Nedjib Sidi Moussa : « L’échec du hirak en Algérie s’explique par le recul du mouvement révolutionnaire »
De l’indépendance de l’Algérie jusqu’au début des années 1980, plusieurs courants minoritaires de la gauche révolutionnaire ont entretenu l’espoir d’un changement démocratique.
Ils ont fait preuve d’une grande audace sur plusieurs questions comme la place de la religion, l’identité berbère, l’égalité hommes-femmes et les libertés démocratiques.
Le démantèlement du bloc soviétique, la répression du régime et le soutien dissimulé de certains courants au pouvoir en place ont entraîné la décrépitude du mouvement révolutionnaire.
Selon le politologue Nedjib Sidi Moussa, auteur de Dissidences algériennes : une anthologie, de l’indépendance au hirak, paru cet été aux éditions Asymétrie, ce recul explique en partie pourquoi le soulèvement populaire de 2019, le hirak, n’a pas atteint ses objectifs.
Middle East Eye : Le hirak a permis de voir que la société algérienne est traversée par des courants contestataires populaires que le pouvoir politique n’a jamais réussi à annihiler. Mais contrairement à ce qui s’est passé avec le Printemps arabe, cette dissidence d’essence révolutionnaire (puisqu’elle réclame le démantèlement du système en place) n’a pas réussi à atteindre ses objectifs. Pourquoi ?
Nedjib Sidi Moussa : Contrairement à ce que beaucoup pensent, la société algérienne n’est que superficiellement politisée. Le surgissement de l’année 2019, et ce qui a perduré, reflétait surtout l’état d’esprit et les contradictions de la population, les aspirations de millions d’individus qui sont descendus dans la rue, parfois pour la première fois de leur vie, en charriant toutefois d’innombrables illusions.
À l’origine, la contestation était dirigée contre le cinquième mandat de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Ceux qui ont continué à manifester après sa démission réclamaient la fin du système, du régime ou du pouvoir, sans forcément donner un contenu à ce rejet, ou le traduire en actes concrets.
Or, cette exigence varie selon que l’on soit ouvrier ou patron, féministe ou islamiste. Depuis 2019, aucun regroupement n’a permis de clarifier les enjeux et d’affirmer, en positif, une exigence de rupture avec l’ordre établi.
Certains opposants ont même cherché à rejoindre des fronts larges au nom de la transition mais sans articuler la question démocratique à la question sociale, ni assumer leur vision du monde.
Cela s’explique, entre autres, par le recul du mouvement révolutionnaire. Avec l’effondrement du bloc soviétique, s’est imposée l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme néolibéral et à la démocratie représentative.
La critique de gauche, qui se réclamait surtout du marxisme, s’est donc effacée un peu partout au plan international, y compris en Algérie.
MEE : Dans votre livre, des textes publiés sur différentes périodes de l’histoire postcoloniale déplorent justement les renoncements de la gauche révolutionnaire, qui a pactisé avec des mouvements opposés ou a glissé avec le temps dans le soutien plus ou moins discret au régime. Quelles sont les causes de ces renoncements et ceux-ci expliquent-ils finalement pourquoi les luttes démocratiques n’ont pas abouti en Algérie ?
NSM : Depuis l’indépendance, deux courants qui se réclamaient du socialisme ont mené une politique de « soutien critique » au régime.
Au cours des années 1970 et 1980, le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS, créé après la dissolution du Parti communiste algérien) a été amené à soutenir le président Houari Boumédiène, estimant qu’il appuyait une politique anti-impérialiste sur la scène internationale et qu’il promouvait une politique progressiste au niveau interne.
Dans les années 1990 et 2000, le Parti des travailleurs (PT) a pris le relais du PAGS.
En 2018, sa secrétaire générale, Louisa Hanoune, saluait encore « la sagesse » de Bouteflika, en le présentant comme un rempart contre l’impérialisme et un allié des exploités...
La tendance trotskyste internationale à laquelle est liée le PT avait jugé que le régime algérien devait être soutenu, y compris pendant le Printemps arabe.
Finalement, les dirigeants du PAGS et du PT ont tourné le dos à leurs principes déclarés en contractant des alliances avec le régime et ses appareils, en sacrifiant au passage leur indépendance et de nombreux militants sincères.
D’ailleurs, dans mon livre, il y a peu de textes de ces organisations emblématiques des dérives de la gauche. J’ai préféré mettre en lumière les contributions d’autres mouvements, certes plus marginaux, comme les animateurs du bulletin Travailleurs immigrés en lutte, mais qui ont fait preuve d’une grande audace sur plusieurs questions comme la religion, la culture berbère, l’égalité femmes-hommes, les libertés démocratiques…
MEE : Pourquoi ces mouvements révolutionnaires n’ont-t-ils pas eu un retentissement populaire plus important ?
NSM : Durant la période coloniale, le mouvement ouvrier était pour l’essentiel une affaire européenne et ne prenait pas suffisamment en compte la revendication indépendantiste.
Les travailleurs colonisés étaient donc davantage influencés par le nationalisme que par le communisme.
Durant la lutte de libération nationale [1954-1962], la répression colonialiste et l’hégémonisme du Front de libération nationale (FLN) ont empêché l’expression de voix socialistes indépendantes.
