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Normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël : le prince héritier « veut quelque chose d’exceptionnel »

La cour menée par Israël et les États-Unis pour convaincre Mohammed ben Salmane de normaliser les relations renforce la position du prince héritier saoudien
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane préside le sommet arabe à Djeddah, en Arabie saoudite, le 19 mai 2023 (Associated Press)

Des informations assurent que l’Arabie saoudite et Israël se rapprochent de l’établissement de relations officielles mais des responsables américains et israéliens douchent cet enthousiasme, soulignant que, dans cette affaire, le temps joue en la faveur du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Mercredi dernier, une haut responsable américaine déclarait aux législateurs que « la presse hyperventilait énormément, regorgeait d’informations douteuses », selon lesquelles on ne serait pas loin d’une percée entre l’Arabie saoudite et Israël.

« En particulier dans la presse israélienne », a précisé la sous-secrétaire d’État Barbara Leaf lors d’une audition du Sénat. « La presse est excitée à l’idée que l’Arabie saoudite puisse faire ce pas en avant. »

La veille, le conseiller à la sécurité nationale d’Israël, Tzachi Hanegbi, avait suggéré que c’était le jour et la nuit entre l’administration Biden et le gouvernement du Premier ministre Benyamin Netanyahou, qui est « dans le brouillard » concernant les négociations de normalisation entre Washington et Riyad.

Ces remarques font suite à un déluge d’articles – principalement dans la presse israélienne – fournissant des informations quasi quotidiennes sur les allers-retours de l’administration Biden avec Israël et l’Arabie saoudite. 

« Pour que le gouvernement israélien survive, il a besoin de maintenir en vie le discours affirmant que la normalisation avec l’Arabie saoudite est incroyablement imminente. Alors qu’en fait, ce n’est pas le cas »

- Aziz Alghashian, chercheur au SEPAD

Les espoirs d’un accord sont nés début mai lorsque le proche conseiller de Biden Jack Sullivan a déclaré que la normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël était dans l’intérêt de la sécurité nationale américaine. Un article d’Axios selon lequel la Maison-Blanche vise à sceller un accord en l’espace de six ou sept mois, avant les prochaines élections américaines, n’a fait qu’alimenter l’hystérie.   

« Le discours a assurément évolué », observe Yoel Guzansky, expert du Golfe à l’Institute for National Security Studies (Tel Aviv). « C’est la première fois que l’administration Biden évoque la normalisation si ouvertement et la qualifie de priorité, mais quand on regarde au-delà du discours, pas grand-chose n’a changé depuis l’année dernière. » 

Le secrétaire d’État Antony Blinken se rend en Arabie saoudite du 6 au 8 juin pour discuter de coopération stratégique, y compris la normalisation. Un haut responsable américain a déclaré que l’administration allait continuer à encourager un accord tout en poursuivant les progrès « sans aller jusqu’à la normalisation diplomatique officielle ». 

« Le prix que demandent les Saoudiens est très élevé »

Aziz Alghashian, chercheur au SEPAD, unité de recherche de l’université de Lancaster en Angleterre, déclare à Middle East Eye que les fuites constantes dans les médias ont atteint un « crescendo agaçant » et « suintent l’envie désespérée d’Israël d’apparaître plus proche de l’Arabie saoudite ». 

« Pour que le gouvernement israélien survive, il a besoin de maintenir en vie le discours affirmant que la normalisation avec l’Arabie saoudite est incroyablement imminente. Alors qu’en fait, ce n’est pas le cas », explique le chercheur basé à Riyad.

L’Arabie saoudite et Israël sont assurément plus proches que jamais. Si le royaume n’a pas participé aux accords d’Abraham en 2020 qui ont normalisé les relations des Émirats arabes unis, du Maroc et de Bahreïn avec Israël, il en a néanmoins été impacté.

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Tous deux coopèrent discrètement en matière de sécurité et de renseignements pour combattre l’Iran. Les efforts des États-Unis pour admettre Israël au sein du CENTCOM (centre de commandement central américain pour le Moyen-Orient) ont étendu ces liens dans le domaine de la défense. L’année dernière, pour la première fois, l’Arabie saoudite et Oman ont rejoint publiquement Israël lors des exercices navals menés par les Américains.

