Soudan : une décennie de cheminement vers le chaos
Cela faisait des mois que le peuple soudanais et ceux qui suivent les événements au Soudan le craignaient. Et voilà que le pire est arrivé.
Les Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel Fattah al-Burhan et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), dirigés par le général Mohamed Hamdan Dagalo, s’affrontent dans les rues des villes du pays.
Après avoir préservé un mariage de convenance depuis le coup d’État militaire d’octobre 2021, les deux entités militaires – qui disposent de sources différentes de pouvoir, de revenus et de soutien régional – se sont retournées l’une contre l’autre. Les forces antidémocratiques du Soudan sont en guerre et les Soudanais sont une fois de plus pris entre deux feux, craignant pour leur vie et contraints de s’abriter des avions de chasse des FAS, ainsi que des obus d’artillerie et des canons antiaériens des FSR.
Khartoum, la capitale, est une ville fantôme. Ses infrastructures, déjà fragiles, ont volé en éclats. Les gangs sillonnent les rues en toute impunité. Dagalo, communément appelé Hemetti, affirme qu’il traquera Burhan « comme un chien ». Burhan soutient que « toute guerre se termine par une négociation, même si l’adversaire est vaincu ».
Où tout cela a-t-il commencé ?
Il y a presque dix ans, fin septembre 2013, une vague de protestations a déferlé sur le Soudan après que le président de l’époque, l’autocrate islamiste Omar el-Béchir, a annoncé la fin des subventions aux carburants et introduit d’autres mesures d’austérité.
Les forces de sécurité ont réagi comme elles avaient l’habitude de le faire sous Béchir : par la violence.
Plus de 170 personnes, dont des enfants, ont été tuées selon les informations relayées, tandis que des centaines d’autres ont été blessées, arrêtées ou placées en détention. Nombre de ces personnes – en particulier celles originaires du Darfour, dans l’ouest du Soudan – ont subi des actes de torture.
En réponse à une nouvelle vague de résistance à son régime, Béchir a cherché à ajouter une nouvelle bête à son panthéon de protecteurs. C’est ainsi qu’en 2013, un groupe paramilitaire appelé Forces de soutien rapide a été créé sous l’égide des services de renseignement. Comme Frankenstein, Béchir a donné vie à un monstre et l’a mis sur la voie de la désolation.
L’horreur au Darfour
Les FSR ont rassemblé un grand nombre de combattants et de personnalités de premier plan ayant fait partie des Janjawids, un groupe de milices né dans les années 1980 lors de la longue guerre civile au Tchad, qui s’est forgé une triste réputation mondiale pour ses agissements au Darfour à partir de 2003.
Béchir les a chargés d’écraser la population noire locale, qui s’était soulevée pour protester contre son gouvernement élitiste et excluant. Les Janjawids, dont on traduit parfois le nom par « cavaliers du diable », ont par la suite été accusés d’actes systématiques de nettoyage ethnique et d’une multitude d’autres crimes de guerre.
À la tête des FSR se trouvait Hemetti, dont la famille est originaire du Tchad. C’est ainsi que ce seigneur de guerre analphabète du Darfour qui faisait le sale boulot de Béchir dans la région frontalière en proie à la violence s’est vu ouvrir l’accès au centre du pouvoir à Khartoum.
Béchir prononçait son nom de manière à ce qu’il signifie « ma protection » en arabe. Le président soudanais en est venu à « utiliser la RSF comme une sorte de garde prétorienne pour le soutenir et soutenir son Congrès national », indique à Middle East Eye Kholood Khair, analyste soudanaise et directrice du think tank Confluence Advisory, établi à Khartoum.
Le lieutenant-général Mohamed Hamdan Dagalo salue ses partisans à son arrivée à un meeting dans le village d’Aprag, en 2019 (Reuters)
En parallèle, Hemetti et ses frères sont devenus très riches : le passage du Soudan d’une économie pétrolière à une économie aurifère en 2011 a en effet profité au chef de milice, qui s’est servi des FSR pour faire sortir clandestinement de l’or des mines qu’il contrôlait au Darfour et a ensuite envoyé des troupes au combat dans les conflits régionaux, notamment au Mali et pour la coalition saoudienne au Yémen.
À Khartoum, Hemetti était encore considéré comme un étranger. Mais les FSR formaient un élément clé de l’univers de Béchir.
« Béchir montait les FSR contre l’armée dans le cadre de sa stratégie anti-coup d’État », détaille Kholood Khair. « Il essayait de faire en sorte que l’armée, les services de renseignement, la police et les forces de sécurité se détestent mais lui restent fidèles. »
Il s’agissait d’un jeu complexe, aux enjeux considérables, dont l’unique objectif était le maintien de Béchir au pouvoir.
« Il voulait créer une force de contrepoids parce qu’il soupçonnait toujours les autres islamistes au sein de l’armée de vouloir le destituer par un coup d’État », explique à MEE Jihad Mashamoun, chercheur et analyste politique soudanais, au sujet de la création et du déploiement des FSR.
D’abord sous la direction des services de renseignement, le groupe paramilitaire a été placé par la loi de 2017 sur les Forces de soutien rapide sous l’autorité directe de Béchir, qui était alors à la fois chef d’État et chef des forces armées.
