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Rafah, cette ville oasis divisée par une frontière controversée entre le Sinaï et Gaza

De zone de conflit antique à point d’arrêt pour les voyageurs du XIe siècle, MEE se penche sur les 3 000 ans d’histoire de Rafah
Un réfugié palestinien sur un âne dans une rue du camp Canada, près de Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Égypte, le 6 janvier 1989 (AFP/Mike Nelson)
Un réfugié palestinien sur un âne dans une rue du camp Canada, près de Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Égypte, le 6 janvier 1989 (AFP/Mike Nelson)

Rafah, la ville la plus méridionale de la bande de Gaza, est assiégée et subit des attaques israéliennes incessantes.

Avant le 7 octobre, la ville, qui s’étend sur 64 km² seulement, était déjà surpeuplée et ravagée par la pauvreté et des conditions de vie précaires en raison d’un blocus israélien en vigueur depuis dix-sept ans.

Depuis cette date, après l’expulsion forcée par Israël des Palestiniens du nord et du centre de Gaza vers le sud, la population de Rafah s’est multipliée par cinq en l’espace de quelques mois, pour atteindre environ 1,5 million d’habitants.

La population de Rafah, dont l’histoire s’étend sur trois millénaires, vit aujourd’hui dans ce qui ressemble à un campement de tentes de fortune exigu. Ces habitations temporaires sont habitées par des réfugiés palestiniens qui ont été déplacés à plusieurs reprises au cours de leur vie.

En début de semaine, au moins 67 Palestiniens ont été tués à la suite de frappes de l’aviation israélienne sur quatorze maisons et trois mosquées de la ville.

Israël a averti que son armée attaquerait Rafah si les otages israéliens détenus à Gaza n’étaient pas libérés d’ici au début du Ramadan.

Middle East Eye s’est penché sur l’histoire de Rafah, depuis ses transferts entre divers empires et dynasties antiques et médiévaux jusqu’à la décision conjointe des Britanniques et des Ottomans de diviser la ville en deux entités distinctes.

Marchands itinérants

La ville de Rafah serait habitée depuis plus de 3 000 ans. On retrouve son nom dans d’anciennes inscriptions égyptiennes datant du XIIIe siècle avant notre ère.

À l’origine, il s’agissait d’une colonie qui s’est développée autour d’une oasis reliant la péninsule du Sinaï à Gaza. La ville était appelée « Robihwa » par les anciens Égyptiens, « Raphia » par les Grecs et les Romains, « Rafiah » par les Israélites et « Rafah » par les Arabes.

C’est là que s’est déroulée la bataille de Raphia en 217 avant notre ère, l’une des plus grandes batailles de l’histoire antique, à laquelle ont participé environ 150 000 combattants et près de 200 éléphants.

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Le conflit entre le royaume ptolémaïque et l’empire séleucide avait pour enjeu la région de la Coelé-Syrie, qui couvre une partie de la Syrie et du Liban actuels.

Quelques décennies plus tard, en 193 avant notre ère, c’est à Raphia que la princesse séleucide Cléopâtre Ire épouse Ptolémée V.

Rafah a ensuite été brièvement gouvernée par le royaume hasmonéen, après avoir été conquise par le roi juif hellénistique Alexandre Jannée. Elle est ensuite tombée aux mains des Romains pendant environ sept siècles.

En 635, dans les premières années de la foi islamique, les armées du califat de Rachidounes ont pris la ville aux Byzantins.

Elle est ensuite restée aux mains de plusieurs souverains et dynasties musulmans, dont les Omeyyades, les Abbassides et, plus tard, les Ottomans.

Au cours des premiers siècles sous la domination musulmane, Rafah était connue pour être un point d’arrêt pour les marchands itinérants. D’après des historiens du XIe siècle, on y trouvait des hôtels, des magasins, un marché et une mosquée.

Des communautés juives ont prospéré à Rafah à différentes périodes entre le IXe et le XIIe siècle, mais la plupart d’entre elles ont fini par s’installer dans la ville voisine d’Ashkelon, qui se trouve aujourd’hui dans l’État d’Israël.

À ce jour, 133 326 réfugiés sont officiellement enregistrés dans le camp par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Le nombre réel d’habitants du camp est probablement beaucoup plus élevé

C’est sous la domination ottomane qu’en 1906, pour la première fois, Rafah se retrouve divisée entre deux territoires. Une ligne est tracée entre l’Égypte, alors sous domination britannique, et la Palestine ottomane, qui traverse la ville de Rafah.

