« Mafieuse » : les Palestiniens en ont assez de la corruption de l’Autorité palestinienne
Ali est incrédule. « Vous appelez ça un gouvernement ?! Moi, j’appelle ça la mafia. »
Pour ce Palestinien de 22 ans habitant à Hébron, dans le sud de la Cisjordanie occupée, l’Autorité palestinienne (AP), dirigée par le président Mahmoud Abbas, est une institution corrompue qui ne profite qu’à une élite restreinte.
« Les enfants d’Abou Mazen [le surnom d’Abbas] fréquentent les meilleures écoles, les meilleurs hôpitaux, ils voyagent dans le monde entier. Ils ne se soucient pas des gens en Palestine. »
Ali est loin d’être le seul à penser ainsi. Selon un récent sondage d’opinion publié par l’ONG palestinienne Aman, 91 % des Palestiniens interrogés déclarent ne pas faire confiance à l’AP.
Ghassan, un membre du Conseil législatif palestinien (CLP) aujourd’hui dissout et du parti au pouvoir, le Fatah, qui a demandé à rester anonyme, travaille au sein de l’AP depuis plus de vingt ans.
Pour lui, les malversations politiques et financières du gouvernement, telles que le transfert de fonds pour la construction de nouvelles ambassades à l’étranger plutôt que la construction de projets en Palestine, ont sérieusement érodé la confiance de la population dans l’instance dirigeante.
Selon un récent sondage, 91 % des Palestiniens interrogés déclarent ne pas faire confiance à l’AP
« Nous négligeons le peuple palestinien », estime-t-il. « Voilà pourquoi le peuple palestinien a perdu confiance, parce qu’au cours des dix dernières années, nous n’avons constaté aucun développement sur le terrain. »
La démission du Premier ministre Rami Hamdallah il y a deux semaines à la suite de la dissolution du CLP en décembre n’a fait que confirmer ce point de vue chez de nombreux Palestiniens. Ces dernières décisions sont largement considérées comme un moyen de consolider davantage le pouvoir entre les mains du Fatah et du président.
Compagnie aérienne sans avions et voitures exonérées de TVA
Créée en 1994 à la suite des accords d’Oslo, l’Autorité palestinienne devait servir d’organe gouvernemental de transition pendant cinq ans jusqu’à la création d’un État palestinien à part entière, dans le cadre d’une solution à deux États.
Un quart de siècle plus tard, les Palestiniens ne sont pas près d’obtenir cet État – et l’Autorité palestinienne s’est muée en monstre bureaucratique que beaucoup jugent plus soucieux de conserver son pouvoir que de plaider en faveur d’une solution politique à long terme à l’occupation israélienne.
« La plupart des affaires de corruption se concentrent au sommet », indique à MEE Isam Haj Hussein, directeur des opérations chez Aman. La priorité du gouvernement, selon lui, est « d’investir et de contrôler toutes les ressources du pays au profit du parti », le Fatah.
Selon Haj Hussein, pour s’attirer la loyauté, le Fatah, qui dirige l’Autorité palestinienne depuis sa création, exploite un levier en particulier : l’emploi dans le secteur public.
La corruption politique se manifeste souvent dans la création de postes sortis de nulle part et la nomination de hauts fonctionnaires sur la base de la loyauté ou du népotisme, plutôt que sur le mérite.
Comme l’indique le rapport 2017 d’Aman, l’un des exemples les plus absurdes de fonds mal utilisés est celui de Palestinian Airlines, propriété de l’Autorité palestinienne.
Il n’y a plus d’aéroport opérationnel sur le territoire palestinien occupé depuis 2001, date à laquelle Israël a détruit l’aéroport international de Gaza au cours de la deuxième Intifada.
« Ces dépenses sont inutiles sous occupation. Nous n’avons que 14 milliards de dollars [de PIB], nous devons dépenser cet argent prudemment – pour la Palestine elle-même »
– Ancien membre du CLP et employé de l’AP depuis vingt ans
La compagnie aérienne aurait apparemment repris ses activités en 2012 en Égypte, bien qu’elle ne soit pas reconnue par l’autorité égyptienne de l’aviation civile.
Cependant, la société figure toujours dans le budget du ministère des Transports de Palestine, sans détail ni transparence. D’après Haj Hussein, près de 200 employés de la compagnie aérienne au sein du territoire palestinien occupé reçoivent non seulement un salaire de la part du ministère des Finances de l’AP, mais ont également bénéficié d’augmentations au cours de la même période.
Les postes exagérés ou fictifs semblent également s’accompagner de nombreux avantages, dont des salaires supérieurs à 10 000 dollars par mois, selon Aman, ainsi que des exemptions de droits de douanes sur les voitures de luxe importées.
Selon le rapport de l’ONG, l’argent perdu en raison de l’évasion douanière sur les voitures de luxe rien qu’en 2017 – environ 357 600 dollars – « suffisait à couvrir le budget du programme d’aide en espèces du ministère du Développement social, qui distribue 214 dollars par trimestre à 1 670 familles dans le besoin ».
