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Arnaud Lacheret : « La réussite des enfants d’immigrés maghrébins apparaît comme une sorte de tabou »

Selon l’universitaire, le système politique en France se nourrit soit de la victimisation, soit du rejet des descendants de l’immigration. Il estime que les politiques publiques de promotion de la diversité empêchent les immigrés et leurs familles d’adopter les codes de la société majoritaire
Des étudiants en première année de médecine se préparent à passer un examen le 11 décembre 2012 à la faculté de médecine de La Timone à Marseille. Selon Arnaud Lacheret, la réussite des personnes issues de l’immigration repose beaucoup sur l’attitude des parents vis-à-vis des études de leurs enfants (AFP/Anne-Christine Poujoulat)

En 2022, l’Institut national des études démographiques (INED) mettait en exergue, dans une enquête, l’amélioration du niveau de réussite scolaire de la seconde génération de l’immigration maghrébine en France malgré la persistance des inégalités sociales.

L’INED soulignait que « cette forte progression ne s’explique pas seulement par la faible diffusion de l’enseignement supérieur dans les pays d’origine, mais aussi par la forte mobilisation des parents immigrés en faveur de la réussite scolaire des enfants ».

C’est aussi ce que pense Arnaud Lacheret dans Les Intégrés, un ouvrage, paru cet été, sur les « réussites de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine ».

Docteur en sciences politiques et professeur à la Skema Business School à Paris, Arnaud Lacheret a interrogé une soixantaine de jeunes Français d’origine maghrébine, dont des femmes expatriées qu’il a interviewées alors qu’il était directeur de la French Arabian Business School à Bahreïn de 2017 à 2022.

Ces femmes expatriées s’étaient d’ailleurs confiées à lui dans un précèdent ouvrage paru en 2021 qui retrace leur combat sur le chemin de la réussite et de l’intégration. Comme les hommes, elles ont été confrontées au racisme de l’institution éducative française qui les destinait injustement et presque systématiquement à des carrières techniques et professionnelles.

Les enfants d’immigrés qui ont réussi ont dû travailler dur en outre pour briser les murs de verre de leurs cités, des quartiers ghettoïsés qui doivent leur situation désastreuse à des politiques publiques mal pensées et condescendantes, selon le sociologue.

Car pour Arnaud Lacheret, la politique de la ville a produit des quartiers où les habitants vivent en vase clos, coupés du reste de la population.

Il déplore aussi, au nom des politiques valorisant la diversité, les constants rappels des origines des immigrés, les empêchant de prendre le chemin de l’intégration.

Middle East Eye : Vous affirmez que l’intégration des descendants d’immigrés nord-africains en France a bien eu lieu. Par quoi est-elle démontrée ? Les réussites socio-professionnelles et scolaires que vous évoquez dans votre livre sont-elles des preuves suffisantes ?

Arnaud Lacheret : Ce sont des éléments intéressants mais pas suffisants en effet. J’ai emprunté et un peu aménagé la définition de l’intégration  de Dominique Schnapper : c’est le processus qui fait qu’un individu membre d’un groupe minoritaire entre dans le groupe majoritaire en en empruntant les codes, attitudes et valeurs.

La gauche comme la droite en France aiment dire que l’intégration ne fonctionne pas, que l’ascenseur social est cassé. En fait, les chiffres montrent l’inverse : en une génération, les enfants d’immigrés nord-africains accèdent aux études supérieures et aux emplois socialement valorisés dans les mêmes proportions que la moyenne nationale

L’intégration est donc complète quand l’intégré est reconnu par le groupe majoritaire comme un des siens. C’est cet élément qui se retrouve chez toutes les personnes que j’ai pu interroger.

Si elles ont pu parfois rencontrer des difficultés et des résistances au début du processus, elles sont désormais parfaitement acceptées par la société d’accueil. Mais nul doute que le fait de réussir professionnellement et de faire des études aide beaucoup aussi.

MEE : Pourquoi cette intégration est-elle peu admise sur le plan politique ?

AL : La gauche comme la droite en France aiment dire que l’intégration ne fonctionne pas, que l’ascenseur social est cassé. En fait, les chiffres montrent l’inverse : en une génération, les enfants d’immigrés nord-africains accèdent aux études supérieures et aux emplois socialement valorisés dans les mêmes proportions que la moyenne nationale.