Dix ans plus tard, au lendemain de la révolte arabe et de la chute de l’Empire ottoman, Rafah tombe aux mains des Britanniques en 1917.

Selon les statistiques du mandat britannique en Palestine, Rafah comptait 599 habitants en 1922 et 2 220 en 1945. Tous ces habitants étaient considérés comme musulmans.

Lors de la Nakba, ou la « catastrophe », de 1948, 750 000 Palestiniens ont été déplacés de force de leurs villes et villages par les milices sionistes pour faire place à l’État d’Israël nouvellement créé. À ce moment, la bande de Gaza est passée sous contrôle égyptien, tout en maintenant la ligne de démarcation de 1906 qui traverse Rafah.

En 1949, le camp de réfugiés de Rafah est créé pour accueillir les réfugiés palestiniens qui ont été déplacés lors de la Nakba.

À ce jour, 133 326 réfugiés sont officiellement enregistrés dans le camp par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Le nombre réel d’habitants du camp est probablement beaucoup plus élevé.

Les répercussions de la guerre de 1967

Avec une superficie de seulement 1,2 km2, le camp est l’une des zones les plus densément peuplées des territoires palestiniens occupés. Il abrite 18 écoles gérées par l’ONU, deux centres de santé et deux centres de services sociaux.

La guerre de 1967 au Moyen-Orient va également avoir des répercussions importantes sur Rafah.

Israël a remporté la victoire sur les armées arabes et a ensuite occupé la bande de Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem-Est, le plateau du Golan en Syrie et le Sinaï en Égypte.

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Après 1967, la frontière de Rafah a été supprimée et les habitants des deux côtés ont été reconnectés pendant quinze ans. À cette période, le canal de Suez constituait la frontière entre l’Égypte et le territoire contrôlé par Israël.

À la suite d’un traité de paix signé entre Israël et l’Égypte en mars 1979, les forces israéliennes et les colons se sont retirés du Sinaï en 1982. Environ 1 400 familles de colons israéliens auraient été payées 500 000 dollars chacune pour quitter le Sinaï.

C’est à cette date que la frontière de Rafah a été érigée à nouveau, et elle est restée en place depuis. Elle a été tracée approximativement selon les mêmes lignes que la frontière de 1906.

La frontière traverse des rues, des quartiers résidentiels et des terres agricoles, ce qui a obligé de nombreuses personnes à faire un choix difficile : vivre en Égypte ou dans la bande de Gaza occupée par Israël.

Selon une anecdote de l’époque, un dirigeant municipal de Rafah avait deux épouses, l’une vivant du côté égyptien de la frontière et l’autre du côté de Gaza.

Rafah fait partie d’une poignée de villes, telles que Jérusalem, Nicosie et Rome, divisées entre différentes nations ou territoires

Un pharmacien de Rafah a déclaré au quotidien australien Sydney Morning Herald en mars 1982 : « Pendant les quatre guerres, il n’y a pas eu de destruction à Rafah. Mais avec la paix, il y aura des dégâts et des destructions. C’est une situation très difficile ».

Depuis, de nombreuses familles séparées par le redécoupage de la frontière n’ont pas pu se rendre visite. Rafah fait partie d’une poignée de villes, telles que Jérusalem, Nicosie et Rome, divisées entre différentes nations ou territoires.

Le poste-frontière de Rafah

Plus tard, en 1982, le poste-frontière de Rafah a été ouvert en tant que point d’entrée et de sortie officiel entre l’Égypte et la bande de Gaza contrôlée par Israël.

En 1994, après plusieurs cycles de négociations, le poste-frontière de Rafah a été placé sous une forme de contrôle conjoint entre Israël et l’Autorité palestinienne (AP). Les autorités israéliennes ont conservé l’essentiel des contrôles de sécurité et peuvent refuser l’accès à toute personne.

En janvier 2001, lors de la seconde Intifada, Israël a toutefois pris le contrôle total du point de passage.

Le président palestinien de l’époque, Yasser Arafat, salue la foule qui s’est rassemblée pour l’accueillir à Rafah, dans la bande de Gaza, le 27 février 1998 (AFP/Fayez Nureldine)
Le président palestinien de l’époque, Yasser Arafat, salue la foule qui s’est rassemblée pour l’accueillir à Rafah, dans la bande de Gaza, le 27 février 1998 (AFP/Fayez Nureldine)

Plus tard dans l’année, les forces israéliennes ont également détruit l’aéroport international Yasser Arafat de Gaza, le seul aéroport de Palestine, qui était situé près de Rafah.

