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Rahal al-Suhebat : « L’État jordanien tente de faire taire toutes les voix »

Activiste jordanien qui a obtenu le statut de réfugié politique en France, Rahal al-Suhebat revient sur les arrestations de militants et de journalistes ces derniers mois en Jordanie
Les forces de police jordaniennes déployées devant le bureau du Premier ministre Hani al-Moulki lors d’une manifestation à Amman le 2 juin 2018. Cette vague de protestations inédite entraînera sa démission deux jours plus tard (Reuters)
Par Marie Niggli à JÉRUSALEM

Dans un rapport publié début juin, l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch dénonce la récente campagne d’arrestations et d’intimidations menée par les autorités jordaniennes à l’encontre d’activistes et de journalistes.

Depuis la mi-mars, une dizaine de personnes ont été arrêtées dans tout le pays, accusées d’avoir critiqué le régime jordanien et sa politique.

Le 9 juin, une vingtaine de Jordaniens ont été interpellés alors qu’ils tentaient de se rendre au Centre national des droits de l’homme, une institution étatique indépendante située dans la capitale Amman, pour demander la libération des prisonniers politiques. Ils ont finalement été relâchés quelques heures plus tard.

Parmi les cibles des autorités jordaniennes, le site d’information al-Urdunnyia, lancé mi-mars par des réfugiés politiques et interdit d’accès dans le pays dès sa mise en ligne. Rahal al-Suhebat en est l’un des fondateurs, il a aidé Human Rights Watch à collecter les témoignages et dénonce à Middle East Eye les méthodes d’un pouvoir « qui répond aux demandes de réformes par la menace et l’intimidation ».

Middle East Eye : Dans son rapport, Human Rights Watch pointe une vague de répression qui aurait démarré mi-mars. Pourquoi les arrestations se sont-elles multipliées ces dernières semaines ?

Rahal al-Suhebat : L’an dernier, le pouvoir jordanien a entrepris des réformes sur le plan économique, avec notamment une nouvelle loi sur les taxes et l’introduction d’une législation pour punir les crimes électroniques – celle-ci permet d’arrêter quelqu’un et de le condamner à partir de ses écrits sur internet.

Exaspéré par une situation économique déjà très mauvaise, des dizaines de milliers de Jordaniens sont descendus dans la rue. L’État n’y était pas préparé, il a été surpris par cette vague de protestation. Le gouvernement a démissionné, un nouveau Premier ministre a été nommé… Tout ça s’est passé pendant le Ramadan.

L’appareil sécuritaire s’implique désormais de plus en plus dans les affaires politiques

Alors cette année, le pouvoir a tout fait pour éviter que le scénario se répète pendant le Ramadan [qui a débuté début mai], notamment en multipliant les interpellations. Certains activistes ont été la cible d’arrestations très violentes.

À travers elles, l’État envoie un message : nous ne tolérons pas de manifestations spontanées. Cela sert aussi à empêcher que le mouvement ne s’étende rapidement. L’État tente de faire taire toutes les voix, mêmes les revendications les plus basiques.

Le roi a également remanié les services de sécurité [début mai], qui ont vu leurs pouvoirs se renforcer. L’appareil sécuritaire, et c’est visible dans les communiqués qu’il diffuse, s’implique désormais de plus en plus dans les affaires politiques.

MEE : Comment le pouvoir jordanien s’y prend-il pour faire taire ces voix dissidentes ?

RS : Les arrestations sont violentes, elles ressemblent davantage à des opérations de police contre des terroristes ou des criminels qu’à une simple interpellation d’activiste politique. Elles ont lieu tôt le matin, à l’aube : des dizaines de membres des forces de sécurité font intrusion, armés, dans les maisons et arrêtent les activistes devant leurs enfants et leur épouse.

Le 11 mai dernier, ils ont arrêté des activistes, dont un membre d’une grande tribu jordanienne, les Beni Hassan. Leur avocat est allé leur rendre visite en prison et, après l’entretien, il a lui-même été arrêté, aux portes du centre de détention !

Des journalistes jordaniens manifestent devant le quotidien gouvernemental Al-Rai à Amman pour réclamer des « médias indépendants et libres », le 7 mars 2011 (AFP)
Des journalistes jordaniens manifestent devant le quotidien gouvernemental Al-Rai à Amman pour réclamer des « médias indépendants et libres », le 7 mars 2011 (AFP)

Le mois dernier, ils ont arrêté au moins dix activistes politiques, accusés d’avoir insulté le roi. Ça, c’est uniquement pour le mois de mai. Mais il y a d’autres activistes qui ont été emprisonnés avant, ces dernières années, des dizaines ont été arrêtés, d’autres sont recherchés et sont en exil, comme moi.

C’est difficile d’avoir des informations fiables sur le sujet, mais pour l’instant, je sais de manière sûre qu’au moins trois détenus, avec qui je suis en contact directement, ont entamé une grève de la faim.

