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EXCLUSIF : La Jordanie craint une crise alors que les Saoudiens se jettent dans les bras d’Israël

Selon des sources judiciaires, Amman s’alarme d’informations annonçant que Riyad s’apprête à négocier le droit au retour des Palestiniens dans le cadre d’un accord de paix avec Israël
Le roi Salmane d'Arabie saoudite et le roi de Jordanie Abdallah II lors d'une cérémonie de bienvenue à l'aéroport d'Amman (AFP)

En se précipitant, tête la première, pour normaliser ses relations avec Israël, l’Arabie saoudite court-circuite la Jordanie en offrant des concessions sur les réfugiés palestiniens qui pourraient mettre en péril la stabilité du royaume hachémite et compromettre son statut de gardien des lieux saints à Jérusalem, confie à Middle East Eye un haut responsable proche de la cour royale à Amman.

Notre interlocuteur, qui a souhaité rester anonyme, a accusé le prince héritier Mohammed ben Salmane de traiter la Jordanie avec mépris. « Il négocie avec les Jordaniens et l’Autorité palestinienne comme s’ils étaient ses serviteurs, comme s’il était le maître et que nous avions à suivre ce qu’il fait. Il ne nous consulte, ni ne nous écoute jamais », ajoute-t-il.

« La moitié des Jordaniens sont des Palestiniens, et s’il y a des négociations officielles à Riyad pour mettre fin au droit au retour, cela va provoquer une crise à l’intérieur du royaume »

- Un haut responsable à la cour royale de Jordanie

Les alarmes se sont déclenchées à Amman après des courriers semi-officiels suggérant que l’Arabie saoudite était prête à céder sur le droit des Palestiniens au retour. En échange de quoi, Jérusalem passerait sous souveraineté internationale. Cette négociation faisant partie d’un accord de paix qui faciliterait la création d’une alliance entre les Saoudiens et les Israéliens face à l’Iran.

Un tel accord compromettrait le statut spécial de la Jordanie, gardienne des lieux saints de l’Esplanade des Mosquées, comme mentionné dans l’accord de paix conclu avec Israël en 1994.

« La moitié des Jordaniens sont des Palestiniens, et s’il y a des négociations officielles à Riyad pour mettre fin au droit au retour, cela va provoquer une crise à l’intérieur du royaume. Ces questions sont sensibles, pour les Jordaniens de la rive orientale comme pour les Palestiniens », explique le haut responsable.

La réaction jordanienne

En fait, la population jordanienne est à 65 % palestinienne, pour l’essentiel originaire de Cisjordanie. Ces Palestiniens ont la citoyenneté jordanienne et ont accès aux soins médicaux, mais sont sous-représentés au parlement, et peu présents dans l’armée jordanienne et les services de sécurité.

De plus, toute tentative de donner aux Palestiniens plus de droits en Jordanie provoquerait un tollé au sein de la population jordanienne, note le haut responsable.

Selon lui, tout accord sur un statut final impliquant les réfugiés palestiniens aurait à inclure un ensemble de compensations pour la Jordanie, que le royaume, en tant qu’État, serait en droit d’attendre.

Au sujet de l’accord lui-même, le haut responsable jordanien précise que ce qui avait été offert à Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, était pire qu’avant.

« Il [MBS] se préoccupe de la normalisation de la relation de l’Arabie saoudite avec Israël et se fiche de tout le reste. Il a besoin de quelque chose de conséquent pour entamer cette normalisation », souligne-t-il.

En parallèle, une autre source, occidentale, en contact avec des princes saoudiens, confirme l’importance d’Israël derrière la vague des récentes arrestations à Riyad ayant ciblé des princes, des magnats des affaires et d’autres Saoudiens influents.

Le roi Salmane d'Arabie saoudite et le roi jordanien Abdallah II, photographiés à l'aéroport d'Amman avant le sommet de la Ligue arabe en mars (AFP)

Cette source indique par ailleurs que plusieurs des personnes arrêtées sous couvert d’une campagne anti-corruption avaient agi en tant que « gardiens pour le financement saoudien » en Israël. Et de suggérer que MBS veut garder le monopole de ces contacts pour lui-même. Pour cette raison, notre source se demande si les personnes arrêtées seront jugées publiquement ou s’il y aura des procès secrets.

