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Arthur Frayer-Laleix : « Il faut repenser le pacte républicain dans les banlieues françaises »

Le journaliste Arthur Frayer-Laleix pointe la responsabilité de l’État français dans la mise en place de politiques de logement social fondées sur des critères ethniques qui désavantagent les populations issues de l’immigration
Les banlieues ont été transformées en townships à la française (AFP/Philippe Lope)
« Vos banlieues ne sont pas différentes de nos townships », a un jour déclaré un journaliste sud-africain à Arthur Frayer-Laleix (AFP/Philippe Lope)

« Le Val Fourré est tout au bout [de la ville]. Si tu es Noir ou Arabe, c’est là-bas que l’on te donne un logement. Si tu es Blanc, on te trouve un logement dans le centre-ville », explique Yazid Kherfi, éducateur social, au journaliste Arthur Frayer-Laleix lors de son enquête sur la « ghettoïsation ethnique » des banlieues françaises.

Menée durant une dizaine d’années, celle-ci a donné lieu à un livre paru aux éditions Fayard en 2021, Et les Blancs sont partis.

Dans le prologue, l’auteur prévient : le titre n’est en aucun cas une référence à la théorie du grand remplacement qui circule dans les milieux d’extrême droite, mais une formule qu’il a souvent entendu prononcer en reportage dans les cités HLM, par des immigrés ou descendants d’immigrés, qu’ils soient Algériens, Marocains, Ivoiriens, Maliens ou encore Sénégalais… et qui déplorent la fuite des locataires blancs.

Au Val Fourré, un quartier de 8 000 logements sociaux construit entre les années 60 et 70 à la périphérie de Mantes-La-Jolie, une ville située à 50 km de Paris, les 25 000 habitants sont habitués depuis des années à vivre en vase clos, coupés du centre-ville.

« Regarde autour de toi. Tu vois des Blancs ? Les hommes qui prennent des cafés en terrasse et les femmes qui reviennent des courses sont presque tous africains ou maghrébins. Ici, maintenant, c’est le bled. On nous a tous parqués ici », se plaint Yazid Kherfi au cours d’une virée dans la cité avec Arthur Frayer-Laleix.

« Regarde autour de toi. Tu vois des Blancs ? […] Ici, maintenant, c’est le bled. On nous a tous parqués ici »

- Témoignage d’un éducateur social

Avant de devenir éducateur, Kherfi est passé par la case prison (pour un braquage), comme beaucoup de jeunes issus de l’immigration. L’incarcération massive des « Noirs » et des « Arabes » est d’ailleurs l’une des raisons qui ont inspiré Et les Blancs sont partis.

Pour les besoins d’un livre sur l’univers carcéral (Dans la peau d’un maton, paru en 2011), Arthur Frayer Laleix avait fait une immersion dans une maison d’arrêt et dit avoir découvert entre ses murs « une France pauvre, abandonnée, hors des radars et majoritairement immigrée ».

Cette France à part, ostracisée à cause de son appartenance ethnique, lui a été également décrite par un journaliste sud-africain avec qui il avait travaillé il y a un peu plus d’une dizaine d’années au Mozambique. « Vos banlieues ne sont pas différentes de nos townships », lui avait-il dit, constatant que « dans les deux cas, les gens sont parqués dans des ghettos à l’extérieur des villes ».

La différence, avait souligné le journaliste sud-africain, est qu’en Afrique du Sud, l’apartheid était officiel alors qu’en France, la ségrégation sous sa forme ethnique est niée. Un tabou.

Selon Arthur Frayer-Laleix, Emmanuel Macron, qui a tout misé sur la lutte contre « l’islam radical » dans les banlieues, a oublié de s’attaquer aux sources du problème : une politique du logement social discriminatoire (AFP/Gabriel Bouys)
Selon Arthur Frayer-Laleix, Emmanuel Macron, qui a tout misé sur la lutte contre « l’islam radical » dans les banlieues, a oublié de s’attaquer aux sources du problème : une politique du logement social discriminatoire (AFP/Gabriel Bouys)

Pourtant, le président Emmanuel Macron avait bien reconnu en 2020, lors d’un discours sur le « séparatisme islamique », l’existence d’une fracture ethnique au sein de la République.

« Nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines […] Nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés […] Nous avons créé des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue », avait admis le chef de l’État français.

Après les attentats de 2015, Emmanuel Valls, alors Premier ministre, avait également évoqué « l’apartheid territorial, social, ethnique » de certains territoires de la République française.

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Alors qu’ont fait les responsables politiques pour casser l’isolement des populations immigrées et les sortir de leurs ghettos ? Selon Arthur Frayer-Laleix, Emmanuel Macron, qui a tout misé sur la lutte contre « l’islam radical » dans les banlieues, a oublié de s’attaquer aux sources du problème : une politique du logement social discriminatoire.

Pour comprendre pourquoi les banlieues ont été transformées en townships à la française, le journaliste a interrogé des élus et des universitaires. Valérie Sala Pala, chercheuse à l’université de Saint-Étienne, dénonce dans le livre une pratique massive et institutionnalisée du recours aux critères ethniques dans l’allocation des logements : soit afin de concentrer des populations de même origine dans un quartier donné, soit pour éviter une trop grande concentration de certaines communautés dans les quartiers HLM les plus prisés.

Dans les deux cas, la politique du logement social contribue d’après elle à la création « de frontières ethniques » au cœur des villes françaises.

Arthur Frayer-Laleix a également rencontré les habitants des cités. Ils lui ont raconté leur vie et leur parcours. Pour la plupart, la ségrégation est aussi scolaire et professionnelle.

Middle East Eye : Comment l’idée d’écrire un livre sur la fracture ethnique dans les villes françaises a-t-elle pris forme dans votre esprit ?

