L’Union européenne, bientôt un nouveau marché pour l’industrie textile jordanienne ?
AMMAN – Sawsan, 19 ans, a dû se battre pour que sa famille accepte qu’elle travaille. Depuis août, cette Syrienne réfugiée en Jordanie depuis cinq ans se rend huit heures par jour, six jours par semaine, dans l’usine textile Classic Fashion Apparel qui se trouve dans la zone industrielle al-Hassan, à une vingtaine de kilomètres d’Irbid, dans le nord de la Jordanie. Elle s’occupe de la couture intérieure de jambes de joggings, une tâche qu’elle estime « stimulante » car « nouvelle ».
« Mon père me demande chaque jour si je me sens toujours bien et si je veux y retourner. » Elle baisse timidement la tête, son voile à fleurs très souple ondule doucement. « Ce n’est pas normal pour une femme syrienne de quitter sa maison et de travailler à l’extérieur ». Mais avec ses parents, deux frères et une sœur à nourrir, l'aînée de la famille n’avait pas le choix.
« Normalement, les femmes ne travaillent pas, mais là je n’avais pas le choix. Évidemment, on m’a fait des réflexions, mais mon mari, lui, m’a encouragée »
- Inhod, ouvrière dans le textile
Inhod a elle aussi dépassé les rôles familiaux traditionnels pour se rendre chaque jour du camp de Zaatari à ce hangar aux néons éblouissants où s’activent frénétiquement plus de 200 salariés. « Normalement, les femmes ne travaillent pas, mais là je n’avais pas le choix. Évidemment, on m’a fait des réflexions, mais mon mari, lui, m’a encouragée », explique-t-elle à Middle East Eye.
Selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR), 660 000 Syriens ont trouvé refuge dans le royaume hachémite depuis 2011, dont 297 000 en âge de travailler. Selon le gouvernement jordanien, ils seraient en réalité 1,4 million au total.
Les autorités ont donc appelé la communauté internationale à un partage des responsabilités. Si bien qu’en février 2016, le gouvernement jordanien et l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord sur le « Jordan Compact » lors de la conférence de Londres sur le soutien à la Syrie et à la région. Cet accord a pour but de permettre à la Jordanie d’accéder au marché de l’UE en échange d’une intégration des réfugiés syriens dans l’économie locale jordanienne.
Le gouvernement jordanien s’est engagé à délivrer 200 000 permis de travail pour les réfugiés. En échange, 52 types de marchandises manufacturées, produites dans dix-huit zones industrielles spécifiques de Jordanie peuvent désormais être exportées vers l’Union européenne sans taxe si ces zones emploient un pourcentage minimum de Syriens (15 % les deux premières années, puis 25 % la troisième).
En 2016, les échanges de marchandises entre l’Union européenne et la Jordanie ont dépassé les 4 milliards d’euros, soit 1 milliard de plus qu’en 2011. Toutefois, un secteur de l’industrie jordanienne demeure en reste : le textile.
Gap, Levi’s, Victoria’s secret
Depuis que la paix a été signée avec Israël, en 1994, la Jordanie tente de développer cette industrie. Dans le cadre de l’accord de paix, des « zones industrielles qualifiées » (QIZ) ont été instaurées en 1996. Les produits qui y étaient réalisés pouvaient alors être exportés sans taxe vers les États-Unis si 8 % des composants étaient israéliens.
« Au départ, la population jordanienne était réticente à cet accord pour des questions politiques, mais les oppositions n’ont pas duré longtemps car les Jordaniens se sont rendu compte que cela permettait de créer des emplois et d’attirer les investissements étrangers », explique à MEE Dina Khayyat, vice-présidente de la Jordan Garments, Accessories and Textiles Exporters' Association depuis son bureau de Jabal Amman, dans la capitale jordanienne.
En 2000, un accord de libre-échange (FTA) est conclu directement avec les États-Unis. La Jordanie est ainsi devenue le premier pays arabe à bénéficier d’une telle mesure. Des grandes marques comme Gap, Levi’s, Victoria’s secret ou encore Hanes y ont installé leur production.
En 2016, les exportations de textiles et de vêtements vers l’Amérique représentaient 1,6 milliard de dollars. Elles sont affrétées par les ports d’Aqaba, dans le sud de la Jordanie, ou de Haïfa, en Israël, « plus rapide, mais aussi plus cher », précise Dina Khayyat.
75 % des employés sont asiatiques
Le taux de chômage est élevé en Jordanie, plus de 15 %, pourtant l’industrie textile fait appel à une main d’œuvre étrangère. Classic Fashion Apparel est la plus grosse entreprise du pays, avec un chiffre d’affaire de 375 millions en 2016, soit 24 % des exportations textiles de Jordanie.
Sur les 22 000 salariés qui produisent 250 000 pièces par jour, 75 % d’entre eux sont immigrés. Ils viennent d’Inde, du Bangladesh, du Sri Lanka ou du Népal.
Cette main-d’œuvre coûte peu car le logement et l’alimentation leur sont retenus sur leur salaire. Ils sont hébergés dans des tours à côté des usines.
