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Le partenariat d’Erdoğan avec Poutine en Syrie a-t-il pris fin ?

La Turquie a récemment durci le ton face au bombardement incessant d’Idleb par les forces de Bachar al-Assad et de la Russie
Le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan partagent un déjeuner de travail à Istanbul (Reuters)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

Depuis plusieurs mois, le président turc Recep Tayyip Erdoğan se montrait relativement silencieux ou évasif sur le rôle de la Russie dans la catastrophe humanitaire qui se déroule dans la province d’Idleb, dans le nord de la Syrie, même lorsqu’il était directement sollicité.

S’il y était poussé, il répétait inlassablement que sa confiance dans ses relations personnelles avec le président Vladimir Poutine résoudrait tout problème sur le terrain.

Les médias pro-gouvernementaux turcs minimisaient eux aussi le rôle de l’armée de l’air russe dans les bombardements qui ont visé des infrastructures civiles, telles que des hôpitaux, des boulangeries et des maisons, dans le dernier bastion de l’opposition syrienne.

Mais mercredi dernier, l’attitude stoïque d’Erdoğan a soudainement changé.

« La Russie n’est malheureusement pas fidèle à Astana ou à Sotchi », a déclaré le président turc aux journalistes en référence aux accords de désescalade conclus dans ces deux villes.

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« Il n’y a plus de processus d’Astana. Nous perdons notre patience à Idleb. Soit [la Russie] arrête les bombardements à Idleb, soit nous prendrons [les mesures] nécessaires. » 

Pour beaucoup d’observateurs à Ankara, cette déclaration était en soi un signe que la Turquie ne pouvait pas tolérer de nouvelles attaques russes dans une région qui abrite quelque trois millions de Syriens désespérés.

Depuis que les forces gouvernementales syriennes, soutenues par la puissance aérienne russe, ont lancé la dernière offensive sur Idleb en décembre, environ 390 000 personnes ont fui vers la frontière turque, selon l’ONU.

Les responsables turcs ont tenu de nombreuses réunions avec leurs collègues russes pour mettre fin au carnage. Certaines ont donné lieu à des déclarations de cessez-le-feu, bien qu’elles se soient avérées fragiles, puisque le gouvernement syrien, allié de Moscou, les a enfreintes sans tarder.

« Nous savions toujours que la Russie ne respecterait pas les cessez-le-feu », a déclaré à Middle East Eye un responsable turc proche de la question.

« Mais au moins avant, la Russie arrêtait les attaques pendant une semaine ou deux histoire de faire semblant. Maintenant, ils décrètent un cessez-le-feu le lundi et reprennent leurs attaques le mercredi. »

Les relations avec Damas

Les responsables turcs semblent avoir tenté d’apaiser les tensions et de consolider le dernier cessez-le-feu à Idleb en reconnaissant début janvier qu’une rencontre de haut niveau entre le chef des services de renseignement Hakan Fidan et son homologue syrien Ali Mamlouk avait eu lieu à Moscou.

Les relations entre la Turquie et le gouvernement syrien sont inexistantes depuis qu’Ankara a apporté son soutien à l’opposition syrienne lorsque la guerre a éclaté en 2011.

Depuis peu, Damas recherche toutefois un engagement de haut niveau entre les deux gouvernements, et les pourparlers entre Fidan et Mamlouk montrent qu’il est de plus en plus admis que les deux pays devront probablement commencer à travailler ensemble.

Néanmoins, la rencontre de Moscou n’a pas non plus contribué à améliorer la situation à Idleb.

Mercredi dernier, l’armée syrienne s’est emparée de la ville rebelle emblématique de Maarat al-Numan, alors que ses forces ont commencé à encercler un troisième poste d’observation turc dans les environs.

« Ils frappent tout, des hôpitaux aux écoles, de manière stratégique et délibérée. Ils causent une destruction totale. Les gens fuient et ils prennent le contrôle de villes fantômes »

– Un responsable turc

Selon les responsables turcs, un manque d’effectifs a incité les forces gouvernementales pro-syriennes à employer des tactiques impitoyables pour gagner du territoire.