Arthur Frayer-Laleix : L’objet du livre découle d’un constat empirique. Au fil des années, j’ai réalisé une série de reportages pour la presse quotidienne française et des magazines dans les quartiers prioritaires [déterminé en fonction de la part de la population ayant un revenu inférieur à 11 250 euros par an].

La ségrégation existe dans l’accès au logement mais la classe politique refuse de la reconnaître, surtout qu’elle met à mal les principes de la République

Et c’est en travaillant sur des sujets annexes comme l’éducation, la sécurité, le sport, les prisons que j’ai constaté la récurrence de la fracture ethnique dans ces quartiers.

MEE : À quand remonte, selon vous, le début de cette fracture qui a transformé les cités HLM en ghettos communautaires ?

AFL : Il est difficile de donner une date précise. Mais les années 80 marquent très clairement la fin de la mixité sociale et des origines dans les quartiers populaires. Après le choc pétrolier de 1974 qui avait fermé la page des Trente Glorieuses et du plein emploi, les conditions de vie se sont dégradées dans les quartiers, entraînant le départ des habitants qui en avaient les moyens.

MEE : Pourtant, les occupants, quelle que soit leur origine, appartenaient tous à la même classe populaire, en majorité des ouvriers. Alors pourquoi, comme le dit le titre de votre livre, les Blancs sont-ils partis et non pas les immigrés ?

AFL : Des occupants d’origine immigrée partent aussi vivre ailleurs, mais ils sont remplacés par d’autres immigrés. Les pouvoirs publics considèrent les quartiers comme des sas d’arrivée en France des immigrés, estimant qu’avec le temps, les familles qui ont pu profiter des politiques publiques en matière d’emploi et d’éducation finiront par quitter les cités pour de meilleurs cadres de vie.

MEE : Mais dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Vous avez rencontré de nombreuses personnes d’origine immigrée qui ont passé toute leur vie en cité HLM ? Comment l’expliquez-vous ?

AFL : Cela prouve que les politiques publiques ont échoué. Par ailleurs, la concentration des populations immigrées dans les quartiers populaires rend compte de la prédominance des critères ethniques dans l’allocation des logements sociaux soit par volonté d’isolement, soit par crainte qu’une trop grande concentration d’immigrés dans un quartier n’ébrèche son attractivité.

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Il faut savoir aussi que certaines villes qui ont les moyens préfèrent payer des amendes plutôt que de construire des logements sociaux, afin de tenir éloignées les populations immigrées.

MEE : Pourquoi ces pratiques sont-elles tolérées alors qu’elles sont complétement illégales ?

AFL : Il y a une forme d’aveuglement face à ces pratiques. La ségrégation existe dans l’accès au logement mais la classe politique refuse de la reconnaître, surtout qu’elle met à mal les principes de la République.

Cette discrimination est aussi visible dans l’accès à l’emploi ou en en matière de scolarité. Des sociologues avaient écrit un livre il y a quinze ans sur l’apartheid scolaire qui montrait que les résultats scolaires dans les collèges ghettos étaient moins bons que dans les établissements plus mixtes sur le plan des origines.

MEE : Le président Emmanuel Macron a bien admis l’existence de ghettos mais n’a rien entrepris pour les démanteler. Que vous inspire son inaction ?

AFL : C’est désespérant de voir que rien ne change. Malgré le constat qui a été fait, il n’y a aucune politique publique de logement d’envergure pour décloisonner les quartiers populaires.

Photo prise le 1er octobre 2000 de la destruction de deux tours HLM de 113 logements dans le quartier des Peintres au Val Fourré, un quartier sensible de Mantes-La-Jolie (AFP/Philippe Driss)
Photo prise le 1er octobre 2000 de la destruction de deux tours HLM de 113 logements dans la cité des Peintres-Médecins au Val Fourré, un quartier sensible de Mantes-La-Jolie (AFP/Philippe Driss)

Si on regarde les quinze dernières années, la question des banlieues a été mise en haut de l’agenda politique de l’exécutif une seule fois, sous l’angle sécuritaire, par l’ex-président Nicolas Sarkozy, à la suite des émeutes de 2005. Aujourd’hui, il n’existe même plus de secrétariat à la ville qui puisse promouvoir l’égalité des territoires.

MEE : Dans les quartiers que vous avez visités, il y a de la résignation mais aussi la volonté de s’en sortir et de casser le mur du ghetto. Qu’avez-vous pensé de cette mobilisation ?

AFL : La vie associative dans les quartiers populaires est très dense. Les initiatives sont à la mesure des nombreuses difficultés auxquelles les populations sont confrontées.

Cette violence pourrait s’accentuer si l’État n’améliore pas les conditions de vie dans les quartiers prioritaires

Toutefois, beaucoup d’associations s’essoufflent par manque de moyens. Elles n’ont pas la capacité en outre de se transformer en mouvement civique et citoyen qui pourrait donner plus de visibilité aux quartiers et mobiliser leurs habitants, à l’occasion des élections par exemple.

MEE : Comment voyez-vous l’avenir des quartiers populaires ? Leur situation risque-t-elle de se dégrader davantage ?

AFL : Même si ne suis pas partisan du journalisme prophétique, je pense que les attentats de 2015 ont montré que la violence qui avait lieu avant dans les cités HLM s’exportait désormais dans les centres-villes. Cette violence pourrait s’accentuer si l’État n’améliore pas les conditions de vie dans les quartiers prioritaires.

Sur le plan politique, il faut repenser le pacte républicain en prenant en compte la diversité des origines en France. Les populations des quartiers déplorent l’hypocrisie des hommes politiques qui tiennent des discours généreux sur l’égalité en droits de tous les citoyens mais dont les actions ne suivent pas.

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