Après 1962, la plupart des mouvements révolutionnaires étaient basés en France, dans l’émigration. Ils étaient coupés de leur société. Leurs tentatives d’intervenir dans la clandestinité en Algérie étaient très limitées. Il leur était difficile de se réunir, de faire circuler des tracts, de s’implanter…
De nos jours, les militants qui se revendiquent de la gauche gravitent pour l’essentiel dans certains milieux, ceux de la petite bourgeoisie ou des classes moyennes
Il faut encore souligner que, dans sa grande majorité, la littérature de ces mouvements était francophone. Cela saute aux yeux quand on consulte les journaux ou brochures de ces courants qui ont commencé à utiliser l’arabe tardivement, en particulier dans les années 1980, alors que des étudiants arabisants, freinés dans leurs aspirations ou stigmatisés, se tournaient vers les islamistes.
Avec la guerre civile [les années 1990], les révolutionnaires se sont retrouvés pris dans le clivage éradicateurs/réconciliateurs [entre ceux qui préconisaient l’élimination des islamistes armés et ceux qui prônaient le dialogue]. Certains, à l’instar de l’Organisation socialiste Illal Amam, ont tenté de renvoyer dos-à-dos ces pôles antagonistes. Mais au prix de combien d’incompréhensions et d’obstacles ?
MEE : Le rattachement de la gauche révolutionnaire algérienne à des organisations internationales de même type a-t-il contribué également à creuser le fossé avec la population ?
NSM : Pas forcément. De nombreux militants ont trouvé les ressources qui leur manquaient en Algérie en tissant des liens avec des courants internationaux, ce qui leur a permis de comprendre, entre autres, que « le socialisme dans un seul pays » était une impasse.
En dépit de l’évolution de la société (urbanisation, alphabétisation, etc.), le décalage persiste entre le champ politique, les cercles intellectuels et la majorité de la population.
De nos jours, les militants qui se revendiquent de la gauche gravitent pour l’essentiel dans certains milieux, ceux de la petite bourgeoisie ou des classes moyennes. Ils sont reconnaissables à leur mode de vie, leurs expressions, leur façon de s’habiller… Cette fracture socio-culturelle permet d’expliquer pourquoi la gauche n’a pas d’emprise sur la société.
Dans les syndicats, les adhérents ne se recrutent pas dans les couches les plus précaires mais appartiennent à des catégories qui jouissent déjà d’un statut qui les protège, comme les fonctionnaires et les salariés du secteur public. Les travailleurs du secteur informel se retrouvent en dehors de ces formes d’organisation.
MEE : Dans votre livre, les revendications emblématiques de la gauche révolutionnaire algérienne sont traitées par des recueils de textes méconnus du grand public ou oubliés. Pourquoi avez-vous voulu les mettre en lumière ?
NSM : Je voulais rendre hommage à ces groupes, à ces militants, comme Redouane Osmane (ancien porte-parole de la Coordination des lycées d’Alger décédé en 2007), qui croyaient en l’action collective pour transformer le monde et changer la vie.
Mais il s’agissait aussi de poser la question du rapport à entretenir avec cet héritage, dans sa pluralité et ses limites, surtout depuis le surgissement populaire de février 2019. Cet héritage est peu connu à cause d’un problème de transmission générationnelle.
Des personnalités ou groupes de gauche n’assument pas certaines de leurs prises de position passées car elles exposeraient leurs contradictions et leurs tergiversations. Pourtant, on aurait grandement besoin de l’éclairage et du témoignage de ces anciens militants.
En Algérie, il n’existe pas non plus de centre d’archives ou de bibliothèque ouverte qui permettraient aux chercheurs et aux militants de consulter ce type de textes ou de les soumettre à la critique.
MEE : Cette pluralité d’idées nous renvoie tout droit aux années 1970, notamment avec la multiplication en Algérie des courants de la gauche révolutionnaire. Comment décrivez-vous cette époque ?
NSM : Le fond de l’air était rouge avant de passer au vert. Les dissidences étaient multiples. Elles étaient dirigées à la fois contre le régime et sa droite (conservatrice ou libérale), contre le FLN, parti du pouvoir, et ce qui était considéré comme la « fausse » opposition de gauche, c’est-à-dire le PAGS.
Il faut d’abord voir [la gauche] telle qu’elle est aujourd’hui : il ne reste plus grand-chose, sauf des individus, des intellectuels et des artistes qui agissent à leur niveau mais sans constituer une force qui pèserait sur la situation
À cette époque, des militants pouvaient se réclamer du communisme, du trotskysme, du maoïsme ou de l’autogestion. Ils pouvaient être féministes, berbéristes ou prôner l’athéisme. On pouvait entrevoir une décantation même si ces mouvements étaient marginaux. Mais l’espoir demeurait permis, surtout à l’aune des luttes sociales qui se déroulaient en Algérie et à travers le monde.
MEE : Comment voyez-vous l’avenir de la gauche algérienne ?
NSM : Il faut d’abord la voir telle qu’elle est aujourd’hui.
Le PT s’est décrédibilisé par son rapprochement avec les autorités, notamment sous le régime de Bouteflika. Le PST (Parti socialiste des travailleurs), qui est plutôt resté fidèle à ses idéaux, demeure très minoritaire. Le Mouvement démocratique et social (MDS) n’est plus que l’ombre de ce qu’a pu représenter le PAGS.
En dehors de cela, il ne reste plus grand-chose, sauf des individus, des intellectuels et des artistes qui agissent à leur niveau mais sans constituer une force qui pèserait sur la situation.
La décrépitude de la gauche s’explique aussi par la fragmentation du champ politique et l’oppression d’une société patriarcale. S’il y a une alternative, elle émergera en dehors de ces organisations mais surtout en rupture avec leurs pratiques autoritaires.
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