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Revaloriser le safran, l’or rouge venu d’Iran

L’Iran continue à être le premier exportateur mondial de safran, l’épice la plus chère au monde, en dépit de l’embargo mais aussi de la concurrence déloyale de pays comme l’Espagne, qui revendent l’épice iranienne comme un produit espagnol
Fleurs de safran et leurs filaments séparés, dans l’usine iranienne de safran Novin (AFP)

Depuis toujours, le safran est reconnu pour ses vertus. On dit que Cléopâtre en utilisait dans ses bains parfumés ou qu’Alexandre le Grand s’en servait pour panser ses blessures.  

Depuis l’Antiquité, le safran n’a pas perdu ses lettres de noblesse, bien au contraire, c’est l’épice la plus chère au monde. Consommée aux quatre coins de la Terre, c’est un trésor national en Iran, qui en est le plus gros producteur. Le safran fait d’ailleurs partie intégrante du quotidien des habitants.

Dans les cafés de Téhéran, si vous commandez une boisson chaude, il y a de grandes chances pour que celle-ci vous soit servie accompagnée d’une sucette de sucre safranée.

Pour un kilo de safran, il faut compter 78,5 kg de fleurs, ce qui représente 170 000 fleurs

« L’or rouge », comme on le surnomme dans l’ancienne Perse, est utilisé dans une multitude de préparations : le riz mélangé au safran et aux baies, le joojeh kabab (kebab de poulet), le bastani sonnati (crème glacée au safran) ou encore le sholeh zard (riz au lait sucré). En plats ou en desserts, l’épice offre une saveur unique et délicieusement parfumée.

De Tabriz à Mashhad, on vante ses effets contre la tristesse et la dépression, voire même son pouvoir euphorisant.

Agriculteurs aux doigts délicats

Selon une étude menée par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel, publiée en 2014, plus de 96 % de la production mondiale de safran provient d’Iran.  

La République islamique en est aussi le plus grand exportateur. Selon, le ministère de l’Agriculture, 237 tonnes de safran ont été exportées en 2017.

Chaque année, la saison des récoltes commence début novembre et ne dure que quelques jours. Les principaux producteurs sont situés dans l’est du pays, dans la région aride du Khorassan.

Pendant la cueillette, les travailleurs doivent se courber pour récolter délicatement chaque fleur. Il faut ensuite enlever les filaments rouges d’entre les pétales, une tâche laborieuse qui impose des heures de travail à la main.

Pour un kilo de safran, il faut compter 78,5 kg de fleurs, ce qui représente 170 000 fleurs.

Petit secret safrané

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Il suffit d’un dixième de gramme pour un plat de six à huit personnes. Utilisez un pilon pour transformer les filaments en poudre. Il faut toujours faire infuser le safran au minimum 30 minutes, soit directement dans votre plat, soit séparément dans de l’eau chaude, selon la recette.

En Espagne, en Italie ou en Grèce, qui sont aussi des producteurs de safran, le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus élevé. C’est l’une des raisons qui explique le succès du safran persan. Le kilo de safran s’achète autour de 90 millions de rials, aujourd’hui un peu plus de 660 euros (mais le taux fluctue de jour en jour). À l’étranger, son prix est multiplié par dix, vingt ou trente.

Dans les échoppes des bazars iraniens, le safran est généralement vendu dans des petits paquets en plastique qui contiennent un mesghal (une unité de mesure qui équivaut à 4,68 grammes) ou un demi-mesghal.

Le risque d’acheter du safran mélangé à d’autres produits augmente largement quand il est vendu sous forme de poudre. Les connaisseurs achètent donc les filaments de la fleur, qu’ils détachent avant de les moudre eux-mêmes. 

Safran « made in Iran  » à la sauce espagnole

Selon la Chambre de commerce, d’industrie, des mines et d’agriculture de Téhéran, 77 % des exportations iraniennes ont été faites vers Hong Kong, les Émirats arabes unis et l’Espagne.

