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Liesse en Jordanie alors qu’Amman récupère des enclaves autrefois annexées par Israël

Le drapeau national a été hissé à Baqoura et Ghoumar après l’expiration du bail de 25 ans accordé dans le cadre d’un accord de paix
Avant dimanche, une porte de Baqoura était utilisée par des agriculteurs israéliens pour entrer dans cette bande de terre de 6 kilomètres carrés (AFP)
Par Mohammad Ersan à AMMAN, Jordanie

Un groupe de soldats jordaniens armés se tient à côté d’une immense porte en ciment ornée du portrait du roi Abdallah II et du défunt roi Hussein de Jordanie. Cette porte, située dans la région de Baqoura, dans le nord du pays près de la frontière israélienne, a été refermée définitivement dimanche, tandis que la chaîne publique jordanienne al-Mamlaka diffusait des images du drapeau jordanien qui était hissé là-bas.

Des scènes similaires ont eu lieu sur une bande de terre à Ghoumar, à 400 km au sud de la capitale Amman, qui se trouve près de l’ancienne route de la mer Morte, à l’intérieur du territoire jordanien.

Le roi Abdallah II, le prince héritier Hussein et le général Yousef al-Hunaiti, commandant de l’armée jordanienne, ont pénétré à Baqoura lundi et ont fait leurs prières du midi dans la zone.

Les cérémonies marquent la reprise officielle par la Jordanie de deux étendues de terre qu’elle avait autorisé Israël à utiliser pendant des décennies, dans un contexte de relations tendues entre les deux voisins, 25 ans après la signature d’un accord de paix historique.

Ces deux parcelles de terre sont des zones agricoles fertiles bénéficiant d’abondantes nappes phréatiques.

Selon les termes du traité de paix jordano-israélien de 1994, les enclaves de Baqoura – qui était occupée par Israël depuis 1950 – et de Ghoumar – occupée après la guerre de 1967 – demeuraient sous souveraineté jordanienne tandis que les agriculteurs israéliens conservaient un accès à la terre.

Un agriculteur israélien et un ouvrier thaïlandais vérifient les cultures de poivrons dans l’ancienne annexe israélienne d’al-Ghoumar, avant sa restitution à la Jordanie (AFP)
Un agriculteur israélien et un ouvrier thaïlandais vérifient les cultures de poivrons dans l’ancienne annexe israélienne d’al-Ghoumar, avant sa restitution à la Jordanie (AFP)

Cependant, en 2018, lorsque la pression publique de ne pas renouveler l’arrangement relatif à ces deux régions s’est accrue, le roi Abdallah II de Jordanie a soumis un préavis d’un an à Israël.

Le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, a déclaré qu’en récupérant les terres, la Jordanie avait exercé ses droits stipulés dans l’accord de paix et qu’elle respectait les droits de propriété israéliens.

Safadi a ajouté que lors des consultations concernant l’accord, Amman avait proposé de vendre la région de Baqoura, mais qu’Israël avait refusé. 

Avant dimanche, la porte de Baqoura était utilisée par des agriculteurs israéliens pour entrer dans cette bande de terre de 6 kilomètres carrés, surnommée en Israël « l’île de la paix ». 

Mais désormais, les agriculteurs israéliens ne sont plus les bienvenus.

« À compter d’hier, toute personne souhaitant entrer à Baqoura et Ghoumar doit obtenir un visa et entrer par les postes frontières », a précisé Safadi.

Liesse en Jordanie

« Je vais y aller pique-niquer avec ma famille et nous allons cuire de la viande au barbecue à Baqoura », déclare à Middle East Eye Ibrahim Najjar, un chauffeur de taxi.

La zone demeure cependant un site militaire fermé que personne ne peut atteindre sans une autorisation spéciale de l’armée jordanienne. 

Selon Khalil Attiyeh, député jordanien, la reprise de ces zones par la Jordanie est une « grande victoire ».

Le parlementaire confie à MEE avoir été « submergé de bonheur lors de la récupération de [cette] terre fertile », ayant l’impression « d’avoir retrouvé une partie de [lui] lorsque la terre est revenue à ses propriétaires ». 

« Tout le peuple jordanien voulait récupérer cette terre et maintenant le bonheur est entré dans tous les foyers jordaniens. Je salue le roi Abdallah II, qui a refusé de renouveler l’accord concernant l’utilisation du terrain », ajoute-t-il.

Le roi Abdallah et le prince héritier Hussein prient à Baqoura, en Jordanie (Cour royale jordanienne)
Le roi Abdallah et le prince héritier Hussein prient à Baqoura, en Jordanie (Cour royale jordanienne)

Pendant 69 ans, aucun pied jordanien n’a foulé le sol de Baqoura et de Ghoumar.

Peu de temps après la récupération des terres, une société de tourisme jordanienne appelée Dallas a déclaré sur sa page Facebook qu’elle organiserait des voyages dans ces régions.

Amjad Maslamani, ancien député jordanien et propriétaire de Dallas, a déclaré qu’il avait l’intention de lancer « une route touristique vers Ghoumar et Baqoura et vers les zones rurales du nord de la Jordanie ».

