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Tunisie : le rapport de la Cour des comptes révèle les dysfonctionnements de la transition démocratique

Depuis sa publication, le rapport de la Cour des comptes relatif aux élections générales de 2019 fait couler beaucoup d’encre, sans doute parce qu’il pointe les principaux fléaux qui empoisonnent la vie politique tunisienne et mettent en péril le processus démocratique
Nabil Baffoun, chef de l’Autorité supérieure indépendante pour les élections (ISIE), annonce les résultats officiels de l’élection présidentielle lors d’une conférence de presse, à Tunis, le 17 septembre 2019 (AFP)
Nabil Baffoun, chef de l’Autorité supérieure indépendante pour les élections (ISIE), annonce les résultats officiels de l’élection présidentielle lors d’une conférence de presse, à Tunis, le 17 septembre 2019 (AFP)

Jamais un document émanant d’une instance étatique n’a autant fait parler de lui. Paru fin octobre, le rapport de la Cour des comptes relatif à l’élection présidentielle anticipée de 2019 et aux élections législatives a été au centre des débats politico-médiatiques en Tunisie.

Et pour cause : tout au long des 342 pages que contient le texte, les magistrats égrainent, exemples chiffrés à l’appui, toutes les irrégularités qui ont entaché le scrutin.

Si le rapport ne remet pas en question la victoire écrasante de Kais Saied, il braque les projecteurs sur les principaux dysfonctionnements qui empoisonnent la vie politique depuis la chute de Ben Ali.

Le partage des tâches, censé garantir l’impartialité des scrutins, multiplie les intervenants et crée inévitablement des couacs

C’est incontestablement un acquis de la révolution. Après des décennies de scrutins truqués, la gestion des élections a été sortie du giron du ministère de l’Intérieur et confiée à une instance supérieure indépendante (ISIE), dont les membres sont élus par la majorité des deux tiers de l’Assemblée.

Mais l’organisation des consultations fait intervenir plusieurs acteurs en plus de la commission électorale. Ainsi, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) assure-t-elle l’équité du temps de parole des candidats.

La Banque centrale (BCT), le ministère des Finances et la Poste tunisienne sont quant à eux chargés de surveiller les flux financiers.

Enfin, l’armée assure la sécurisation des urnes.

Ce partage des tâches, censé garantir l’impartialité des scrutins, multiplie les intervenants et crée inévitablement des couacs.

Des financements douteux

Le rapport pointe à de nombreuses reprises le manque de coopération de la BCT au sujet du contrôle des comptes des candidats et de leurs proches. Pour sa défense, l’institution financière invoque la législation qui régit son fonctionnement et qui limite ses moyens d’action.

On apprend également que la Banque centrale ne dispose pas d’un registre recensant les comptes ouverts auprès des établissements bancaires tunisiens.

Comme on pouvait s’y attendre, la question du financement des campagnes électorales est au cœur du rapport de la Cour des comptes.

La plupart des candidats à la présidentielle se sont vu reprocher des manquements mineurs à la législation électorale (factures mal libellées, non déclaration de certaines activités, pièces justificatives manquantes).

Mais Nabil Karoui, président de Qalb Tounes et candidat malheureux au second tour de la présidentielle, se taille la part du lion des infractions les plus graves, notamment en matière de financement.

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Le rapport, qui se base sur les données du département de la Justice des États-Unis, auprès duquel les lobbyistes s’enregistrent, relève une information faisant état d’un contrat passé par le candidat avec le cabinet de lobbying Dickens & Madson, représenté par le Canado-Israélien Ari Ben-Menashe et ayant pour objet de « présidentialiser » le patron de Nessma TV en lui faisant rencontrer des leaders occidentaux.

La transaction portait sur un montant d’un million de dollars, dont le quart aurait été payé par l’épouse de Karoui via un compte bancaire domicilié à Dubaï.

Cette opération violerait non seulement la règle du non-recours à des fonds basés à l’étranger pour financer la campagne, mais son montant dépasserait largement le plafond de dépenses autorisées. Pourtant, plus d’un an après le scrutin, Karoui n’a pas été inquiété par la justice.

Par ailleurs, la loi interdit aux personnes morales (notamment les entreprises, les associations et les partis politiques) de financer les campagnes présidentielles. Elle distingue en outre les dons aux candidats effectués par des personnes physiques (dits privés) de l’autofinancement du candidat lui-même. Or, un chiffre intrigue : les dons privés sont passés de 35 % en 2014 à plus de 85 % en 2019. Cela pose la question de l’influence de certaines puissances financières sur les candidats.

