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Le Soudan se dirige-t-il vers une guerre totale ?

Au Soudan, le scénario catastrophe serait qu’un conflit prolongé entre l’armée et les paramilitaires, dans lequel aucun des deux camps ne prendrait le dessus, engendre un niveau de déstabilisation sans précédent
De la fumée s’élève d’Omdurman, près du pont d’Halfaya, lors d’affrontements entre les paramilitaires des Forces de soutien rapide et l’armée, vus de Khartoum Nord, au Soudan, le 15 avril 2023 (Reuters)

Le conflit qui a éclaté samedi 15 avril entre les Forces armées soudanaises (FAS), l’armée régulière du Soudan dirigée par Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide (FSR), les paramilitaires dirigés par Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », est d’une nature sans précédent depuis l’indépendance du pays.

Les affrontements au Soudan impliquent traditionnellement une élite armée prédatrice et kleptocrate, qui pille les ressources des régions marginalisées à la périphérie du pays, telles que le Darfour, le Kordofan du Sud ou le Soudan du Sud, aujourd’hui indépendant.

Bien que l’équilibre entre les deux forces ne soit pas total, les FSR représentent certainement le défi le plus sérieux que les FAS aient jamais eu à relever pour défendre leur hégémonie militaire dans les régions centrales du Soudan

L’armée soudanaise n’a pas évolué depuis la proclamation d’indépendance en 1956 : elle a conservé l’identité façonnée par les colons égyptiens et britanniques et reste dominée par des officiers issus d’un même milieu social, dans le nord du pays.

Ce n’est pas la première fois que des affrontements éclatent à Khartoum, conséquence des nombreux putschs – victorieux ou non – qui se sont succédé ces dernières années dans le pays, mais il s’agissait jusqu’à présent d’épisodes brefs, découlant généralement de différends idéologiques et politiques au sein de l’élite militaire. Ils n’avaient jamais provoqué de frappes aériennes d’une ampleur comparable à celles survenues à Khartoum durant le week-end du 15 et 16 avril.

Jusqu’à récemment, les groupes paramilitaires tels que les RSF n’auraient jamais cherché à s’emparer de la capitale – l’état-major de l’armée régulière les considérait d’ailleurs comme des alliés dans les conflits régionaux. Depuis la prise de pouvoir de l’ancien président Omar el-Béchir en 1989, le régime est devenu de plus en plus dépendant des milices comme celle de Hemetti.

Un conflit dangereux

La transition économique du pétrole à l’or amorcée en 2011, en réponse à la chute des exportations d’hydrocarbures, a joué en faveur de Hemetti, qui en a profité pour transformer les FSR en une armée de mercenaires semi-indépendants, qui s’est enrichie en faisant sortir clandestinement le précieux métal du Darfour et en allant prêter main-forte aux forces saoudiennes et émiraties au Yémen.

Durant la révolte de 2013, el-Béchir avait fait appel aux troupes de Hemetti pour réprimer les manifestations à Khartoum, permettant ainsi aux FSR de s’implanter durablement dans la capitale. Quelques années plus tard, en avril 2019, Hemetti avait de manière opportuniste soutenu le renversement de son ancien protecteur.

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Désormais, l’armée qualifie les FSR de « milice rebelle » – or contrairement aux autres groupes dissidents, ces dernières font partie intégrante des principaux dispositifs sécuritaires de la capitale. C’est ce qui rend le conflit actuel si particulier, et si dangereux.

L’un des signes avant-coureurs les plus clairs du conflit actuel entre Hemetti et les FAS a été le regain de confiance affiché par les vestiges du régime de Béchir affiliés au Congrès national, parti officiellement dissous.

Dans les jours qui ont précédé le début des combats, les dirigeants du Congrès national se réunissaient ouvertement, malgré l’interdiction formelle du parti à la suite de la prise du pouvoir par l’armée le 29 novembre 2019. Ils ont organisé un iftar pour Béchir à Kober, quartier urbain portant le même nom que la célèbre prison où sont détenus de nombreux oligarques islamistes déchus, et prévoyaient ouvertement un coup d’État.

