Sophie Bessis : « L’apprentissage d’une vie démocratique prend du temps »
Le 17 décembre 2010 en Tunisie, le suicide par immolation de Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, provoque un embrasement des consciences qui rend possibles une transition politique et le début d’une expérience démocratique, toujours en consolidation aujourd’hui.
Presque dix ans plus tard, l’inventaire de cette révolution démocratique permet de constater tous les changements provoqués et de supputer leur impact sur la Tunisie, sur la région et sur le monde.
Sophie Bessis, historienne spécialiste de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb et chercheuse associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), auteure de Histoire de la Tunisie. De Carthage à nos jours, était à Alger lundi 24 février pour animer une rencontre sur le thème « Révolution tunisienne : dix ans après, quel bilan ? »
Middle East Eye : La Tunisie est présentée comme un exemple : celui d’un pays qui a connu une révolution et qui a réussi sa transition. Êtes-vous d’accord avec ce constat ?
Sophie Bessis : Je ne sais pas si la Tunisie peut servir d’exemple au reste du monde arabe mais elle est incontestablement un cas particulier.
Dans le monde arabe, les soulèvements révolutionnaires ont tous été férocement réprimés par les régimes en place ou par des interventions extérieures. En Tunisie, le processus de démocratisation politique a été soumis à de forts aléas sans toutefois avoir été stoppé. Des forces politiques comme le parti islamiste Ennahdha ont tenté de détourner la démocratisation à leur profit sans y parvenir vraiment pour l'instant.
Mais à côté de cela, les questions économiques et sociales n’ont pas été résolues, en partie du fait du court-termisme de la classe politique qui a gouverné depuis 2011.
Les partis politiques tunisiens sont de conviction très libérale, or ce n’est pas avec cet outillage idéologique que l’on pourra régler les problèmes économiques et sociaux de la Tunisie.
Les revendications sociales à l’origine de la révolution de 2011 n’ont, dans une très large mesure, pas été satisfaites et on a assisté à un désenchantement extrêmement important de la part de la population, en particulier de la jeunesse tunisienne.
MEE : Mais Kais Saied est présenté comme ce président choisi par les profondeurs d’une Tunisie justement marginalisée…
SB : Au cœur de l’électorat de Kais Saied, on trouve une jeunesse instruite, déçue par la classe politique qui a pris le relais de la dictature Ben Ali. Elle attend beaucoup de ce président atypique, qui n’a pas de parti, qui se présente comme hors système et qui n’a eu qu’un seul mot d’ordre durant sa campagne : je ferai ce que veut le peuple.
MEE : De même, les difficultés rencontrées ces dernières semaines dans la formation d’un gouvernement sont lues comme des aléas normaux pour une démocratie parlementaire en cours de construction…
SB : C’est un problème. Car les alliances qui se font et se défont ne sont pas des alliances programmatiques : elles ne se font pas sur des choix, des projets, mais essentiellement sur des alliances de type opportuniste. Les partis sont alternativement alliés et adversaires.
La réalité, c’est que l’aura d’Ennahdha n’a cessé de se réduire
Ennahdha disait pendant la campagne qu’il ne s’allierait jamais avec l’argent sale. Qalb Tounes [le parti du magnat Nabil Karoui] disait de son côté qu’il ne s’entendrait jamais avec Ennahdha. Et finalement, au lendemain des élections, ils se sont alliés.
Elyes Fakhfakh [le nouveau Premier ministre] voulait exclure Qalb Tounes de toute coalition gouvernementale mais Ennahdha a pesé de tout son poids pour qu’il en fasse partie.
MEE : Parce qu’Ennahdha a pesé pour ce qu’il est, une force politique majeure en Tunisie…
SB : Depuis la chute de la dictature, il y a eu trois séquences électorales. Lors des élections à la Constituante d’octobre 2011, Ennahdha a obtenu une majorité relative avec 89 députés. Il a cru qu’il pouvait changer la Tunisie. Ce fut un échec : la société tunisienne est bien plus complexe que ce que croyaient les dirigeants nahdhaouis qui, après avoir passé plusieurs années en prison ou en exil, n’en avaient pas saisi les évolutions.
Lors des élections législatives de 2014, Ennahdha est arrivé en deuxième position [derrière Nidaa Tounes] avec 69 députés, soit 20 de moins qu’en 2011.
Et puis lors des législatives de 2019, Ennahdha est redevenu le premier parti du pays, mais avec seulement 54 députés.
Autrement dit, depuis 2011, son poids a considérablement baissé et malgré les apparences, ce parti n’a cessé de perdre du terrain.
