En Jordanie, un projet de loi entraîne des protestations d’une ampleur inégalée depuis des années
Des milliers de Jordaniens se sont mis en grève à Amman ce mercredi afin de protester contre un projet de loi qui verrait une augmentation significative des impôts. La mesure frapperait durement les Jordaniens à un moment où ils sont déjà en proie à de sérieuses difficultés économiques.
La manifestation, l’une des plus grandes de ces dernières années, a vu un large éventail de professionnels qualifiés, des médecins aux journalistes en passant par les banquiers, exiger le retrait de la loi sur l’impôt sur le revenu proposée plus tôt ce mois-ci.
« La classe moyenne souffre en Jordanie, et avec cette loi, la situation financière sera plus difficile encore. Même les pauvres devraient payer plus d’impôts »
- Dr. Ashraf al-Karaki, dentiste
La loi – qui résulte d’une condition importante imposée par un programme économique de trois ans du FMI visant à réduire la dette publique – abaisserait considérablement le seuil de l’impôt sur le revenu. Les banques et les industries seraient contraintes de payer des impôts à un moment où la croissance économique stagne et où les entreprises se plaignent de la baisse de la demande des consommateurs.
Le Dr. Ashraf al-Karaki, un dentiste de Amman qui a participé à la grève, a déclaré à Middle East Eye que la loi aurait un impact particulièrement négatif sur le quotidien des Jordaniens.
« La classe moyenne souffre en Jordanie, et avec cette loi, la situation financière sera plus difficile encore. Même les pauvres devraient payer plus d’impôts », a-t-il expliqué.
Dans le passé, la plupart des manifestations en Jordanie étaient organisées par des partis politiques, mais celles de mercredi ont inclus la participation de 33 associations, dont un large éventail de syndicats professionnels – et se sont étendues au-delà de la capitale, dans des villes comme Madaba et Aqaba.
À Amman, à l’exception des urgences, le travail a cessé totalement dans deux grands hôpitaux suite à la décision de l’Association médicale de Jordanie de rejoindre la manifestation.
La plupart des magasins et des entreprises étaient également fermés dans le centre-ville, selon des témoins oculaires.
Les marchés centraux n’ont pas non plus reçu leurs livraisons habituelles de fruits et légumes, et les bouchers et les supermarchés n’ont pas été approvisionnés en viande et volaille fraîches dans la mesure où les fermiers et commerçants de produits alimentaires avaient rejoint le mouvement de grève.
Les examens de fin d’année ont en revanche eu lieu malgré la participation à la grève de l’Association des enseignants, forte de 140 000 membres qui se sont joints aux pharmaciens, aux commerçants de vêtements et aux entrepreneurs, entre autres.
« Aujourd’hui, de nombreuses personnes, de différents milieux sociaux, ont rejoint la grève. La plupart sont apolitiques », a observé Karaki.
« Je fais grève aujourd’hui pour vivre demain »
Le gouvernement a fait valoir que les réformes proposées réduiraient les disparités sociales en imposant progressivement les hauts salaires tout en épargnant largement les travailleurs du secteur public, faiblement rémunérés.
Toutefois, Taghreed al-Dughmi, avocate et membre de l’Association du barreau jordanien qui a participé à la grève, a déclaré à MEE que des préoccupations majeures entouraient la proposition de loi.
« [Le projet de loi] prévoit une peine d’emprisonnement de trois à dix ans contre quiconque ne paie pas ses impôts. Cela signifie que la majorité du peuple jordanien finirait en prison »
– Taghreed al-Dughmi, avocate et membre de l’Association du barreau jordanien
« La loi actuelle accorde un abattement fiscal allant jusqu’à 12 000 dinars jordaniens [environ 14 500 euros], mais le nouveau projet de loi le réduit à 8 000 dinars jordaniens [environ 9 660 euros]. Le projet de loi stipule également que toute personne âgée de plus de 18 ans doit soumettre une déclaration d’impôt, ce qui n’est pas le cas dans le cadre de la loi actuelle », a poursuivi Dughmi.
Les retraites et les héritages seraient également taxés pour la première fois et les impôts sur le revenu des banques et des compagnies d’assurance augmenteraient de 40 %, un coût qui, selon elle, sera répercuté sur les clients.
« Ce qui est frappant avec ce projet de loi, c’est qu’il prévoit une peine d’emprisonnement de trois à dix ans contre quiconque ne paie pas ses impôts, a-t-elle ajouté. Cela signifie que la majorité du peuple jordanien finirait en prison. »
La grève, qui s’est déroulée de 9 heures à 15 heures, a été suivie d’une grande manifestation dans les locaux de l’Union des associations professionnelles, principale organisatrice de la grève, dans le quartier de Shmeisani, à Amman.
Les manifestants ont scandé des slogans qui faisaient écho à ceux des soulèvements arabes de 2011, tels que « Le peuple veut la chute du gouvernement » ou encore « Je fais grève aujourd’hui pour vivre demain », un message central repris sur des affiches et des banderoles.
Les manifestants ont également entonné des chants folkloriques après y avoir inséré des messages politiques, comme celui-ci, dépeignant le gouvernement comme « une bande de voleurs » :
Les Jordaniens ont partagé en ligne un mème caricaturant le Premier ministre Hani Moulki qui déclare : « Nous ne pouvons pas lutter contre la pauvreté, alors nous allons combattre les pauvres. »
D’après Dughmi, un comité d’avocats a été formé pour fournir une assistance juridique gratuite aux employés menacés de licenciement par leur patron suite à leur participation à la grève.
« Nous avons reçu plusieurs plaintes quant à des menaces de licenciement signalées par des employés travaillant principalement dans le secteur public, qui est financé par le gouvernement », a indiqué Dughmi.
En Jordanie, la grève relève d’un droit garanti par les lois du royaume en matière de travail, a-t-elle précisé.
Les médias locaux jordaniens ont partagé des images d’employés de la municipalité du Grand Amman en train de décoller les affiches de grève qui avaient été placardées sur les volets des magasins et des commerces de la capitale.
Atef al-Tarawneh, le président du Parlement jordanien, a cherché à établir une distance entre les législateurs et le projet de loi en déclarant mardi aux journalistes que les parlementaires ne céderaient à aucune forme de pression exercée par le gouvernement dans le but de faire adopter le projet de loi.
« La version préliminaire de la loi sur l’impôt sur le revenu présentée par le gouvernement n’est pas contraignante pour le Parlement, qui traitera le projet de loi de manière à répondre aux besoins des citoyens et à servir leurs intérêts », a déclaré Tarawneh.
La Jordanie est confrontée depuis quelques années à des défis internes et externes, notamment une hausse du chômage et de la criminalité. Le pays est largement parvenu à se tenir à l’écart des turbulences régionales observées depuis 2011 et des guerres qui ont ravagé la Syrie et l’Irak, des pays voisins.
Karaki a reconnu l’existence de ces défis, mais s’est demandé pourquoi le gouvernement n’avait pas encore réussi à élaborer une politique économique durable.
« La seule politique et la seule solution qu’ils ont trouvée, c’est une nouvelle loi sur l’impôt sur le revenu. Les gens ont perdu espoir et arrêté de faire confiance au Parlement jordanien et au gouvernement. C’est pourquoi tout le monde a accordé sa confiance aux associations », a affirmé Karaki.
– Reuters a contribué à ce reportage.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].