« Ils frappent tout, des hôpitaux aux écoles, de manière stratégique et délibérée », a indiqué un autre responsable. « Ils causent une destruction totale. Les gens fuient et ils prennent le contrôle de villes fantômes. »

Ankara pense que le président syrien Bachar al-Assad tente de forcer la Turquie à abandonner ses postes d’observation militaire à Idleb, enfreignant de façon évidente les accords précédents.

« Nous ne les abandonnerons pas. Nous les défendrons si une attaque se produit », a assuré le responsable.

Cependant, les problèmes avec la Russie ne se limitent pas à Idleb.

Plus à l’est, Moscou ignore également un accord en vertu duquel la Russie est censée s’assurer que les Forces démocratiques syriennes (FDS), une milice sous direction kurde qu’Ankara considère comme un groupe terroriste, soit maintenue à au moins 30 km de la frontière turque.

« Ils ont seulement remplacé les gardes-frontières par les forces d’Assad. C’est tout », a déclaré un troisième responsable turc. « Les Russes ne leur demandent même pas de se retirer. Ils sont à Kobané, à Manbij, ils sont toujours partout. »

Réfugiés et rebelles

La Turquie, qui accueille déjà environ 3,5 millions de réfugiés syriens, est terrifiée à l’idée de vivre un nouvel afflux de personnes fuyant une offensive à Idleb. Les experts estiment cependant que la Turquie n’a pas beaucoup d’options pour prévenir une telle crise, si ce n’est d’essayer de parvenir à un règlement temporaire dans lequel Ankara tolérerait la perte de territoires à Idleb en dessous des autoroutes stratégiques M4 et M5.

Il y a trois semaines, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a déclaré aux médias qu’une « zone de sécurité » était la seule solution pour mettre fin au massacre de civils à Idleb. 

« La Turquie pourrait créer une zone de sécurité pour les civils en fuite en divisant Idleb en une zone nord et une zone sud avec une présence militaire turque limitée », a déclaré Bilgehan Öztürk, analyste spécialisé dans les affaires russes au sein du think tank SETA, basé à Ankara.

« On pourrait exclure les groupes radicaux de cette zone et continuer de construire des maisons [temporaires] en aggloméré pour abriter les civils. »

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La Turquie construit déjà actuellement plus de 25 000 maisons en aggloméré à Idleb et Erdoğan a annoncé fin janvier que l’Allemagne avait promis de contribuer à hauteur de 25 millions d’euros à ce développement.

Cependant, la perte des tronçons septentrionaux des autoroutes M4 et M5 aurait un effet négatif sur la Turquie, car cela compromettrait l’accès au territoire sous contrôle turc autour d’Afrin.

Öztürk estime que jusqu’à présent, la Russie a apporté aux forces d’Assad toute l’aide dont elles avaient besoin à Idleb et que cette situation ne s’arrêtera probablement pas tant que tous les territoires rebelles ne seront pas repris. Les responsables turcs pensent également que l’établissement d’une zone de sécurité nécessiterait encore l’accord de Moscou, dans la mesure où l’espace aérien n’est contrôlé que par les Russes.

Anton Mardasov, expert en affaires militaires au Russian International Affairs Council, estime que la Russie comprend la nécessité de créer une zone tampon, mais qu’elle sait aussi qu’elle a actuellement le dessus, Ankara ayant peu de moyens de pression – ce qui la rend réticente à changer cette équation.

Une zone tampon dans le nord d’Idleb pourrait non seulement stabiliser la situation, mais peut-être même permettre le retour en Syrie de réfugiés installés en Turquie.

« Moscou craint que le retour des réfugiés dans les zones tampons ne renforce la position des rebelles qui, tout en gardant le soutien de la Turquie et, par exemple, des acteurs européens, resteront complètement autonomes vis-à-vis de Damas », a expliqué Mardasov à MEE.