La grande erreur d’Ennahdha, qui certes, joue un rôle déterminant dans la politique tunisienne, est de croire qu’avec un électorat de plus en plus restreint – car l’assemblée tunisienne est extrêmement hétérogène et le parti détient à peine un quart des députés –, il peut changer la société. Car la réalité, c’est que son aura n’a cessé de se réduire.
MEE : En Algérie, la Tunisie est souvent citée dans les débats, d’abord par l’opposition politique qui appelle à une Constituante…
SB : Je n’ai pas de conseil à donner aux Algériens mais il faut se rappeler qu’une Constituante a pour mission d’écrire une Constitution qui régit ensuite la vie d’un pays pendant des années. La Constituante est une leçon de démocratie mais on n’y débat pas pour l’amour du débat. Les Algériens et les Algériennes ont raison de vouloir débattre, c’est extrêmement important, mais la question à se poser est : à quoi veut-on arriver ?
Prenons le cas de la Tunisie : l’assemblée constituante devait durer une année. Pour des raisons politiciennes, elle a duré près de trois ans. Ce temps n’a pas été totalement inutile dans la mesure où cela a suscité des débats extrêmement importants sur les projets de société que veulent les Tunisiens et les Tunisiennes.
Les projets de Constitution ont été discutés dans toutes les sphères de la société tunisienne. Ces débats ont abouti à une Constitution de compromis qui intègre les droits fondamentaux des citoyennes et des citoyens.
L’islam politique en Algérie est peut-être déconsidéré mais sociétalement, il représente probablement une force plus importante qu’en Tunisie
Est-ce possible en Algérie ? Les débats n’y sont pas les mêmes. Il suffit de voir les difficultés qu’a rencontrées le carré des féministes dans le hirak, la difficulté qu’ont les féministes à simplement obtenir que les partis politiques dits modernistes, démocrates, inscrivent l’égalité des sexes dans leur projet.
Or, comment peut-on être démocrate si tous les citoyens et les citoyennes n’ont pas les mêmes droits dans tous les domaines ?
Les résistances politiques et sociétales à l’égalité des sexes montrent que même si l’islam politique en Algérie est peut-être déconsidéré – parce que ses dirigeants ont collaboré avec le régime –, sociétalement, il représente une force probablement plus importante qu’en Tunisie.
Le rapport de forces en Algérie n’est donc pas le même, aussi bien au niveau de la classe politique que de la société. La comparaison avec la Tunisie n’est pas pertinente.
MEE : On peut dire tout de même que l’instauration d’une démocratie prend du temps : le cas tunisien l’a montré et le temps, c’est ce que réclament les partisans du hirak à qui il est parfois reproché de ne pas se structurer.
SB : Nous avons neuf ans de retour d’expérience mais il n’y a pas eu neuf ans de hirak !
En Tunisie, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, une régime entier est tombé avec armes et bagages. À ce moment-là, des structures transitoires ont été mises en place, dont la Haute instance pour la sauvegarde de la révolution, la transition démocratique et la réforme politique. Les fondamentaux d’un nouveau régime (gouvernement de transition, élections libres, instance indépendante de surveillance des élections, etc.) ont été mis en place très rapidement.
Aujourd’hui, on en est aux troisièmes élections libres et quand Béji Caïd Essebsi est décédé, la transition s’est faite sans aucune anicroche.
Après, il est évident qu’on n’entre pas du jour au lendemain dans un régime démocratique. L’apprentissage d’une vie démocratique prend du temps. Cette vie démocratique ne se résume pas à des élections mais à l’égalité juridique totale des tous les citoyens, le libre accès et l’accès égal à toutes les fonctions de l’État, le respect des minorités, le respect de la liberté d’expression, etc.
L’expérience algérienne est donc différente, ne serait-ce que par la longueur du hirak, qui dure depuis un an. Et puis l’armée tunisienne est modeste et n’a jamais eu aucun rôle dans la vie politique.
Puisqu’on a une deuxième vague de Printemps arabes en 2019, j’aurais plutôt tendance à comparer l’Algérie au Soudan, également gouverné pendant des décennies par un régime militaire.
MEE : Vous dites que l’expérience démocratique aujourd’hui, presque dix ans plus tard, est toujours en consolidation. Par quoi passe cette consolidation ?
SB : Tellement de choses restent à faire ! Si les fondamentaux de la démocratie politique sont acquis, sur le plan social et économique, la Tunisie est en grande difficulté. La révolution n’a pas encore produit ses dividendes sociaux.
Les inégalités sociales sont mondiales – le néolibéralisme, qui est l’idéologie économique dominante dans le monde actuel, est producteur de ces inégalités sociales, c’est une modalité antidémocratique de fonctionnement de l’économie – mais dans ce registre là, nous avons encore beaucoup de choses à faire. Il faudrait un changement de paradigme économique.
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