Au final, un salarié asiatique de Classic Fashion Apparel n’obtient directement que 117,5 dinars jordaniens (140 euros) chaque mois alors que les Syriens et les Jordaniens sont payés 205 dinars jordaniens (244 euros.
Mais récemment, le gouvernement a sommé les entreprises comme Classic Fashion Apparel de créer des usines dans les territoires ruraux pour recruter aussi des Jordaniens. « Nous venons de construire quatre usines à la requête de Sa Majesté, elles s’appellent des “Satellite Units”. Il est prévu d’en construire deux autres dans les prochains mois », explique à MEE le directeur du service management, Sridhar Rajagopal, depuis son bureau situé dans la zone industrielle al-Hassan, près d’Irbid.
Recruter des Syriens est complexe
En octobre 2017, aucune entreprise textile jordanienne n’exporte encore vers l’Union européenne dans le cadre du « Jordan Compact » car elles ne remplissent pas les critères, à savoir un pourcentage minimum de Syriens employés dans l'entreprise.
Classic Fashion Apparel n’a réussi à embaucher que quarante Syriens, dont Sawsan et Inhod font parties. Le groupe espère recruter quarante réfugiés supplémentaires d’ici la fin octobre.
Recruter des Syriens est complexe. Les femmes subissent des pressions patriarcales et elles sont mal vues quand elles vont travailler, surtout loin de leur famille. Pour tenter d’attirer plus de femmes dans ses usines, Classic Fashion Apparel a par exemple construit des crèches.
Les Syriens ont aussi été longuement réticents à l’idée d’obtenir un permis de travail et d’intégrer ces usines « de peur que leurs aides financières fournies par l’ONU ne leur soient retirées »
De l’autre côté, les hommes ont aussi été longuement réticents à l’idée d’obtenir un permis de travail et d’intégrer ces usines « de peur que leurs aides financières fournies par l’ONU ne leur soient retirées », explique Inhod, originaire de Deraa, dans le sud-ouest de la Syrie.
D’autres préfèrent aussi travailler dans des secteurs qui paient plus, comme l’agriculture ou la construction. « Ils se disent aussi qu’ils pourront rentrer plus en vite en Syrie quand ils le pourront s’ils ne sont pas engagés quelque part et qu’ils continuent de ne travailler qu’à la journée », précise encore la syrienne de 32 ans.
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Les entreprises du textile doivent désormais s’attaquer réellement à deux problématiques centrales, notamment si elles veulent pouvoir embaucher plus de Syriens et ainsi intégrer le marché européen : augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail.
Le secteur du textile en Jordanie est régulièrement au cœur de polémiques. En 2006-2007, de nombreux articles et rapports d’ONG avaient pointé du doigt des conditions de travail déplorables, provoquant la fermeture de plusieurs usines.
Violations des droits de l’homme
En 2017, des violations à l’égard d’employés indiens et bangladais de l’usine textile Top Tex, présente sur la zone industrielle al-Hassan, à Irbid, ont été dénoncées par différentes ONG, dont Tamkeen. Cette association défend les droits des travailleurs en Jordanie.
Les salariés de Top Tex ont subi de fortes pressions pour produire non plus 40 pièces par jour chacun mais 80, leurs salaires ont été retenus et les conditions de propreté dans lesquels ils vivaient étaient désastreuses. L’usine a été fermée.
« Dans certains hébergements, des chambres de 10 m2 accueillent six à huit personnes. Les travailleurs n’ont pas d’intimité et la nourriture est exécrable »
- Linda al-Kalash, directrice de l’ONG Tamkeen
« De manière générale, précise Linda al-Kalash, directrice de Tamkeen, lors d’une interview accordée à MEE dans son bureau d’Amman, les plaintes vont du harcèlement verbal, et parfois sexuel, à la mauvaise qualité de la nourriture ou à la rétention de salaires par les employeurs. Dans certains hébergements, des chambres de 10 m2 accueillent six à huit personnes. Les salles-de-bain ne sont parfois fermées qu’avec de simples rideaux et certaines cuisines ont des problèmes de fuites de gaz. Les travailleurs n’ont pas d’intimité et la nourriture est exécrable. »
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La directrice de l’ONG pointe également un manque d’inspecteurs missionnés par le ministère du Travail. « Surtout qu’ils viennent mener des interviews avec les travailleurs mais que cela se fait toujours devant l’employeur, alors les salariés n’osent pas parler », poursuit Ahmad Awad, directeur d’al-Phenix, un think tank indépendant situé dans le centre d’Amman qui a pour but de promouvoir les droits des travailleurs et d’analyser les politiques publiques afin de construire un modèle de développement économique respectueux des droits de l’homme.
« La situation s’est nettement améliorée depuis 2006-2007, surtout chez Classic qui avait une mauvaise réputation jusqu'en 2010 environ, note Linda al-Kalash, mais dans le secteur, de nombreux travailleurs se plaignent encore de violations des droits de l’homme et cela doit changer. »
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