« Dallas va lancer une route touristique complète pour les Jordaniens et les étrangers pour leur présenter ces zones qui ont été reprises à l’Occupation [Israël] », a-t-il dit.

« Israël regrette la décision de la Jordanie »

Au moment où le drapeau jordanien était hissé à Baqoura dimanche, le roi Abdallah II a annoncé, lors de l’ouverture de la quatrième session ordinaire de la 18e législature à Amman, que la Jordanie « fera[it] valoir sa pleine souveraineté sur chaque centimètre des terres de Baqoura et Ghoumar ».

Les annexes du traité de 1994 garantissaient « des droits de propriété privée et des intérêts pour les Israéliens et permet[tait] à Israël d’utiliser la terre ». 

Selon le traité, l’annexe 1B avait une durée de validité de 25 ans et pouvait être renouvelée pour une durée égale, à moins que l’une ou l’autre des parties ne décidât d’y mettre fin un an avant son expiration. 

C’est exactement ce que le gouvernement jordanien a fait le 12 octobre 2018.

Israël explique que la Jordanie a accepté de permettre aux agriculteurs israéliens de continuer à cultiver la région jusqu’au 30 avril, date à laquelle les cultures actuelles doivent être récoltées.

Le ministère israélien des Affaires étrangères a réagi dans un communiqué dimanche, utilisant à la fois les noms israéliens et arabes pour la région : « Aujourd’hui, 10 novembre 2019, les deux annexes du traité de paix entre Israël et la Jordanie, qui établissaient des régimes spéciaux à Naharayim/Baqoura et Tzofar/al-Ghoumar, expireront et le droit jordanien s’appliquera pleinement. 

« Israël regrette la décision de la Jordanie d’abroger ces annexes. Le gouvernement jordanien continuera de respecter les droits de propriété privée à Naharayim », poursuit le communiqué. « En ce qui concerne Tzofar, le gouvernement jordanien permettra aux agriculteurs israéliens de récolter les cultures qui ont été plantées avant l’expiration de l’annexe. »

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Le ministère jordanien des Affaires étrangères n’a pas nié qu’une telle autorisation eût été donnée aux agriculteurs israéliens, dans des conditions strictes, mais a insisté sur le fait qu’il n’y avait eu « aucune prolongation ou renouvellement des deux annexes du traité de paix israélo-jordanien ».

Selon un communiqué de presse attribué à une source au ministère des Affaires étrangères, « la Jordanie a exercé son droit juridique tel que stipulé dans le traité en ne renouvelant pas les deux annexes et continue de respecter les droits privés à Baqoura en permettant aux agriculteurs de récolter ce qu’ils ont planté avant la fin de l’annexe à Ghoumar conformément à la loi jordanienne ».

« En ce qui concerne Baqoura, le traité de paix a reconnu que 820 dounams [0,82 km²] appartiennent à des intérêts privés et que la Jordanie permettra à tout citoyen israélien qui peut prouver sa possession des terres privées d’obtenir un visa de l’ambassade jordanienne à Tel Aviv pour entrer dans le royaume par les postes-frontières et la Jordanie respectera cette propriété privée basée sur la loi jordanienne », précise le communiqué.

Propriété privée

La question de la propriété privée israélienne d’une partie des terres suscite encore des questions en Jordanie.

L’histoire de ces parcelles de terre remonte à 1926, sous le mandat britannique, lorsque Londres a donné le terrain en concession à la Compagnie d’électricité palestinienne, qui appartenait à Pinhas Rotenberg, l’un des leaders du mouvement sioniste. 

Cette concession a permis à son entreprise de produire de l’électricité en utilisant conjointement les eaux du Jourdain et du Yarmouk. 

Plus tard, Rotenberg a vendu ses terres à l’Agence juive, une organisation sioniste internationale créée en 1929 pour aider et encourager les juifs du monde entier à contribuer au développement et à la fondation d’Israël.

Anis Kassim, un expert en droit international, explique à Middle East Eye que « le gouvernement jordanien doit s’assurer que ces biens ont été acquis d’une manière légale et légitime sur la base du droit jordanien ».

« S’il est prouvé que les terres ont été acquises légalement et légitimement, l’Israélien sera traité de la même manière que tout investisseur étranger », déclare-t-il. « La propriété privée pourrait revenir à des Israéliens et ils peuvent en bénéficier.

« Mais ils ne peuvent pas revendiquer la souveraineté israélienne sur la ferme ou la terre, laquelle tombera maintenant sous la souveraineté jordanienne, et comme tout autre étranger qui achète des terres ou une ferme en Jordanie, la loi applicable sera la loi jordanienne indépendamment de la citoyenneté. »

Selon Kassim, « il est possible pour un Israélien de posséder des biens en Jordanie, selon le traité de paix, parce que la loi sur le boycott a été annulée et les Israéliens disposent des mêmes droits de posséder des biens en Jordanie que les Jordaniens en Israël ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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