catégoriquement rejeté par les dirigeants palestiniens et largement critiqué pour accéder à la plupart des exigences du gouvernement de droite israélien tout en n’offrant que des îlots de territoire aux Palestiniens pour un éventuel État dénué de toute souveraineté sur ses frontières et son espace aérien.

« Les États-Unis ont donné le feu vert à l’annexion de la vallée du Jourdain en échange d’un accord entre Netanyahou et Pompeo – en vertu duquel Israël cesse sa coopération avec la Chine en matière de technologies de sorte que les secrets militaires américains ne soient pas divulgués à la Chine via Israël » 

- Ayman Hunaiti, spécialiste des affaires israéliennes

Ayman Hunaiti, le spécialiste des affaires israéliennes, apporte pour sa part une explication au soutien américain à l’initiative israélienne.

« Les États-Unis ont donné le feu vert à l’annexion de la vallée du Jourdain en échange d’un accord entre Netanyahou et Pompeo – en vertu duquel Israël cesse sa coopération avec la Chine en matière de technologies de sorte que les secrets militaires américains ne soient pas divulgués à la Chine via Israël », explique-t-il.

De son côté, l’ancien ministre des Affaires étrangères et premier ambassadeur jordanien en Israël, Marwan Muasher, estime que le royaume hachémite ne peut pas compter sur le soutien des autres États arabes s’il prend des mesures en réaction à l’annexion.

« Il existe un fossé entre les positions des différents États du Golfe en ce qui concerne l’annexion, ce qui anéantira la solution à deux États », affirme Muasher. 

« La réaction arabe est décevante, car Israël coopère avec certains États arabes sur le dossier iranien. Malgré l’opposition officielle affichée par les pays arabes, il n’y a aucune preuve d’initiative sérieuse de la part de ces États ou même de la Ligue arabe pour s’opposer au plan israélien d’annexion de la vallée [du Jourdain]. »

Marwan Muasher plaide pour que la Jordanie mène la bataille sur la scène diplomatique. 

« La Jordanie peut mener les efforts diplomatiques sur différents fronts arabes et européens et dans les couloirs du pouvoir en Amérique. Au Congrès et même au sein de l’administration Trump, la Jordanie a des amis qui peuvent être rapprochés et à qui on peut faire comprendre à quel point l’annexion serait dévastatrice pour le processus de paix. »

Quel que soit le résultat, indique l’ancien ambassadeur, la Jordanie ne peut se contenter de rester les bras croisés.

« La position officielle de la Jordanie ne peut pas être celle d’un simple spectateur prenant des mesures de façade. Il faut une initiative forte menée par Amman. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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