Ces pays réexportent ensuite l’épice vers d’autres pays. L’Iran n’a pas un accès aisé aux marchés des clients finaux, contrairement à l’Espagne qui, au début du XXe siècle, était l’un des plus gros producteurs de safran au monde.

Aujourd’hui, c’est le troisième plus gros exportateur après l’Iran et les Émirats arabes unis.

Safran (Mohamad Qaempanah/MEE)
Fleurs de safran iranien (avec l’aimable autorisation de Mohamad Qaempanah)

Cependant, en comparaison, la patrie de la paella génère plus de bénéfices du commerce international du safran que les deux plus gros exportateurs. Sa place stratégique sur le marché international et la réputation de la qualité de son safran expliquent cette différence.

Mais gare à la triche… Selon le quotidien iranien Khorasan, l’année dernière, l’Espagne a récolté environ 1,5 tonne de safran et en a exporté environ 90 tonnes. D’après le journal, les Espagnols achètent le safran iranien en vrac et le revendent sous des étiquettes espagnoles.

Toujours selon Khorasan, un kilogramme de safran iranien est acheté 3 000 euros par l’Espagne et revendu 12 000 euros aux sous-traitants européens. En 2011, le syndicat d’agriculteurs espagnols ASAJA (Asociación agraria de jóvenes agricultores) déclarait que 90 % du safran prétendument « espagnol » venait en effet d’ailleurs.

Par conséquent, certains acteurs iraniens du marché luttent pour la reconnaissance du label « produit en Iran », à l’instar de Ali Chariati, le PDG de l’usine Novin Saffron, qui exporte chaque année quinze tonnes de safran.

La gestion de l’eau d’irrigation, un enjeu climatique

Un autre défi auxquels font face les producteurs iraniens est la protection de l’environnement. Des projets éthiques, écologiques et durables ont ainsi vu le jour, comme Keshmoon, une plate-forme en ligne qui a comme objectif de connecter les clients directement aux producteurs de safran.

Keshmoon a été créée en 2017 par deux frères, Mohamad et Hamze Qaempanah, originaires de Qaen, dans la région du Khorassan (nord-est), où est cultivé le safran.

« Le niveau de la nappe phréatique à Qaen diminue de 0,5 mètre chaque année. Et plus il faut puiser l’eau profondément dans le sol, plus elle devient salée et donc de mauvaise qualité pour le safran »

- Mohamad Qaempanah, fondateur de Keshmoon

« Dans notre famille, on fait pousser du safran depuis plusieurs générations. Moi j’ai eu la chance d’aller à l’école, à l’université. Il y a quelques années, j’ai eu une révélation écologique, je suis devenu végétarien, j’avais envie d’être plus actif dans la protection de l’environnement et de lutter contre la crise de l’eau, c’est la raison pour laquelle j’ai lancé Keshmoon », explique Mohamad Qaempanah à MEE.

À Qaen, autrefois, il y avait douze qanats, des systèmes de captation d’eau souterraine et d’adduction de l’eau vers l’extérieur, une technique développée en Perse vers le début du Ier millénaire avant notre ère.

Le dernier qanat s’est desséché en 2015. Depuis, de nouveaux puits profonds les ont remplacés. « Le niveau de la nappe phréatique à Qaen diminue de 0,5 mètre chaque année. Et plus il faut puiser l’eau profondément dans le sol, plus elle devient salée et donc de mauvaise qualité pour le safran », déplore le jeune homme.

Pour lutter contre la sécheresse chronique qui sévit depuis vingt ans, les agriculteurs doivent irriguer de manière moderne et investir dans des procédés d’utilisation de l’eau plus efficaces. Le problème est qu’ils manquent d’argent pour innover et que sans réels changements dans les méthodes de production, la tradition du safran dans la région est vouée à disparaître.

Encourager une production durable en assurant des revenus stables, telle est la logique des frères entrepreneurs. Pour ce faire, ils sélectionnent des agriculteurs souhaitant réduire leur impact sur la crise de l’eau locale et ensuite créent une vente directe auprès des clients en leur assurant une plus grande marge sur les bénéfices qui leur seront reversés.