En mai, Netanyahou et son ministre des Affaires étrangères Eli Cohen se sont entretenus au téléphone deux fois avec le prince héritier Mohammed ben Salmane en l’espace d’une journée dans le cadre des négociations visant à autoriser les vols commerciaux directs vers le royaume pour les musulmans d’Israël qui font le pèlerinage du hadj

« Il ne fait aucun doute que nous sommes plus proches que jamais d’un accord, étant donné le fait que c’était quasiment le néant il y a quelques années », indique Aaron David Miller, ancien conseiller du département d’État aujourd’hui chercheur au Carnegie Endowment for International Peace.

Pour sa part, l’administration Biden cherche à rapiécer ses liens avec Riyad, tendus à cause des droits de l’homme et de la production pétrolière. En mars, la décision du royaume de rétablir des relations avec l’Iran dans le cadre d’un accord négocié par la Chine a marqué son éloignement de Washington.

« L’administration estime avoir surcorrigé cette trajectoire », indique Miller. « Désormais, on ne parle plus de Riyad comme d’un paria et elle cherche un moyen de renforcer leur relation. »

Un accord de normalisation montrerait la puissance diplomatique des États-Unis dans la région alors même que leurs alliés se plaignent d’un intérêt déclinant. Ce serait également un triomphe pour Netanyahou, revenu au pouvoir l’année dernière avec la promesse d’étendre les accords d’Abraham mais qui a dû s’atteler à des défis nationaux après les réactions négatives à sa réforme judiciaire controversée.

« Biden le veut plus que jamais. Bibi le veut plus que jamais. Mais Mohammed ben Salmane peut attendre », fait observer Aziz Alghashian.

Contrairement aux accords d’Abraham de 2020, lorsque les négociations entre les États arabes et Israël étaient menées en secret, les demandes préliminaires de l’Arabie saoudite ont été dévoilées. En échange de la normalisation de leur relation, elle veut des garanties de sécurité de la part des États-Unis, de l’aide pour développer un programme nucléaire civil et un allégement des restrictions sur les ventes d’armes. 

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« Le fond du problème se résume à savoir si les exigences saoudiennes peuvent être acceptées », juge Aaron David Miller. « Et le prix qu’ils demandent est très élevé. »

Le sujet tabou est la position de l’Arabie saoudite sur la Palestine. En janvier, un haut diplomate saoudien affirmait que le royaume ne normaliserait pas ses relations avant la création d’un État palestinien et les Saoudiens n’ont pas laissé publiquement entendre une évolution de leur position à ce sujet.

Yoel Guzansky estime que les exigences de l’Arabie saoudite concernant un État palestinien indépendant sont probablement une posture de négociation, mais que « la liste de souhaits de Riyad pour normaliser les relations comprend sans aucun doute quelque chose sur la scène palestinienne : on n’est pas au niveau de l’État, mais cela doit être pris en compte et on ne sait pas si ce gouvernement [israélien] peut le faire ».

Bâtir un consensus au Congrès

Les demandes de l’Arabie saoudite requièrent de gros efforts de lobbying au Congrès pour le compte de l’administration Biden, alors que les membres de son propre parti souhaitent restreindre leurs relations avec Riyad en raison d’inquiétudes concernant les droits de l’homme. De nombreux législateurs ont également exprimé leur malaise vis-à-vis des ambitions nucléaires du royaume.

Mercredi dernier, le sénateur américain Chris Murphy a arraché une promesse publique à Barbara Leaf, responsable du département d’État pour le Moyen-Orient : l’administration ne fera aucune garantie en matière de sécurité à l’Arabie saoudite sans chercher d’abord l’approbation du Congrès.

D’anciens et actuels responsables américains certifient à MEE que si l’administration Biden le voulait, elle pourrait passer outre l’opposition du Congrès concernant les ventes d’armes en utlisant un veto présidentiel, mais n’a pas vraiment envie de le faire étant donné l’état délicat des relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite et l’élection présidentielle à venir. 

« Biden le veut plus que jamais. Bibi le veut plus que jamais. Mais Mohammed ben Salmane peut attendre »

– Aziz Alghashian, expert en politique étrangère

« L’administration Biden ne peut pas partir en guerre contre les membres du Parti démocrate pour cet accord », assure Aaron David Miller à MEE

Mais bâtir un consensus au Congrès est plus difficile maintenant étant donné les turbulences qui affectent les relations entre les États-Unis et Israël. Netanyahou est à la tête d’un gouvernement composé de personnalités d’extrême droite autrefois marginales et sa réforme judiciaire est devenue une sorte d’exutoire au sein du Parti démocrate. Le dirigeant israélien n’a pas encore été invité à la Maison-Blanche. 