Lorsque les années de résistance révolutionnaire à Béchir ont finalement abouti à une vague de manifestations qui l’a contraint de quitter le pouvoir en 2019 – Hemetti et Burhan ayant tous deux décidé d’enfoncer leur ancien patron et bienfaiteur –, ce changement dans la chaîne de commandement a accentué les divisions entre les entités.
« Après la destitution de Béchir, Burhan était le chef des FAS, mais pas le chef de l’État, et c’est ainsi que les FSR ont vraiment commencé à s’affirmer en tant qu’entité », indique Kholood Khair à MEE. « Elles avaient déjà leurs propres sources de revenus et leur propre politique étrangère, mais c’est ce qui les a vraiment cristallisées. »
Les FSR étaient désormais très clairement indépendantes et agissaient en tant que force parallèle.
Pour le moment, cependant, Burhan et Hemetti allaient pouvoir maintenir une alliance visant à tenir à distance un ennemi plus grand : la démocratie. Les partisans de cet ennemi, qu’il s’agisse des comités de résistance révolutionnaire qui ont affronté les machettes, les tourelles et les pratiques de torture de l’armée comme des FSR au cours de la dernière décennie, ou de figures politiques technocrates comme Abdallah Hamdok, Premier ministre du Soudan de 2019 à 2021, commençaient à croire à la possibilité de ramener le Soudan à une gouvernance véritablement civile.
Mais en octobre 2021, ils ont été renversés par un coup d’État militaire mené par Burhan et Hemetti, alliés fragiles.
« Après la destitution de Béchir, Burhan était le chef des FAS, mais pas le chef de l’État, et c’est ainsi que les FSR ont vraiment commencé à s’affirmer en tant qu’entité »
– Kholood Khair, analyste
La résistance de la rue au régime militaire ne s’est pas relâchée pour autant. Burhan et Hemetti ont joué la montre : à l’automne 2022, le chef des FSR a décidé de se présenter comme un défenseur de la démocratie, un discours qu’il continue d’émettre en anglais sur les réseaux sociaux alors que ses hommes sont engagés dans des combats urbains meurtriers.
En décembre, l’accord-cadre négocié sous médiation internationale pour entamer le processus de transition du Soudan vers un régime civil a été signé par les deux dirigeants. Cet accord était considéré comme favorable à Hemetti, raison pour laquelle il le soutenait en public, mais il prévoyait également l’intégration des FSR au sein des FAS, un point dont les détails étaient sujets à débat.
Un accord final devait être scellé ce mois-ci, près de dix ans après la création des FSR. Comme l’explique Kholood Khair à MEE, Burhan et Hemetti ont été « ensemble pour essayer d’éviter de rendre des comptes » pour les nombreux crimes qu’ils ont commis au fil des ans, mais sont désormais « éloignés sur presque tout le reste, y compris dans leur vision des moyens à employer pour consolider leur coup d’État de 2021 ».
Le moment décisif approchait et Burhan et ses soutiens islamistes – dont beaucoup sont des revenants de l’ère Béchir – « se sont rendu compte qu’ils étaient au bout du chemin et qu’ils ne pouvaient plus gagner de temps », souligne l’analyste.
Cherchant à séduire ses soutiens en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, voire en Occident, Hemetti a qualifié Burhan d’« islamiste radical ».
Un jeu des trônes
Vers quoi se dirige-t-on aujourd’hui ? Ni Burhan ni Hemetti ne sont réputés pour leur propension à protéger les civils, bien au contraire.
Le peuple soudanais est également pris au piège non seulement d’un jeu des trônes interne, mais aussi d’un jeu externe où des puissances régionales et internationales se disputent les profits et l’influence. Dans les mois qui ont précédé cette flambée de violence meurtrière, Khartoum a reçu d’éminentes personnalités en provenance des États-Unis, de l’Union européenne, d’Israël, d’Arabie saoudite, de Russie ou encore des Émirats arabes unis.
Burhan bénéficie d’un soutien de longue date de l’Égypte, pays voisin du Soudan, où il a été formé et où le gouvernement anti-islamiste du président Abdel Fattah al-Sissi ferme les yeux sur le fait que Burhan puise son principal soutien interne auprès des islamistes de l’ère Béchir.
« Les Égyptiens sont déjà très impliqués », indique à MEE Cameron Hudson, ancien analyste à la CIA. « Ils participent activement aux combats. On retrouve des avions de chasse égyptiens dans ces campagnes de bombardement. Des unités des forces spéciales égyptiennes sont déployées et les Égyptiens fournissent des renseignements et un soutien tactique aux FAS. »
Rival de l’Égypte et autre grand voisin du Soudan, l’Éthiopie pourrait décider que l’ennemi de son ennemi est son ami et soutenir ainsi Hemetti, dont on dit également qu’il a acheté de nombreux biens immobiliers à Addis-Abeba.
Le Tchad, qui partage une frontière de 1 300 km avec le Soudan, serait fortement opposé à ce que le chef paramilitaire gagne en pouvoir au Soudan, même si un cousin de Hemetti, Bichara Issa Djadallah, est un général tchadien.