Il faut savoir qu’en Iran, les exploitations agricoles sont de petites tailles, moins d’un hectare pour 75 % des fermes. La plupart des entreprises sont familiales et artisanales.

L’argent directement aux paysans

En supprimant les intermédiaires, la marge des paysans est beaucoup plus importante. Entre les revendeurs locaux, les grossistes qui se regroupent à Mashhad, capitale du commerce du safran, et ensuite toute la chaîne des revendeurs internationaux, les intermédiaires de la chaîne traditionnelle sont très nombreux.

 
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Quatre-vingts pour cent du bénéfice des exportations de safran reviendrait d’ailleurs aux acteurs étrangers de la chaîne. Or, l’accès aux marchés internationaux est un enjeu majeur pour les Iraniens. Même si l’entreprise est encore de petite taille, en vendant le safran aux clients européens, la démarche de Keshmoon prend tout son sens.

Le safran iranien est revalorisé sans être relabélisé par des étrangers, comme en Espagne. Juste avant les révoltes d’octobre dernier, Mohamad Qaempanah s’est déplacé en Allemagne à l’occasion d’une grande foire agricole.

Cette première visite en Europe lui a permis de mieux comprendre la logique d’achat de ses clients potentiels : « J’ai pu voir des magasins locaux de mes propres yeux, rencontrer des acheteurs face-à-face, étudier leurs habitudes, leur utilisation des réseaux sociaux, un peu mieux comprendre le marché », dit-il.

Le business sous embargo

Le retrait de Washington en mai 2018 de l’accord international sur le programme nucléaire iranien de 2015, puis les lourdes sanctions économiques imposées contre le système bancaire et les ventes de pétrole en août et novembre 2018 ont plongé le pays dans une terrible crise économique.

Le rial a été dévalué, ce qui profite aux étrangers et donc favorise les exportations. Comme le rappelle la revue française d’actualités internationales Carto, le safran, contrairement au pétrole, n’est pas visé par les sanctions économiques américaines contre l’Iran.

Cependant, les Iraniens n’ont pas accès aux systèmes bancaires internationaux. Habitués à trouver des solutions aux blocus économiques, rien ne semble les arrêter. Les exportations finissent par arriver à leur destination finale par des moyens détournés, via des intermédiaires.

« Il y a de nombreux problèmes administratifs à cause du fait d’être iranien. Premièrement, ouvrir un compte à l’étranger est impossible. Ensuite, pour voyager, nous rencontrons des problèmes de visa. Tout est extrêmement compliqué »

- Mohamad Qaempanah

« Il y a de nombreux problèmes administratifs à cause du fait d’être iranien. Premièrement, ouvrir un compte à l’étranger est impossible. Ensuite, pour voyager, nous rencontrons des problèmes de visa. Tout est extrêmement compliqué. Pour Keshmoon, on a des volontaires en Allemagne qui dispatchent les paquets qu’on leur envoie, mais si on grandit, on devra trouver d’autres solutions », précise l’entrepreneur.

Même les coupures d’internet imposées par les autorités sont aujourd’hui dans son plan d’actions. « On a mis un système en place pour qu’on ne perde plus de données et que les ventes puissent toujours fonctionner même pendant un black-out comme celui d’octobre », ajoute-t-il.

Bien que sa clientèle en Europe soit encore restreinte, Keshmoon est une importante startup agtech en Iran, où elle compte la grande majorité de ses clients. Entre traditions et technologies 2.0, l’entreprise se tourne vers le futur de manière responsable et durable.

Les jeunes frères ont remporté plusieurs concours d’entreprenariats, notamment lors de l’Iran Web and Mobile Festival et le Silk Road Startup. Ils organisent par ailleurs des visites auprès des agriculteurs pour les curieux qui veulent passer du web aux champs. Décidément, le safran iranien est une épice au goût de résilience.

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