Mais politiquement, le système se nourrit soit de la victimisation de l’immigré ou de ses enfants, soit de leur rejet, et dans les deux cas, on refuse d’admettre que l’intégration puisse fonctionner !

Pour Jean-Luc Mélenchon [fondateur de La France insoumise, gauche radicale], ça ne marche pas car la société française refuse de promouvoir des enfants d’immigrés, pour Éric Zemmour [fondateur de Reconquête, extrême droite], les enfants d’immigrés refusent d’adopter les codes de la société française qui leur permettraient de s’intégrer.

La réalité sociale est très différente, et plus positive. En fait, le vrai problème avec l’intégration, c’est ceux qui n’y parviennent pas et qui entrent en rébellion contre la société. C’est là que l’on retrouve les phénomènes de délinquance, de violence, de radicalisation… Le problème politique et social porte donc sur la façon de gérer ceux qui n’y arrivent pas.

MEE : Vous proposez une redéfinition complète de la notion d’intégration. Que représente-elle pour vous ?

AL : Je souhaite être pragmatique : l’intégration, pour l’administration française, s’arrête à l’acquisition de la nationalité française. Nombre des personnes interrogées ont parfaitement intégré ce discours, très présent à gauche, en me disant qu’ils étaient nés français et n’avaient donc pas à s’intégrer.

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Quand on raisonne comme ça, on ne va pas loin : on peut rester dans un groupe éloigné de la société majoritaire tout en étant Français, ce n’est pas un bout de papier qui fait que l’on acquiert des valeurs, et des codes. Je suis pour que politiquement, l’intégration se poursuive bien au-delà : il y a trop de nos compatriotes, en France, qui ne se sentent pas français, qui ne sont pas intégrés, et nous nous retranchons souvent derrière le fait qu’ils sont français pour surtout ne rien faire.

D’un autre côté, on a le discours selon lequel l’intégration est un échec… ou pire qu’elle est insuffisante car on veut désormais qu’il y ait une assimilation. Cette notion d’assimilation, personne ne la définit correctement et on a l’impression, en définitive, que c’est un idéal impossible à atteindre.

On mesure aussi mal que la France a changé, que les Français ont changé. La mondialisation est passée par là et un Français de 2023 n’est plus un Français de 1993. On peut se laisser aller à la nostalgie, je suis le premier à le faire parfois, mais ça ne sert à rien : définir un Français aujourd’hui est infiniment plus compliqué, à l’heure où la société ressemble à un archipel, pour reprendre Jérôme Fourquet, et où existe une profonde fracture territoriale, soulignée notamment par Christophe Guilluy.

Aussi controversés puissent-ils être, ces auteurs ne visent pas moins juste. La notion d’intégration doit donc être non seulement repensée, mais surtout réactualisée et adaptée à notre époque.

MEE : Les réussites socioprofessionnelles des descendants d’immigrés sont-elles en mesure de contrebalancer les discours assimilationnistes tenus par l’extrême droite et une partie de la droite ?

AL : En fait, souvent, les discours assimilationnistes de personnalités d’extrême droite évoquent inconsciemment les personnes que j’ai interrogées ! La plupart des cadres [issus de l’immigration] que j’ai rencontrés ont des collègues, des amis, des relations avec des gens qui votent sans doute à l’extrême droite et ils ne s’en plaignent pas vraiment car ces derniers les considèrent comme des Français intégrés.

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En hystérisant le débat, on a l’impression que cet idéal d’assimilation qui, répétons-le, ne veut pas dire grand-chose, n’existe pas, mais la plupart des personnes qui témoignent dans mon livre seraient considérées comme parfaitement assimilées par les polémistes.

Le vrai problème, celui qui anime le débat, ce sont les échecs de l’intégration, qui sont très visibles et qui sont travaillés par des mouvements qui cherchent à les éloigner complètement de la société française. [Le spécialiste de l’islam] Olivier Roy parlait de réislamisation des immigrés et il avait raison : le mouvement de réislamisation qui s’appuie sur un islam déconnecté des cultures d’origine des parents promu il y a plus de vingt ans par [l’islamologue suisse] Tarik Ramadan est un moteur de cette désintégration.

