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Jean-Pierre Goudaillier : « Le français des cités est un marqueur identitaire »

Pour le linguiste, le parler des jeunes des quartiers populaires exprime une forme de résistance des opprimés face à la violence et à la ségrégation dont ils sont victimes
Un graffiti à Clichy-sous-Bois, dans la banlieue nord-est de Paris, évoquant la mort de deux adolescents, tous deux issus de l’immigration, Zyed Benna et Bouna Traoré, accidentellement électrocutés dans un transformateur électrique alors qu’ils se cachaient de la police, provoquant des émeutes, en 2005 (AFP/Dominique Faget)

Dans les banlieues françaises à forte concentration immigrée, les jeunes se révoltent aussi par les mots en créant leur propre vocabulaire, à partir de la langue d’origine de leurs parents.

Jean-Pierre Goudaillier, professeur émérite de linguistique à l’université Paris-Descartes, a conceptualisé ces pratiques langagières sous le nom de « français contemporain des cités ».

En 1997, il a publié Comment tu tchatches (réédité en 2019), un dictionnaire qui inventorie le stock lexical des banlieues et l’analyse.

Pour celui qui fut l’un des principaux fondateurs du centre de recherches argotologiques (CARGO) de la Sorbonne en 1986, le parler des cités est le symbole d’une fracture linguistique et constitue l’un des éléments d’une culture urbaine rebelle qui permet aux jeunes de résister aux relégations sociales (déscolarisation, chômage, etc.) et aux assignations identitaires, ainsi qu’au racisme dont ils sont victimes.

Rendu très populaire grâce à des musiques urbaines comme le rap ou le hip-hop, le français des cités a pourtant du mal à rentrer dans le dictionnaire standard, que Jean-Pierre Goudaillier décrit comme « un lieu d’interdits et de création de tabous linguistiques ».

Middle East Eye : Selon vous, la langue symbolise, comme d’autres paramètres, la fracture sociale, géographique et culturelle entre les territoires de France. Sur quel terreau cette langue distinctive des quartiers populaires a-t-elle prospéré ?

Jean-Pierre Goudaillier : Les conditions sociales et économiques des habitants des quartiers populaires ont créé une ségrégation par l’argent qui nourrit un sentiment d’exclusion. Ces personnes, jeunes et moins jeunes, qui sont issues de l’immigration, sont également confrontées à un problème d’appartenance identitaire.

Plus les individus se sentent opprimés, plus, par violence réactive, ils brouilleront leur langage

Ils sont ballotés entre la culture de leur pays d’origine et celle du pays d’accueil. Les mauvaises conditions dans lesquelles ils ont été reçus et vivent en France ont favorisé la mise en place d’une revendication qui se manifeste par un refus d’insertion dans un monde qui ne les accepte pas forcément.

MEE : Contrairement à leurs parents qui essayaient tant bien que mal de s’approprier le français, les enfants d’immigrés, qui ont pourtant fait toute leur scolarité en France, sont ceux qui invoquent le plus leurs origines pour étoffer leur vocabulaire. Pourquoi ?

JPG : [Le sociologue] Pierre Bourdieu a bien expliqué l’effet que peut produire la violence sociale exercée sur les personnes les plus faibles, dans le cas présent, les populations des banlieues.

Ces 30 dernières années, l’oppression s’est de plus en plus exercée sur celles-ci, qui se sentent de plus en plus menacées par des discours politiques extrémistes liés à un effondrement du tissu social dû à des crises toujours plus importantes.

MEE : Pierre Bourdieu affirme justement que le langage est une forme de résistance des opprimés face aux opprimants.

JPG : Tout à fait, plus les individus se sentent opprimés, plus, par violence réactive, ils brouilleront leur langage. Depuis le début de mes recherches portant sur la langue des banlieues, une lente séparation des jeunes des quartiers populaires de la communauté nationale s’est opérée.