« Ces dépenses sont inutiles sous occupation », commente Ghassan. « Nous n’avons que 14 milliards de dollars [de PIB], nous devons dépenser cet argent prudemment – pour la Palestine elle-même. »
Fiscalité sans représentation
Au vu de la corruption endémique, la récente impulsion en faveur d’un nouveau gouvernement ne semble être qu’« une perception de changement politique », déclare Marwa Fatafta, directrice de Transparency International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – donnant l’impression qu’« il se passe quelque chose parce que le mécontentement du peuple palestinien est au plus haut. »
« Cependant, en son cœur même », poursuit-elle, « le système reste le même à peu de choses près. » Le Fatah s’en est emparé et celui-ci continuera à dominer la scène politique. »
« Le gouvernement profite de la dissolution du Parlement », estime Ghassan, ajoutant que par « gouvernement », il désigne le parti au pouvoir, le Fatah. « Le pouvoir exécutif supprime les lois et les libertés et impose les siennes. »
Les récentes manifestations dans toute la Cisjordanie contre un projet de loi sur la sécurité sociale prévoyant un impôt sur le revenu de 7 à 9 % pour les employés du secteur privé et leurs employeurs illustrent bien la méfiance des Palestiniens à l’égard de leur gouvernement.
Abbas a depuis suspendu ce projet.
« Le gouvernement n’a rien fait en matière de construction de nouvelles zones industrielles, de création d’emplois », déclare Ammar, un habitant de Ramallah âgé de 28 ans, à MEE. « Dans le même temps, ils augmentent nos impôts, et je ne vois pas le moindre shekel réinvesti au profit de notre communauté. »
« Vous vous attendez à ce que je donne mon argent au gouvernement alors qu’il ne peut même pas empêcher les soldats [israéliens] de pénétrer à Ramallah ? »
- Ammar, habitant de Ramallah
« Vous vous attendez à ce que je donne mon argent au gouvernement alors qu’il ne peut même pas empêcher les soldats [israéliens] de pénétrer à Ramallah ? », demande-t-il en riant.
Haj Hussein abonde dans le sens d’Ammar : « Même si vous changiez la loi ou tous les articles posant problème, la confiance demeure un véritable problème. »
Le projet de loi est survenu juste après la dissolution du CLP, note Marwa Fatafta, « sortant de nulle part par décret présidentiel avec une absence totale de transparence, sans consultation ».
Selon elle, il est légitime que les citoyens palestiniens s’inquiètent de donner leur argent au gouvernement.
« Nous ne vivons pas dans une démocratie qui fonctionne, et encore moins dans un État », explique-t-elle. « Comment pouvez-vous vous assurer que l’argent prélevé aujourd’hui sera rendu à un moment donné lorsque vous prendrez votre retraite ? »
Gouverner sous occupation
Le tollé engendré par le projet de loi sur la sécurité sociale a eu lieu en même temps que l’intensification des tensions en Cisjordanie, ce qui a conduit à de nombreux raids militaires à Ramallah, le centre administratif de facto de l’AP.
« Vous devez garder à l’esprit que l’AP est captive du gouvernement israélien et de l’armée israélienne », explique George Giacaman, professeur à l’Université de Birzeit et membre du conseil d’administration d’Aman. « Elle fonctionne dans les limites qui sont les siennes. »
« Ils [les militaires israéliens] entrent, procèdent à des arrestations, instaurent des couvre-feux, etc. », poursuit Giacaman, « donc d’une certaine manière, l’Autorité palestinienne n’a même pas le contrôle total de la zone appelée zone A. »
Aux termes des accords d’Oslo, la Cisjordanie occupée a été divisée en trois zones. La zone A, qui représente environ 18 % de la Cisjordanie, est officiellement sous le contrôle total de l’Autorité palestinienne. Dans la zone B, l’Autorité palestinienne et Israël exercent respectivement un contrôle administratif et militaire, tandis que la zone C, qui représente environ 60 % du territoire, est exclusivement sous l’autorité de l’armée israélienne.
« Quand vous êtes “occupé” par l’occupation, vous fermez les yeux sur la corruption »
- Ghassan
En pratique, cependant, les forces israéliennes effectuent des incursions régulières dans la zone A et la coordination de la sécurité de l’AP avec Israël dans toutes les régions de Cisjordanie est vivement critiquée par l’opinion publique palestinienne.
« C’est démoralisant, pas seulement pour l’AP ; cela a porté atteinte à sa réputation et à sa légitimité auprès du public », analyse George Giacaman.
La poursuite de la confiscation de terres palestiniennes en Cisjordanie et l’emprisonnement de membres du CLP par les autorités israéliennes ont également porté atteinte à la crédibilité et à l’efficacité de l’Autorité palestinienne.
« C’est le contexte dans lequel l’Autorité palestinienne gouverne. C’est une situation impossible », estime le professeur.
« L’occupation n’est pas une justification à la corruption, mais elle explique pourquoi ou comment la corruption se produit », pense Ghassan.
« Quand vous êtes “occupé” par l’occupation, vous fermez les yeux sur la corruption. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].