En septembre 2005, Israël a retiré ses forces et ses colons de Gaza dans le cadre d’un « plan de désengagement ».

C’est au cours de ce mois, pendant environ sept jours, que des brèches sont apparues le long de la frontière, permettant à des milliers de personnes des côtés palestinien et égyptien de la frontière de Rafah de se retrouver brièvement.

Un homme âgé a rampé à travers un trou dans le mur, s’est agenouillé et a embrassé la terre après avoir touché le sol palestinien pour la première fois en plus de trente ans, selon l’hebdomadaire égyptien Al-Ahram.

De nombreux Palestiniens ont également quitté Gaza pour la première fois de leur vie, pour des visites d’une journée dans le Sinaï.

Deux mois plus tard, le poste-frontière de Rafah est repassé sous le contrôle conjoint d’Israël et de l’Autorité palestinienne jusqu’en juin 2007, date à laquelle le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza. Depuis lors, le poste-frontière est contrôlé par l’Égypte et le Hamas et n’est ouvert que par intermittence.

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Ce point de passage constitue la seule porte d’entrée et de sortie de la bande de Gaza qui ne soit pas directement contrôlée par Israël.

Depuis longtemps, des tunnels reliant les deux villes de Rafah, en Égypte et en Palestine, sont utilisés pour la contrebande.

À plusieurs reprises, l’Égypte a inondé les tunnels avec de l’eau de mer et des eaux usées, et a installé une barrière souterraine pour arrêter le trafic présumé d’armes, de combattants et de ressources entre le Sinaï et le sud de la bande de Gaza.

Outre la destruction des tunnels, l’Égypte a, depuis 2014, rasé une grande partie de la ville de Rafah.

À la suite d’attaques très médiatisées menées par des combattants islamistes basés dans la péninsule du Sinaï, qui ont tué 33 membres des forces de sécurité égyptiennes en octobre 2014, le président Abdel Fattah al-Sissi a entamé le processus de démolition de l’ensemble de la ville pour des raisons de sécurité.

Les autorités égyptiennes ont rasé 685 hectares de terres cultivées et détruit 800 maisons pour créer une zone tampon entre le Sinaï et Gaza. La totalité de la partie égyptienne de Rafah, où vivent 78 000 personnes, est incluse dans la zone tampon.

La ville historique et la plupart de ses villages ont été détruits. Seul un village, el-Barth, dont les habitants sont des alliés de l’armée égyptienne, subsiste.

Un Émirat d’un jour

L’Égypte entreprend actuellement la construction d’une ville entièrement nouvelle à Rafah.

Du côté palestinien, Rafah a été dévastée par le conflit ces dernières années.

En août 2009, lors de ce qui a été appelé la bataille de Rafah, les combats entre le Hamas et un groupe militant armé qui n’a pas perduré, connu sous le nom de Jund Ansar Allah, ont fait 22 morts.

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Ce groupe avait proclamé l’Émirat islamique de Rafah, qui a duré un jour (le 14 août 2009) avant d’être écrasé par le Hamas.

Rafah a également subi des bombardements israéliens lors des multiples guerres à Gaza, notamment en 2009, 2012, 2014 et au cours du conflit actuel.

Durant la guerre de 2014, qui a marqué la dernière invasion terrestre de Gaza avant le conflit actuel, Israël a lancé une attaque massive sur Rafah.

Le 1er août 2014, après la disparition d’un soldat israélien, Israël a lancé des frappes aériennes et 1 000 tirs d’artillerie sur la ville. Des chars et des bulldozers ont également rasé des dizaines de maisons. Lors de cet assaut, 75 civils ont été tués en une journée, dont 24 enfants.

L’offensive de Rafah serait un exemple de l’utilisation de la directive Hannibal, une règle d’engagement interne israélienne qui prévoit que si un soldat est kidnappé, l’armée peut réduire ses mesures de précaution et agir de manière plus agressive.

Dans le cadre de la guerre actuelle à Gaza, bien qu’Israël ait déclaré Rafah comme zone de sécurité l’année dernière, la ville a subi des bombardements israéliens répétés. Cette semaine encore, au moins 95 Palestiniens, dont 42 enfants, ont été tués dans quatre attaques israéliennes, selon Amnesty International.

Des organisations humanitaires et des analystes affirment à MEE que l’invasion terrestre de Rafah prévue par Israël engendrera une catastrophe humanitaire et pourrait ouvrir la voie à un nettoyage ethnique des Palestiniens de Gaza vers le Sinaï égyptien.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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