Öztürk pense pour sa part que si une crise des réfugiés venait à se produire, la Russie ne serait pas inquiète de l’effet que celle-ci aurait sur ses relations avec la Turquie.

« Une crise des réfugiés aggravera les relations entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN et finira par servir les intérêts russes », a affirmé l’analyste. « Les relations turco-russes se poursuivront de manière cloisonnée, dans des domaines stratégiques tels que l’énergie. »

Un jeune Syrien pleure sur la dépouille d’un proche tué lors d’une frappe aérienne à Sarmin, dans la province d’Idleb, le 2 février (MEE/Ali Haj Suleiman)
Un jeune Syrien pleure sur la dépouille d’un proche tué lors d’une frappe aérienne à Sarmin, dans la province d’Idleb, le 2 février (MEE/Ali Haj Suleiman)

Dans le même temps, la Turquie transfère des armes lourdes à l’opposition syrienne et déploie sur le front d’Idleb des renforts de l’Armée nationale syrienne (ANS), groupe rebelle soutenu par la Turquie, selon une source turque.

Jeudi dernier, le Conseil turc de sécurité nationale a déclaré que le gouvernement prendrait des mesures supplémentaires pour protéger la vie des civils à Idleb. 

Vendredi, Erdoğan a même laissé entendre que l’armée turque pourrait mener une opération militaire globale à Idleb contre les forces du gouvernement syrien si celles-ci ne cessaient pas leurs attaques.

« Nous n’aurons pas d’autre choix que de le faire. Nous ne laisserons pas le régime [syrien] brandir la menace des réfugiés contre notre pays en opprimant et en attaquant son propre peuple et en répandant le sang », a-t-il déclaré. 

Ce lundi 3 février, la Turquie a en partie mis à exécution sa menace lors de la plus grande escalade entre la Turquie et la Syrie observée depuis le début de la guerre en Syrie, il y a près de neuf ans.

« Nous ne laisserons pas le régime [syrien] brandir la menace des réfugiés contre notre pays en opprimant et en attaquant son propre peuple et en répandant le sang »

– Recep Tayyip Erdoğan

Selon le ministère turc de la Défense, au moins six soldats turcs ont été tués et neuf autres blessés dans une attaque d’artillerie lancée par les forces gouvernementales syriennes dans la province d’Idleb.

Quelques heures après, la Turquie a répondu par une contre-attaque en bombardant 46 positions militaires syriennes dans la région, selon le président turc Recep Tayyip Erdoğan. L’Observatoire syrien des droits de l’homme a comptabilisé treize décès de soldats syriens.

« Nous avons répondu à ces attaques de manière idoine et nous continuerons de le faire, que ce soit avec notre artillerie ou avec nos mortiers », a déclaré Erdoğan à des journalistes à Istanbul.

Le président turc a précisé que selon les premières indications, 30 à 35 Syriens avaient été « neutralisés » – un chiffre qui a ensuite été porté à 76 par le ministre de la Défense Hulusi Akar.

Erdoğan a appelé la Russie, principal allié du président syrien Bachar al-Assad, à ne pas « faire obstacle » aux représailles de la Turquie. 

« Nous sommes déterminés à poursuivre nos opérations pour la sécurité de notre pays, de notre peuple et de nos frères à Idleb », a insisté Erdoğan. « Ceux qui mettent en doute notre détermination comprendront bientôt qu’ils se sont trompés. »

Il a ajouté qu’Ankara avait informé la Russie de son intention de déplacer des troupes vers certaines parties d’Idleb afin de prévenir et de décourager les attaques du gouvernement dans la région.

« Nous avons dit aux Russes qu’ils n’étaient pas la cible […] Si nécessaire, [j’appellerai le président Vladimir Poutine] pour souligner la gravité de ce problème », a-t-il ajouté.

Mardi, lors d’un entretien téléphonique avec son homologue russe, Recep Tayyip Erdoğan a prévenu que la Turquie riposterait « de la plus ferme des manières » en cas de nouvelle attaque syrienne contre ses forces.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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