Après un long déclin, Saad Hariri laisse derrière lui une dynastie en ruines
Bien qu’attendue, la nouvelle n’a pas manqué de susciter un séisme politique : l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri a annoncé qu’il se retirait de la vie politique et que ni lui, ni son Courant du futur, ne se présenteraient aux élections législatives de mai.
« Nous restons au service de notre population et de notre pays. Mais notre décision est de suspendre tout rôle et toute responsabilité directe au sein du pouvoir parlementaire et politique dans le sens traditionnel du terme », a déclaré Saad Hariri lors d’une allocution télévisée, citant l’influence iranienne et le sectarisme comme principaux obstacles.
Héritier d’une dynastie politique autrefois puissante qui dominait les sphères financière, économique et politique du Liban, Saad Hariri a vu son destin politique et personnel s’obscurcir considérablement au cours des dernières années.
Son annonce ainsi que la suspension de toute participation officielle au système politique libanais étaient attendues depuis longtemps, étant donné que ses alliés politiques se sont affaiblis et que ses adversaires, notamment le Hezbollah soutenu par l’Iran, ont gagné en importance au sein du gouvernement.
Issu d’un milieu modeste, son père Rafiq Hariri, né dans la ville méridionale de Saïda, a fait fortune en Arabie saoudite dans le secteur du bâtiment pendant le boom pétrolier. Il a tissé des liens étroits avec le roi Fahd et s’est même fait naturaliser saoudien.
Lorsque la guerre civile libanaise a pris fin au bout de quinze ans en 1990, Rafiq Hariri est entré dans la mêlée politique de son pays. Il s’est présenté comme un homme d’affaires émigré prospère plutôt que comme un chef de guerre, sans lien avec les horreurs de la guerre civile et désireux de reconstruire son pays et de le remettre sur la carte. En 1992, il est devenu Premier ministre et a dirigé la reconstruction du Liban d’après-guerre.
Propulsé prématurément sous les feux de la rampe
Rafiq Hariri a étendu son influence aux principales institutions de l’État, notamment le ministère des Finances, le Conseil du développement et de la reconstruction, Middle East Airlines et la Banque centrale, dont il a confié la direction à Riad Salamé, un banquier qui gérait ses finances personnelles à Paris.
Rafiq Hariri est devenu une figure dominante de la politique libanaise de 1992 à 2005. Occupant le poste de Premier ministre pendant la majeure partie de ces années, il a été assassiné dans un attentat dévastateur à la voiture piégée en février 2005 au cœur de Beyrouth.
Son assassinat a secoué le Liban. Le gouvernement soutenu par la Syrie a démissionné une semaine plus tard. L’armée syrienne – présente au Liban depuis 1976 – s’est retirée : le gouvernement Assad était en effet largement considéré, au Liban et à l’étranger, comme étant responsable de l’attentat, qui a fait 21 morts en plus de Rafiq Hariri.
Dans un contexte marqué par des assassinats politiques et une intensification des tensions, Saad Hariri, héritier de la dynastie Hariri, a été propulsé prématurément sous les feux de la rampe en tant que leader sunnite du pays.
Il a fait son entrée officielle sur la scène politique lors des élections de 2005, à une époque où le Courant du futur engrangeait des succès électoraux considérables. Son parti était la principale force de l’alliance du 14-Mars, un groupe de partis sectaires et non sectaires favorables à l’Occident et aux États du Golfe, qui s’est opposée à l’alliance pro-Assad du 8-Mars, dirigée par le Hezbollah.
À la suite des élections de 2009, Saad Hariri a accédé au poste de Premier ministre en novembre. Ses partisans nourrissaient de grands espoirs et pensaient qu’il perpétuerait l’héritage de son défunt père. Il a toutefois hérité d’un État dysfonctionnel et d’une économie moribonde.