Les États-Unis n’ont plus la capacité ni la volonté d’imposer leur puissance dans la région.
« Il y a une idée claire des limites du pouvoir de Washington », explique Cameron Hudson à MEE. « Les États-Unis passent des coups de fil pour tenter d’empêcher l’Égypte de s’impliquer davantage, de tenir Israël à distance, de priver le conflit d’air supplémentaire afin de le laisser s’éteindre de lui-même. »
La question est de savoir combien de temps cela prendra et combien de civils mourront avant que cela n’arrive.
Ehud Yaari, conseiller et analyste israélien travaillant depuis longtemps sur les relations avec le Soudan, affirme à MEE qu’il est « tout simplement faux » d’imaginer qu’Israël soutient les FSR.
« Il y a une idée claire des limites du pouvoir de Washington. Les États-Unis passent des coups de fil pour tenter d’empêcher l’Égypte de s’impliquer davantage, de tenir Israël à distance »
- Cameron Hudson, ancien analyste à la CIA
On sait que Hemetti a développé de solides relations au sein du Mossad, l’agence de renseignement israélienne. Cependant, et c’est là un autre exemple des politiques étrangères parallèles menées par les deux généraux, Burhan entretient des relations plus étroites avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
« Les contacts israéliens se font principalement avec Burhan », souligne Ehud Yaari. « Auparavant, Hemetti demandait des choses, mais il ne les a pas obtenues. Il est désormais dos au mur. »
La présence du groupe Wagner au Soudan demeure une préoccupation pour les États-Unis. Le groupe de mercenaires russes a déjà coopéré avec les FSR et Washington pense que cette collaboration se poursuit. MEE a fait état de la présence de mercenaires russes dans des zones reculées de la côte soudanaise de la mer Rouge, où Moscou cherche à construire une base navale au grand dam des Américains.
Plus influents, du moins à l’heure actuelle, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont considérés comme plus proches d’Hemetti et sont « apparus comme les principaux acteurs diplomatiques sur ce terrain, ou comme des rivaux de Washington », indique Cameron Hudson.
Hemetti est proche du dirigeant d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, et le Soudan exporterait chaque année 16 milliards de dollars d’or vers les Émirats arabes unis.
« Les Émiratis ont des liens plus solides avec Hemetti », précise Cameron Hudson, qui suggère que Riyad pourrait « se rallier à l’idée américaine selon laquelle aucun des deux hommes ne devrait être aux commandes ».
Comme pour illustrer l’influence déclinante de l’ancienne puissance coloniale au Soudan, MEE a appris que l’ambassadeur britannique était en vacances hors du Soudan lorsque les combats ont commencé et qu’il n’était pas en mesure de rentrer dans le pays.
Jeux d’espions
Les agents de renseignement de l’ère Béchir jouent un rôle crucial en Égypte, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, ce qui brouille encore davantage les pistes.
Salah Gosh, ancien chef des services secrets soudanais, vit au Caire et a permis à des agents des services de renseignement soudanais de se rendre à Washington en janvier. Parallèlement à l’accord-cadre de décembre, l’Égypte a suivi sa propre voie de négociation avec le Soudan, où le rôle de Salah Gosh s’est avéré déterminant.
Taha Osman al-Hussein, un ancien chef de bureau de Béchir qui a été licencié par l’ex-président soudanais après avoir suggéré d’utiliser les FSR pour fomenter un coup d’État au Qatar, a été nommé conseiller aux affaires africaines par l’Arabie saoudite en 2017. Il occuperait toujours ce poste, tout en étant titulaire d’un visa de longue durée aux Émirats arabes unis.
Selon l’analyste Jihad Mashamoun, il n’est pas surprenant de voir le Soudan dans la tourmente avec des agents de renseignement de l’ère Béchir qui occupent de tels rôles.
« La communauté internationale et les États-Unis doivent vraiment adopter une approche holistique vis-à-vis de la transition du Soudan, plutôt que de la confier à des partenaires régionaux », soutient-il. « Si l’on sous-traite cette tâche aux Émirats arabes unis et à l’Égypte, avec des agents de renseignement de Béchir qui travaillent pour eux, c’est ce qui se passera. »
L’analyste décrit tout cela comme « une diversion inutile dans la transition démocratique du Soudan ».
C’est donc une décision prise par Béchir il y a près de dix ans dans le but de tenir le peuple à distance qui a déclenché une série d’événements qui ont plongé encore un peu plus le Soudan dans le chaos. Les acteurs régionaux et internationaux, avec leurs propres programmes antidémocratiques, ont exacerbé cette situation.
En avril 2022, Sara Abdelgalil, médecin et membre de longue date de l’opposition soudanaise vivant à Londres, affirmait à MEE que la démocratie finirait par arriver dans son pays.
« Cela finira par se produire, soutenait-elle. Cela pourrait prendre des années et le prix à payer sera hélas très élevé. Je suis médecin et je vois des enfants se faire tuer. Mais les jeunes sont très conscients de ce qu’ils veulent. […] La révolution est dans chaque maison. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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