Israël lui-même se montre vague sur son éventuelle réaction au programme nucléaire saoudien. Le conseiller à la sécurité nationale d’Israël Tzachi Hanegbi fait valoir que le dossier devrait d’abord être soumis aux règles américaines de non-prolifération, mais un accord définitif ne serait pas ratifié sans consulter Israël, où un débat fait rage sur la façon de réagir aux ambitions nucléaires de Riyad.

« Si le prix de la paix consiste à donner à l’Arabie saoudite des capacités d’enrichissement, je pense qu’il est trop élevé », confie Yoel Guzansky à MEE. « Qui sait ce que MBS [Mohammed ben Salmane] fera dans cinq ans ou même l’année prochaine avec cette carte. »

Les États-Unis demandent aux pays cherchant à coopérer sur la technologie nucléaire de signer un accord particulier dit « 123 agreement », qui leur interdit l’enrichissement et la vente d’uranium – un objectif saoudien.

MBS en position de force

L’administration tente de calmer les ardeurs de Riyad en mettant l’accent sur les avantages politiques d’un accord. Le sénateur républicain Lindsey Graham a même affirmé aux Saoudiens qu’une normalisation sous le mandat de Biden pourrait les aider à gagner la sympathie de Washington.

« C’est un argument que les Saoudiens ont assimilé », indique à MEE Prem Kumar, ancien conseiller du président Obama pour le Moyen-Orient, qui travaille aujourd’hui pour le cabinet de conseil international Albright Stonebridge Group.

« À l’heure actuelle, l’Arabie saoudite bénéficie des avantages de la coopération en matière de sécurité avec Israël, sans avoir à défendre publiquement ces liens »

- Abdullah Baabood, chercheur au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center

« Ils se rendent compte que s’ils concluent cet accord avec un président républicain, cela ne fera que renforcer l’idée que l’Arabie saoudite est un acteur partisan à Washington », ajoute-t-il. 

Abdullah Baabood, chercheur non résident au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center, estime que l’on donne trop d’importance à cette carte au sein de l’establishment à Washington.

« Nous avons vu ce que les Saoudiens ont fait à Biden lors de sa visite », souligne-t-il, en référence au passage du président américain dans le royaume en juillet 2022. « Si les Saoudiens avaient voulu se rapprocher des démocrates, ils auraient pu réagir de manière beaucoup plus positive à cette visite. Mais ils n’y ont accordé aucune importance. »

Le prince héritier Mohammed ben Salmane mène une politique étrangère plus indépendante vis-à-vis de Washington. 

Il profite de l’envolée des prix du pétrole qui a renfloué les caisses du royaume et replacé ce dernier au centre des préoccupations mondiales en matière de sécurité énergétique.

« MBS estime qu’il est en position de force et qu’il n’a pas à céder à qui que ce soit », constate Abdullah Baabood. « MBS veut quelque chose d’exceptionnel en échange de la normalisation. »

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Les coûteuses interventions militaires dans des points chauds comme le Yémen qui ont marqué les débuts du règne du prince héritier ont cédé la place à des efforts visant à positionner Riyad en tant que médiateur. Outre le rétablissement des liens avec l’Iran, il a réintégré le président syrien Bachar al-Assad dans le giron arabe et reçu une délégation du Hamas aux côtés de représentants de l’Autorité palestinienne. Israël et les États-Unis considèrent le Hamas comme un groupe terroriste.

Prem Kumar estime que la normalisation des liens avec Israël s’inscrit dans le cadre de la réorientation de la politique étrangère. 

« Cela pourrait démontrer que l’Arabie saoudite peut avoir une relation forte à la fois avec l’Iran et avec Israël », explique-t-il à MEE. « Aucun autre pays arabe ne pourrait revendiquer ce statut. »

Le gouvernement d’extrême droite de Netanyahou et les tensions en Cisjordanie occupée, en particulier dans le complexe de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est, brouillent également l’équation avec l’Arabie saoudite. 

« Je pense qu’il s’agit d’une démarche extrêmement risquée pour l’Arabie saoudite, qui tente de jouer un rôle de leader du monde arabe. Cela nuirait à sa réputation », affirme Abdullah Baabood.

« À l’heure actuelle, l’Arabie saoudite bénéficie des avantages de la coopération en matière de sécurité avec Israël, sans avoir à défendre publiquement ces liens. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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