Elle écarte l’idée que ce qui se passe en Arabie saoudite est une véritable campagne anti-corruption : « La famille Saoud ne règne pas sur l’Arabie saoudite, ils la possèdent, c’est leur point de vue. Ils ont créé le pays. Ils le possèdent, par conséquent, ils ne peuvent pas être corrompus. »

La Cour royale d’Amman est également préoccupée par les pressions exercées sur la Jordanie pour qu’elle rejoigne une campagne dirigée contre l’Iran et par les conséquences potentiellement désastreuses de ce qu’elle considère être d’« imprudentes » politiques saoudiennes.

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« Les événements en Syrie profitent à l’Iran et à ses alliés. L’approche jordanienne consistait à essayer d’ouvrir des canaux avec l’Iran et la Russie, calmer les Iraniens et avoir une sorte d’accord dans le Sud », explique la source de MEE.

« Mais les Saoudiens sont en pleine confrontation, déstabilisant le Liban. Si l’Iran veut riposter, il pourrait riposter dans toute la région, ce qui pourrait affecter directement la Jordanie et c’est la dernière chose que souhaite la Jordanie. »

Sous la pression des Saoudiens, la Jordanie a réduit ses relations diplomatiques avec le Qatar, mais, ce qui est remarquable, ne les a pas rompues comme l’ont fait Bahreïn, les Émirats arabes unis et l’Égypte le jour où le blocus a été annoncé. La Jordanie a toutefois fermé le bureau d’Al Jazeera sur son territoire, le réseau de télévision qatari dont l’Arabie saoudite a demandé la fermeture à Doha.

Contrairement au président palestinien Mahmoud Abbas, le roi Abdallah n’a pas été invité à se rendre à Riyad pour exprimer ses frustrations en personne. Il a visité Bahreïn, mais est rentré chez lui peu de temps après.

Promesses non tenues

La troisième source d’inquiétude jordanienne concernant le comportement de l’Arabie saoudite est économique.

La Jordanie a perdu de l’argent à la suite du boycott régional du Qatar et perd actuellement des revenus provenant du transit de marchandises. Ceci est le résultat de la réouverture d’un point de passage entre l’Arabie saoudite et l’Irak à Arar, un poste-frontière fermé depuis 27 ans, depuis l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990.

Avant l’ouverture d’Arar, l’ensemble de l’import-export d’Irak passait par la Jordanie. Avec l’ouverture d’Arar, l’Irak commencera à utiliser les ports saoudiens de la mer Rouge pour exporter vers l’Europe, au lieu du port jordanien d’Aqaba.

Les promesses d’aide de l’Arabie saoudite, alors que rien n’indique que l’argent arrive sur ses comptes bancaires, suscitent la colère du palais royal.

Une autre source jordanienne a affirmé à MEE : « Le roi jordanien et les autorités jordaniennes sont en colère vis-à-vis des promesses faites par les Saoudiens d’indemniser la Jordanie pour sa perte de revenus avec le Qatar, et du fait que rien n’a été reçu jusqu’ici. »

Conséquence du blocus du Qatar, le port d'Aqaba, en Jordanie, connaît une baisse d'activité (Creative Commons)

Le quatrième grief jordanien est l’annonce récente par MBS du projet de construction de la méga ville high-tech de Neom, qui devrait s’étendre de l’autre côté des frontières du royaume en Jordanie et en Égypte. Le responsable explique que la Jordanie n’est pas « bien informée » du projet, renforçant les suspicions selon lesquelles le principal bénéficiaire de la construction de cette ville ne sera pas la Jordanie ou l’Égypte, mais Israël, qui a établi son avance régionale dans les exportations de haute technologie.

Il ajoute qu’il y a « quelques commentaires positifs » du côté jordanien, mais dans l’ensemble, les réactions à l’annonce ont été prudentes.

Le responsable doute qu’Israël sera entraîné dans une guerre avec le Hezbollah et laisse entendre que MBS a mal calculé la réaction à son offensive sur le Liban, suite à la soudaine démission du Premier ministre libanais Saad Hariri à Riyad au début du mois.

Hariri, qui est un citoyen saoudien et a des intérêts commerciaux importants dans le pays, n’est pas encore retourné à Beyrouth et le président libanais Michel Aoun a déclaré mercredi qu’il croyait que celui-ci était détenu en Arabie saoudite.

« L’analyse de la Jordanie est que ni Israël, ni les États-Unis ne s’engageront dans une guerre, et que nous, Jordaniens, serons aux prises avec les conséquences d’une confrontation directe avec l’Iran, et que nous en paierons les conséquences », conclut le responsable.

Traduit de l’anglais (original) avec VECTranslation.

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