Après le début des combats, Hemetti n’a pas hésité à désigner Ali Karti, secrétaire général du Mouvement islamique renaissant et ancien ministre des Affaires étrangères de Béchir, comme l’un des architectes de ce qu’il a décrit comme un effort visant à « entraîner le pays dans la guerre et [à] revenir au coup d’État [d’octobre 2021] ». 

Les causes profondes

Les racines les moins profondes de la rupture entre Hemetti et Burhan remontent au coup d’État d’octobre 2021, qui a écarté par la force les civils engagés dans un partage précaire du pouvoir avec l’armée et les FSR au sein du gouvernement de transition postrévolutionnaire.

Après le coup d’État, Burhan a commencé à réhabiliter certaines personnalités de l’ancien establishment du Congrès national au sein de l’armée et de la fonction publique, ce qui a gêné Hemetti, conscient que ces figures ne lui pardonneraient jamais d’avoir trahi Béchir en 2019.

Après la destitution de ce dernier, les Forces pour la liberté et le changement (FFC) et les acteurs régionaux anti-islamistes – en particulier les Émirats arabes unis – ont vu en Hemetti un rempart potentiel contre le retour au pouvoir du Mouvement islamique et de ses alliés au sein de l’armée, même si la majorité de la rue soudanaise n’était pas prête à lui pardonner l’implication de ses troupes dans le terrible massacre perpétré lors d’un sit-in en juin 2019.

Si Burhan parvient à vaincre les FSR à court ou moyen terme, cela engendrera probablement un recul par rapport aux progrès récents vers un gouvernement civil ainsi qu’une poursuite de la réhabilitation des sécurocrates de l’ère du Congrès national au sein de l’armée et de l’appareil étatique

S’il s’est initialement rangé du côté du coup d’État de Burhan en 2021, se mettant ainsi encore plus à dos les civils, il a nommé en octobre 2022 un nouveau conseiller, Yusuf Izzat, qui a ouvert des canaux avec les dirigeants des FLC. Hemetti est ensuite devenu un fervent défenseur de l’accord-cadre de décembre 2022, qui devait établir un gouvernement de transition purement civil au Soudan, avant de reconnaître finalement que le coup d’État d’octobre 2021 avait été une « erreur ».

L’une des conditions de l’accord-cadre était l’intégration des FSR aux Forces armées soudanaises dans un délai fixé. C’est la contestation du calendrier et de la gestion de cette intégration qui a formé le contexte immédiat du déclenchement des hostilités.

À un moment donné, Burhan a insisté sur le fait que les FSR devaient être intégrées avant que le reste de l’accord-cadre ne puisse être mis en œuvre, rappelant l’entêtement des FAS en matière de calendrier qui a précédé l’éclatement du conflit au Kordofan méridional en 2011. Hemetti a pour sa part soutenu qu’il n’intégrerait pas ses forces tant que les islamistes n’auraient pas été écartés de la direction des FAS.

Alors que les tensions liées au processus d’intégration s’intensifiaient, Hemetti a commencé à déplacer ses forces de l’ouest du Soudan vers Khartoum et la ville septentrionale de Merowe, où les troupes des FAS et égyptiennes effectuaient des exercices conjoints.

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Alors que Hemetti s’était rapproché des Émirats arabes unis, les dirigeants des FAS se sont rapprochés de l’Égypte, où Burhan et les autres chefs militaires du pays avaient suivi une formation.

Le déplacement des troupes vers Merowe, où se trouve le deuxième plus grand aéroport du Soudan, semblait avoir pour but d’éviter le déploiement des forces aériennes soudanaises et égyptiennes contre les FSR dans le cadre d’un éventuel conflit.