Depuis les années 1990, la dette publique s’était envolée jusqu’à atteindre des sommets catastrophiques, tandis que la corruption était devenue systémique sous le règne de son père, comme l’illustrait la reconstruction très controversée du quartier central de Beyrouth.
Les fonds publics libanais sont devenus la bourse personnelle des seigneurs de guerre, des hommes d’affaires et de leurs supérieurs militaires syriens, et peu de choses semblaient avoir changé après le retrait de l’armée syrienne (hormis la présence manifeste de l’armée syrienne).
Un peu plus d’un an après son entrée en fonction, en janvier 2011, les rivaux de Saad Hariri au sein de son cabinet, issus de l’alliance du 8-Mars, ont massivement démissionné pour protester contre le soutien de son gouvernement au Tribunal spécial pour le Liban, une enquête internationale sur l’assassinat de Rafiq Hariri. Ce fut la chute du premier cabinet de Saad Hariri.
La traversée du désert
Les années suivantes furent une traversée du désert sur le plan politique. Se tournant plutôt vers ses affaires, Saad Hariri a passé une grande partie de ces années en Arabie saoudite, invoquant des menaces pour sa sécurité.
Pilier central de l’alliance du 14-Mars, le Courant du futur a poursuivi sa route en boitillant, avec un leader aux abonnés absents, tandis que la coalition du 14-Mars s’est lentement effritée, ses membres principaux ayant préféré suivre leur propre voie.
De mai 2014 à octobre 2016, le Liban était sans président et son gouvernement était intérimaire. Le bloc du 8-Mars a insisté pour faire élire à la présidence Michel Aoun, chef militaire durant la guerre et leader du Courant patriotique libre (CPL).
La même année, Saad Hariri a effectué son retour sur la scène politique en concluant un accord avec Michel Aoun et le CPL. Saad Hariri devait ainsi reprendre le poste de Premier ministre tandis que son bloc parlementaire devait soutenir les aspirations présidentielles de Michel Aoun. Cet accord fut le premier d’une série de compromis consentis par Saad Hariri envers le 8-Mars.
En octobre 2016, le deuxième cabinet de Saad Hariri est né. Mais ce retour a été miné par des faux pas et des revers massifs.
Le morceau d’empire commercial qu’il a hérité de son père a commencé à s’effriter. Saudi Oger, l’entreprise de construction fondée par son père, s’est effondrée sous le poids de ses dettes colossales en 2016.
La mort du roi Abdallah d’Arabie saoudite en 2015 a été suivie de l’ascension du roi Salmane et de son fils Mohammed ben Salmane, qui ne lui ont pas apporté le même soutien.
En novembre 2017, au cours d’un épisode géopolitique absurde, Saad Hariri a annoncé sa démission depuis Riyad, en lisant un texte qui n’était visiblement pas le sien.
Il est apparu plus tard qu’il avait été retenu en otage en Arabie saoudite, avant d’être secouru par une intervention diplomatique française. Avec l’impitoyable Mohammed ben Salmane comme dirigeant de fait, Riyad ne goûtait guère les compromis de Saad Hariri envers le Hezbollah et ses alliés.
Les élections de mai 2018 ont constitué un revers majeur pour Saad Hariri. Mis à mal par une popularité en baisse et une nouvelle loi électorale, le Courant du Futur a perdu un grand nombre de sièges. Son gouvernement est alors devenu intérimaire et ce n’est qu’en janvier 2019 qu’un nouveau cabinet a été formé, dans lequel les rivaux de Saad Hariri se sont adjugé une part encore plus importante du gâteau.
Les affaires personnelles de Saad Hariri n’ont pas connu un meilleur sort. Future TV, une chaîne satellite panarabe qui occupait autrefois le devant de la scène, a cessé d’émettre.
Parallèlement, le New York Times a révélé que Saad Hariri avait versé une somme exorbitante à une mannequin sud-africaine en 2013, alors que de nombreux employés de Future TV avaient été privés de leur salaire pendant des mois voire des années.
