En Turquie, les chameaux se battent dans l’arène
SELÇUK, Turquie – Placés face à face, deux immenses chameaux se jaugent avant de se jeter l’un sur l’autre, la tête la première. Dans cette arène de Selçuk, dans l’ouest de la Turquie, 124 chameaux se succèdent pour de courts combats, une tradition centenaire que les chameliers tentent de préserver.
Autour de l’arène, à quelques minutes de la côte égéenne, plus de 2 000 personnes sont installées à de petites tables, où elles pique-niquent en encourageant leurs favoris et en huant les propriétaires qui interviennent trop dans l’affrontement.
Chaque bête s’efforce de mordiller les pieds de son adversaire et de le déséquilibrer, leurs longs cous s’entremêlant sous les acclamations de la foule. Les combats, qui ne sont pas dotés de prix, durent quelques minutes et se terminent lorsqu’un chameau renverse l’autre ou le fait fuir.
« Mon père et mon grand-père avaient des chameaux, c’est une tradition ancestrale. Moi je n’en ai pas, hélas, mais je vais voir tous les combats », dit à l’AFP Abdullah Altintas, venu avec son épouse Nilgün assister au spectacle.
En Turquie, la culture du chameau remonte à l’époque des Yörük, un peuple nomade héritier des anciens guerriers seldjoukides, arrivés en Anatolie au XIe siècle. Mais le premier combat organisé formellement dans la région a eu lieu dans les années 1830, selon Devrim Ertürk, sociologue à l’université Dokuz Eylül de Selçuk.
Avec la sédentarisation, les chameaux ont servi à transporter des marchandises, surtout vers les ports de l’ouest de la Turquie. « Et les chameliers ont commencé à organiser des affrontements de chameaux dans les khans » (caravansérails) où ils faisaient étape, explique M. Ertürk, lui-même propriétaire de chameaux, parmi lesquels un mâle de 2 ans dont il souhaite faire un lutteur.
Des associations de défense des droits des animaux appellent régulièrement à l’arrêt de ces combats, dénonçant leur cruauté
Près de 90 combats ont été programmés cette année dans la région qui va de Çanakkale (nord-ouest) à Antalya (sud-ouest), entre décembre 2018 et mars 2019, saison de reproduction du chameau et période creuse pour les habitants de la région alors que l’activité agricole ralentit pour l’hiver.
Des associations de défense des droits des animaux appellent régulièrement à l’arrêt de ces combats, dénonçant leur cruauté.
Mais sur place, les organisateurs soutiennent que tout est fait pour protéger les chameaux, notamment en nouant une cordelette autour de leur bouche pour en limiter l’ouverture et les morsures.
« Beaucoup portent le nom des enfants du chamelier »
« Pour un chamelier, son chameau est très précieux. Les propriétaires font tout pour qu’il ne lui arrive aucun mal », insiste M. Ertürk. « Beaucoup portent le nom des enfants du chamelier. Mon père avait donné mon prénom, Devrim, à l’un de ses chameaux. »
Le festival de Selçuk, l’un des plus importants, se tient tous les ans le troisième week-end de janvier.
Le premier jour, certains font défiler leur champion dans la ville. Sous les regards des habitants, les chameaux traversent le marché, parés de tissus colorés brodés à leur nom, de guirlandes de cloches et de drapeaux turcs. Un jury élit ensuite le plus bel animal.
« La culture des chameaux s’estompe, mais nous souhaitons la faire perdurer »
- Dahi Zeynel Bakici, maire de Selçuk
Venu de la province de Muğla, plus au sud, Erol Bilgin, le visage encadré par une casquette plate et une moustache fournie, caresse tendrement son Kara Elmas (Diamant noir), âgé de 9 ans et candidat malheureux au concours de beauté.
« Évidemment, chacun trouve que son chameau est le plus beau », admet-il en retirant un bout de paille de l’épaisse fourrure de son animal, « calme, respectueux et sensible ».
« La culture des chameaux s’estompe, mais nous souhaitons la faire perdurer », explique le maire Dahi Zeynel Bakici à l’AFP.
En plus des combats, un symposium international sur les chameaux est organisé depuis trois ans à Selçuk, avec une centaine de participants à la dernière édition.
Selon Dahi Zeynel Bakici, le but est de pérenniser les traditions liées aux chameaux, comme les combats, et de les faire inscrire par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité.
Le lendemain matin, dans le hangar sombre où Kara Elmas a passé la nuit, Erol Bilgin s’assure que tout va bien. « Nous sommes venus de loin, donc hier il était un peu agité. Mais ici, il a pu se détendre avant le combat », explique-t-il. « Il sait ce qui l’attend ».
Autour de l’arène, le public déambule entre les camélidés et les stands de saucisses, certifiées « 100 % viande de chameau » et grillées sur place pour en faire des sandwiches.
À plusieurs reprises, les hommes en viennent aux mains dans l’arène, à côté de leurs chameaux, avant d’être rapidement séparés par le service d’ordre
Les spectateurs, très majoritairement des hommes, dégustent leur pique-nique dès le matin avec un verre de raki, un alcool anisé... tout en récitant en chœur quelques versets du Coran avant le début des festivités.
Nombre de duels de chameaux terminent en match nul, aucun animal ne parvenant à soumettre l’autre. Les propriétaires, présents dans l’arène, s’emportent parfois, tentant de pousser leur protégé à se battre lorsque l’animal lui-même semble peu intéressé.
À plusieurs reprises, les hommes en viennent aux mains dans l’arène, à côté de leurs chameaux, avant d’être rapidement séparés par le service d’ordre.
Lorsque le speaker annonce le nom de Kara Elmas, Erol Bilgin amène son animal dans l’arène, lui fait faire un petit tour puis le place face à son opposant. Les deux chameaux fondent l’un sur l’autre, se mettant mutuellement à genoux plusieurs fois, sans réussir toutefois à se renverser.
Match nul. Les combattants sont séparés, mais Erol Bilgin est aux anges : « Je suis tellement ému. Il s’est très bien battu, au-delà de mes attentes. Je suis vraiment fier », s’écrie-t-il, caressant le cou de son chameau à l’air imperturbable.
par Luana Sarmini-Buonaccorsi
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