En adoptant une identité alternative qui ne correspond pas du tout aux codes de la société majoritaire, il est évident que l’on donne du poids à ceux qui professent une intégration impossible.

MEE : Selon vous, autant le racisme que les politiques de diversité, avec des rappels constants aux origines, font obstacle à l’intégration des populations immigrées. De quelle manière ?

AL : C’est tout le problème souligné par beaucoup de personnes interrogées : les politiques sociales et culturelles, notamment dans les quartiers, ont tendance à renvoyer les enfants d’immigrés à leurs origines. Le problème, c’est que tout cela est fait avec les meilleures intentions du monde !

Souligner le fait que la France est un pays fait de diversité, une terre d’immigration, paraît une excellente chose, mais lorsque tout est fait pour renvoyer les descendants d’immigrés au pays de leurs parents, on les empêche de découvrir la société majoritaire.

Ceux que j’ai interrogés ont souvent voulu renouer avec leurs origines et c’est une très bonne chose : ils l’ont fait en demandant à leurs parents, en faisant des voyages et tout s’est très bien passé. Mais en aucun cas cela ne doit être une politique publique !

Au contraire, la politique de la ville devrait tout faire pour que les habitants des quartiers puissent acquérir les codes et les outils qui leur permettront de s’intégrer et de s’élever socialement. Et je ne pense pas que c’est en valorisant les origines des enfants d’immigrés que l’on comprend comment la société française fonctionne.

MEE : Vous dites aussi que la sociologie a tendance à s’intéresser plus à ceux qui échouent qu’à ceux qui réussissent. Pourquoi ?

AL : C’est très normal. Depuis Émile Durkheim, la sociologie combat l’anomie, soit l’absence de lien social et donc, forcément, s’intéresse à ce qui ne fonctionne pas et ce qui menace la société et son fonctionnement. L’une des études fondatrices de la sociologie était d’ailleurs « le suicide » de Durkheim.

On peut tout faire pour que l’espace public soit plus mixte en incitant les habitants des quartiers populaires à sortir et découvrir le monde extérieur : c’est tout le contraire de ce que l’on fait depuis 40 ans

De même, la tradition française, qui s’est répandue dans le monde entier, portée notamment par Pierre Bourdieu, visait à étudier ceux qui vivent aux marges, les exclus, les pauvres, souvent dans l’espoir de mieux comprendre pourquoi ils rencontraient des difficultés.

J’ai souhaité raisonner dans le sens inverse car la réussite des enfants d’immigrés apparaît comme une sorte de tabou, comme si ce n’était pas bien d’en parler, alors qu’au contraire, je souhaite que leurs trajectoires soient analysées et transcrites en politiques publiques par le gouvernement, notamment en ce qui concerne les obstacles culturels.

MEE : Quels sont les leviers qui ont permis, d’après vous, à des enfants d’immigrés nord-africains de réussir, malgré les discriminations qui existent, notamment dans le système éducatif ?

AL : Ces leviers reposent beaucoup sur l’attitude des parents et leur compréhension des critères de la réussite « à la française ». Souvent, les pères travaillent dans l’industrie et sont donc socialisés au contact d’autres ouvriers, mais aussi de contremaîtres, d’ingénieurs… Ils comprennent donc que pour réussir, il faut « faire des études » et, même si eux n’en ont jamais fait, vont pousser leurs enfants à réussir.

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De même, le levier essentiel est la rencontre avec des pairs, des exemples venus de la société majoritaire qui vont représenter un modèle alternatif et donner les clés de l’intégration. C’est pour cela que je plaide pour que les quartiers populaires ne soient pas trop équipés : les habitants ont besoin de sortir, de se mélanger à d’autres pour pouvoir les observer et comprendre leurs codes.

À partir du moment où on comprend comment vit la société majoritaire et comment elle réussit, on peut mettre en place des stratégies de réussite sociale. Mais pour cela, il faut multiplier les occasions pour que ces mondes se rencontrent. Cela ne veut pas dire qu’il faut forcer les gens à habiter ensemble, on sait très bien que cela ne fonctionne pas. En revanche, on peut tout faire pour que l’espace public soit plus mixte en incitant les habitants des quartiers populaires à sortir et découvrir le monde extérieur : c’est tout le contraire de ce que l’on fait depuis 40 ans.

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