MEE : Vous avez conceptualisé le français des banlieues en lui attribuant un nom : le français contemporain des cités (FCC). De quoi est-il fait et à quand remonte son apparition ?

JPG : Ce vocabulaire est un marqueur identitaire tout comme le sont les vêtements, la musique, diverses gestuelles... On s’identifie par la langue. La langue fait une différence. Elle exprime un sentiment d’appartenance. L’autre est celui qui ne parle pas notre langue.

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Dans les cités, le phénomène se met en place à la fin des années 70, au début des années 80. Le verlan se répand à travers le rap et vise à « taguer » la langue de l’autre. En modifiant l’ordre des syllabes, on renverse l’autre symboliquement et on l’empêche de comprendre ce que l’on dit.

Les jeunes des cités, quelles que soient leurs origines, maghrébine, subsaharienne ou autre, se fédèrent par le FCC et l’utilisent comme un moyen de résistance au monde qui se trouve à l’extérieur de leur quartier.

Cette langue n’est certes pas celle que veut l’école, mais c’est du français mitonné avec divers ingrédients, structuré différemment, marqué par l’absence de désinences verbales… Au XIXe siècle, les classes ouvrières parlaient aussi une langue différente du français académique.

C’est le français de la rue qui reste le plus grand vecteur de la langue dans la société.

MEE : Aujourd’hui, le verlan est passé de mode. À la place, les jeunes de cités puisent aussi dans la langue maternelle de leurs parents pour enrichir leur vocabulaire. Toujours avec l’esprit de marquer leur identité et de résister à la domination du monde extérieur…

JPG : Ces langues d’origines principalement maghrébines sont un réservoir compte tenu de l’importance de l’immigration algérienne et marocaine.

L’entrée des mots dans le dictionnaire relève du choix d’une équipe éditoriale. Ce choix n’est jamais neutre. Il est dicté par une idéologie

J’ai noté le terme suivant : « kiffance ». La tonalité est magnifique. Il y a un étymon arabe qui veut dire plaisir et -ance qui est un suffixe du français. Ce genre de construction est très intéressant, comme c’est le cas pour « Mak D’hal » en référence au MacDo hallal.

Tous ces termes ont des traits culturels. Certains parmi eux ont un avenir et sortent de leurs lieux de création, alors que d’autres non. Le mot « mesquin » (qui veut dire soumis en arabe) est entré deux fois dans la langue française, avec une première signification (misérable) et une seconde qui décrit une personne pauvre d’esprit.

« Zouz », dérivé de laadjouz en arabe (qui veut dire vieille), est le nom donné à la femme, la petite amie.

MEE : Justement, certains des mots popularisés par les jeunes de banlieue ont trouvé une place dans le dictionnaire et d’autres pas. Comment se fait le choix ?

JPG : L’entrée des mots dans le dictionnaire relève du choix d’une équipe éditoriale. Ce choix n’est jamais neutre. Il est dicté par une idéologie. À partir du moment où un mot y entre, même s’il vient de l’étranger, il appartient au patrimoine linguistique français, ce qui explique la frilosité des maisons d’édition.

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Le dictionnaire est aussi un lieu d’interdits et de création de tabous linguistiques. Pour autant, malgré les résistances, des mots originaires des banlieues ont bien été acceptés. Très souvent, ces mots ont été popularisés de manière incroyable par le rap. Ils sont aussi utilisés dans le roman contemporain.

Qui ne connaît pas le mot « meuf » (femme en verlan) en France. Ce terme qui vient du verlan est apparu dans les années 80 dans les cités. Il figure aujourd’hui dans tous les dictionnaires. Son utilisation en société, chez les jeunes notamment, par diverses catégories sociales, donne le sentiment d’être à la page.

Même dans de grands lycées parisiens, les élèves utilisent certains mots qui viennent des cités par mimétisme. Symboliquement, les jeunes de banlieues sont devenus les porte-étendards d’une revendication sociale qui unit leurs semblables quels qu’ils soient.  

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