Après un bref effort mené par des médiateurs pour éviter l’escalade des tensions entre les FAS et les FSR, des combats ont éclaté mi-avril à Merowe, Khartoum et ailleurs. Les FSR ont diffusé des images de soldats égyptiens capturés par leurs troupes à Merowe, vraisemblablement dans le but de renforcer leur image en prétendant défendre la souveraineté soudanaise. 

La domination aérienne des FAS explique en partie pourquoi aucune force rebelle n’a pu marcher sur Khartoum dans l’histoire récente du pays, à l’exception de deux tentatives rapidement écrasées, soutenues par la Libye, en 1976 et en 2008.

Le problème pour les FAS aujourd’hui est que les FSR sont déjà à Khartoum. Elles disposent depuis longtemps d’une base importante à Khartoum 2, près de l’aéroport, où une bataille féroce sévit actuellement. 

Une crise prolongée

Il existe désormais un risque très sérieux de conflit prolongé entre les deux belligérants.

Si les FAS ont des rangs mieux garnis, les FSR ont à leur actif une expérience au combat plus récente, notamment au Yémen, et sont capables de déployer un contingent considérable de véhicules blindés.

Pour la population, cependant, le problème est que Hemetti et Burhan, qui prospèrent grâce à des économies militarisées et à des relations clientélistes avec les puissances régionales, représentent une continuité avec les formes de politique que la révolution de 2018-2019 avait cherché à vaincre

Bien que l’équilibre entre les deux forces ne soit pas total, les FSR représentent certainement le défi le plus sérieux que les FAS aient jamais eu à relever pour défendre leur hégémonie militaire dans les régions centrales du Soudan.

Si Burhan parvient à vaincre les FSR à court ou moyen terme, cela engendrera probablement un recul par rapport aux progrès récents vers un gouvernement civil ainsi qu’une poursuite de la réhabilitation des sécurocrates de l’ère du Congrès national au sein de l’armée et de l’appareil étatique.

Une victoire nette de Hemetti face aux FAS semble moins probable, mais il espère peut-être que s’il parvient à éliminer Burhan, il sera en mesure de négocier avec les dirigeants des FAS moins proches du Congrès national.

Un tel scénario est délicat, compte tenu du mépris des dirigeants des FAS à l’égard d’un homme qu’ils considèrent comme un arriviste provincial, mais pourrait en théorie permettre à la transition actuelle de reprendre finalement son cours, même si le camp civil demeure divisé entre ceux qui sont prêts à fermer les yeux sur l’implication des FSR dans les massacres au Darfour et à Khartoum et ceux qui ne peuvent l’oublier.

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Les FSR sont encore loin de disposer d’un cadre de partisans idéologiquement engagés ou d’une base sociopolitique sérieuse, en dépit des efforts déployés par Hemetti pour en créer une par le biais de campagnes sur les réseaux sociaux. Il a toutefois cultivé des alliés parmi les élites régionales et tenté de se présenter aux dirigeants des partis politiques soudanais comme le seul acteur des services de sécurité capable de sauvegarder leurs intérêts.

Pour la population, cependant, le problème est que Hemetti et Burhan, qui prospèrent grâce à des économies militarisées et à des relations clientélistes avec les puissances régionales, représentent une continuité avec les formes de politique que la révolution de 2018-2019 avait cherché à vaincre.

Si les médiateurs nationaux ou internationaux ne parviennent pas à instaurer un cessez-le-feu, le scénario catastrophe serait qu’un conflit prolongé entre les FSR et les FAS, dans lequel aucun des deux camps ne prendrait le dessus, engendre un niveau de déstabilisation sans précédent au Soudan.  

- Willow Berridge est une historienne spécialiste du Soudan moderne. Elle a écrit Civil Uprisings in Modern Sudan: The Khartoum Springs of 1964 and 1985 (Bloomsbury, 2015) et Hasan al-Turabi: Islamist Politics and Democracy in Sudan (Cambridge University Press, 2017).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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