Le rôle des médias et des associations

Comme nous l’avons déjà dit, la question du contrôle et de la régulation des médias est centrale dans la transition démocratique. Et l’élection de 2019 a montré à quel point le mélange médias/vie politique pouvait être délétère sur le processus électoral.

Le rapport de la Cour des comptes rappelle que plusieurs candidats ont ainsi pu bénéficier d’un traitement avantageux grâce à des radios et télévisions qui leur sont proches, voire qui leur appartiennent.

Les deux cas les plus emblématiques sont ceux de Nabil Karoui, qui a pu compter sur le soutien de sa chaîne Nessma TV, et Saïd Jaziri, propriétaire de la radio du Saint Coran, qui n’a réussi à faire élire des députés que dans des circonscriptions couvertes par les ondes de son média clandestin.

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D’autres candidats bien classés comme Abdelfattah Mourou, Abdelkrim Zbibi et Youssef Chahed ont bénéficié du traitement partisan de certains médias audiovisuels.

Par ailleurs, depuis 2011, les associations bénéficient d’un cadre législatif libéral. Il leur est notamment permis de percevoir des fonds étrangers et elles ne sont plus assujetties au régime de l’autorisation préalable.

En revanche, il leur est strictement interdit de financer des partis politiques. Pourtant, certaines associations vont devenir de véritables bailleurs de fonds à destination de plusieurs grands partis.

Le rapport accuse notamment l’association caritative Khalil Tounes d’avoir bénéficié de son statut pour aider les campagnes électorales de Nabil Karoui et de Qalb Tounes en touchant des fonds de l’étranger et en « achetant » les électeurs les plus démunis.

Autre accusée, l’association Aïch tounsi d’Olfa Terras Rambourg, qui a utilisé tous les leviers à disposition des ONG (fonds en provenance de l’étranger, publicité politique) avant de présenter des listes aux législatives.

La Cour des comptes a recensé plus de 400 dirigeants d’association qui se sont portés candidats à la députation.

Aucune condamnation judiciaire

La loi électorale impose aux candidats de déclarer leurs pages sur les réseaux sociaux (essentiellement Facebook) et interdit les contenus sponsorisés durant la campagne électorale, a fortiori lorsque ceux-ci sont payés depuis l’étranger.

Mais ces règles sont facilement contournables via des comptes non officiels. La vérification devient d’autant plus difficile que n’importe qui peut faire campagne pour le candidat de son choix en s’affranchissant de la loi.

Il est par ailleurs quasiment impossible d’établir un lien avéré entre la page officieuse et le candidat. La Cour des comptes a néanmoins réussi à trouver des pages non officielles appartenant à douze candidats (dont les deux finalistes) gérées des quatre coins du monde.

Depuis le début de la révolution, les réseaux sociaux ont pris une place centrale dans la structuration de l’opinion publique et sont devenus un outil indispensable à toute action politique.

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Le rapport met en évidence les lacunes législatives à même de laisser s’installer des manipulations de masse de citoyens ne disposant pas des outils nécessaires pour faire le tri dans ce flux ininterrompu d’informations et de rumeurs.

Il ne s’agit pas du premier rapport que la Cour des comptes rend après une échéance électorale. Celui qui a suivi les scrutins de 2014 a également relevé des dysfonctionnements similaires (financement opaque, fonds étrangers, falsifications de parrainages, etc.) sans que des condamnations judiciaires ne soient prononcées.

Depuis 2019, conformément à la nouvelle Constitution, une loi accroît pourtant considérablement les prérogatives de la juridiction financière, la dotant notamment d’un pouvoir de poursuites et d’invalidation en matière électorale.

Les intentions de vote favorables à Kais Saied et au Parti destourien libre (PDL, ancien régime) d’Abir Moussi en cas de scrutin présidentiel ou législatif, en plus de l’abstention, traduisent aussi un ras-le-bol de ces pratiques qui se sont institutionnalisées depuis la chute de Ben Ali.

Un ras-le-bol qui peut se traduire par un retour en arrière si les citoyens estiment que les méfaits de la démocratie telle qu’ils l’ont connue dépassent ses bénéfices.

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