Le naufrage
Le mépris de la population à l’égard de la classe dirigeante libanaise a alors atteint de nouveaux sommets. Les années précédentes avaient été marquées par une atrophie politique, une détérioration des conditions de vie, une augmentation du coût de la vie et des mouvements de protestation sporadiques contre la classe dirigeante dans son ensemble.
Le soulèvement du 17 octobre 2019 a pris la classe dirigeante libanaise au dépourvu. Saad Hariri a démissionné douze jours plus tard, suscitant la fureur de ses rivaux au sein du cabinet, notamment du CPL.
Saad Hariri a passé les mois suivants à préparer son retour. L’explosion survenue le 4 août 2020 dans le port de Beyrouth lui a offert une opportunité. Fin octobre, il a été une nouvelle fois désigné Premier ministre.
Pendant treize mois, Saad Hariri et Michel Aoun se sont rendu coup pour coup en public. Saad Hariri a adopté une posture de sauveur en cherchant à former un cabinet technocratique capable de sortir le Liban de la multitude de crises qui l’accablent. Il s’est cependant heurté à l’intransigeance de Michel Aoun et à son insistance supposée à donner la priorité aux quotas sectaires plutôt qu’à la reprise économique. En juillet 2021, Saad Hariri a renoncé à former un gouvernement.
Lors de la conférence de presse donnée lundi, Saad Hariri s’est donné une image de martyr qui a dû avaler d’énormes couleuvres et accepter des sacrifices extrêmes tout au long de sa carrière politique afin de protéger le Liban contre les troubles civils.
Ce discours se garde néanmoins de mentionner le fait que pendant tout le temps qu’il a passé au gouvernement – que ce soit dans la branche législative ou exécutive –, Saad Hariri n’avait pas grand-chose d’autre à offrir que le système corrompu de partage sectaire du butin perfectionné par son père et les autres élites d’après-guerre.
Alors que Saad Hariri et le Courant du futur semblent avoir disparu de l’équation politique à court terme, un vide restera à combler dans le système politique notoirement sectaire du pays.
Une poignée d’alternatives sunnites à Saad Hariri ont émergé ces dernières années. Mais contrairement au Courant du futur, qui a pris la forme d’un bloc unifié de sunnites de tout le pays, ces alternatives sont fortement localisées et n’ont guère percé
Une poignée d’alternatives sunnites à Saad Hariri ont émergé ces dernières années. Mais contrairement au Courant du futur, qui a pris la forme d’un bloc unifié de sunnites de tout le pays, ces alternatives sont fortement localisées et n’ont guère percé.
Par exemple, Fouad Makhzoumi, élu député en 2018, s’est constitué une image de Rafiq Hariri des temps modernes en utilisant ses milliards à des fins philanthropiques. Mais ses aspirations semblent être plus modestes et centrées uniquement sur Beyrouth.
Oussama Saad, député également élu en 2018 et héritier d’une dynastie politique nassériste de gauche, est populaire à Saïda, mais ses opinions ont peu d’écho ailleurs.
L’actuel Premier ministre Najib Mikati dispose certes d’une base de pouvoir à Tripoli, mais les allégations de corruption qui pèsent sur lui assombrissent son avenir. Le propre frère de Saad Hariri, Bahaa, qui s’est longtemps tenu à l’écart de la politique, tente d’y faire son entrée depuis 2020, mais son succès demeure discutable.
Quelle que soit la personne qui portera le costume du « leader sunnite », la chute (ou la « suspension », pour reprendre le terme de Saad Hariri) tant attendue de la dynastie Hariri pourrait ouvrir la voie à des groupes d’opposition alternatifs lors des prochaines élections.
À tout le moins, la chute d’une dynastie politique de premier plan est un motif de réjouissance pour d’innombrables Libanais, en particulier pour les Beyrouthins qui ont été spoliés de leurs possessions dans le centre de Beyrouth par le père de Saad Hariri.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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