MEE : Qu’est-ce qui est reproché à ceux qui sont arrêtés ?

RS : Les personnes arrêtées sont souvent accusées d’« insulte au roi » ou de vouloir « affaiblir le régime politique ». Mais un nouveau chef d’accusation est apparu : Naïm Abou Rodniyyeh, un avocat membre de la puissance tribu des Beni Hassan, a été accusé de chercher à « changer l’existence de l’État ».

Cette accusation ne tient pas la route : comment un homme, seul, a les moyens de changer un État ? A-t-il une armée, [l’aide d’] un État étranger afin de mener une guerre et changer l’État ? Ces chefs d’accusations fantaisistes ressemblent à ceux qu’utilise l’Égypte à l’encontre des opposants, c’est honteux !

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que des membres de tribus se sont mêlés aux manifestations. Or, les tribus sont l’assise du pouvoir jordanien, donc cela inquiète les autorités

Certains ont été arrêtés sur la foi d’une publication ou d’un commentaire sur Facebook. Quelqu’un peut rester des années en prison pour avoir écrit quelque chose sur internet.

Les jugements sont rapides. Des activistes qui ont été arrêtés ont été jugés en un mois, sans avoir accès à un avocat pour les défendre. Vous imaginez ? Ils arrêtent quelqu’un, ils l’interrogent une fois, ils s’appuient uniquement sur le rapport de police et, en trois semaines, un mois, le jugement est rendu !

De toute façon, le verdict est déjà prêt dès le début. Ce sont les forces de sécurité qui préparent le dossier, arrêtent la personne et transmettent le dossier au juge. Le tribunal est un tribunal de façade, ceux qui traitent réellement des dossiers, c’est l’État profond : les services de sécurité.

MEE : Qui sont les protestataires aujourd’hui en Jordanie ?

RS : Lors des Printemps arabes, la Jordanie a été l’un des premiers pays à connaître des sit-in, ils ont commencé aux alentours du 13 janvier [2011], avant l’Égypte, avant la Syrie… Mais au début, ceux qui participaient étaient des jeunes éduqués, qui s’intéressaient à la politique, aujourd’hui non. Ceux qui sont descendus dans la rue en 2018 étaient des gens comme tout le monde, avec des demandes économiques et sociales, ils criaient : « nous voulons du travail ! ».

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Les premières années, les opposants politiques comme moi ont payé le prix fort : il y a des dizaines de jeunes exilés, des dizaines ont été arrêtés, on nous a menacés…

Entre 2014 et 2018, il y a eu une période de calme relatif, il y avait des manifestations mais de moindre intensité. Puis c’est revenu en 2018.

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que des membres de tribus se sont mêlés aux manifestations. Or, les tribus sont l’assise du pouvoir jordanien, donc cela inquiète les autorités.

Par exemple, des jeunes de l’une des tribus les plus puissantes du pays, les Beni Hassan, ont formé leur propre hirak [mouvement de protestation à la structure souple, sans dirigeant, souvent d’implantation locale. En Jordanie, cette forme d’organisation politique est née dans la foulée du Printemps arabe en 2011] et sont descendus dans la rue, certains ont été arrêtés.

Les jeunes qui ont rejoint ce mouvement ne le font pas au nom de leurs tribus, ils sont indépendants, mais que [les tribus] se mobilisent, cela fait peur au pouvoir jordanien.

MEE : Que demandent les manifestants ?

RS : En 2011, certains exigeaient la chute du régime, on l’a entendu. Aujourd’hui, non, les gens sont attachés à la monarchie, ils veulent faire pression sur le roi afin qu’il change ce qu’il peut réformer. Aujourd’hui, beaucoup exigent surtout qu’on libère les prisonniers politiques.

Mais depuis 2018, la plupart des activistes ont des demandes de nature économique, sociale, ils combattent la corruption, ils exigent plus de libertés et plus de services.

En 2011, certains exigeaient la chute du régime. Aujourd’hui, non, les gens sont attachés à la monarchie, ils veulent faire pression sur le roi afin qu’il change ce qu’il peut réformer

Il y a des sit-in toutes les semaines, le jeudi, vers le carrefour 4 [carrefour de la capitale Amman où ont eu lieu les manifestations de 2018 qui ont fait chuter le gouvernement précédent], même si c’est très rare qu’ils finissent par accéder au carrefour lui-même et que l’affluence est bien moins importante qu’en 2018.

Il y a aussi des rassemblements improvisés comme celui de dimanche ou des manifestations locales pour demander la libération des prisonniers politiques.

Pourtant, en un an, qu’est-ce qu’il y a eu comme réforme ? Quelle a été la réponse du roi aux demandes des gens ? Il a accru sa répression et les arrestations. Le langage du pouvoir contre ceux qui refusent sa politique, c’est la menace et l’intimidation.

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