L’Algérie entame l’année 2020 avec une nouvelle donne politique
L’Algérie a basculé. En ce début 2020, le pays a atteint un point de non-retour, avec un changement radical de la donne politique. Le changement est à la fois politique et psychologique. Le pays ne se demande plus si la contestation populaire, qui boucle une année le 22 février prochain, est en mesure d’imposer ses solutions, mais quelle stratégie elle doit adopter pour peser sur le cours des choses.
Ce retournement a eu lieu en quelques semaines. Durant le dernier trimestre 2019, la contestation populaire avait engagé un bras de fer avec le pouvoir, symbolisé par l’ancien chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, avec comme enjeu principal la présidentielle du 12 décembre 2019.
Le changement est à la fois politique et psychologique
Que l’élection se tienne dans des conditions acceptables, et le pouvoir, avec sa colonne vertébrale, l’armée, pouvait afficher sa satisfaction d’avoir mené à son terme la feuille de route énoncée début avril 2019. Celle-ci, menée par étapes depuis la démission forcée de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika en avril 2019, prévoyait le traitement de la crise dans le cadre des institutions en vigueur, ce qui exclut une période de transition et une constituante revendiquées par une partie de l’opposition.
Mais que la présidentielle dérape, qu’elle soit annulée, ou qu’elle se déroule dans des conditions ingérables, et la contestation populaire pouvait se prévaloir d’une victoire d’envergure.
De nombreux intervenants du hirak ont plaidé en ce sens, et une campagne dure, avec de fortes pressions sur les électeurs, particulièrement en Kabylie et auprès des Algériens établis à l’étranger, a été menée. Dans cette atmosphère surchauffée, des analystes réputés sérieux, comme le sociologue Addi Lahouari, ont prédit que la présidentielle ne se tiendrait pas.
Victoire amère
À l’exception d’une faille importante, avec une participation presque nulle en Kabylie, l’élection s’est tenue dans des conditions acceptables, au vu des conditions qui prévalaient.
La participation a atteint les 40 %, et Abdelmadjid Tebboune, le seul candidat qui n’avait pas de parti pour l’appuyer, a été élu dès le premier tour avec 58 % des voix. Et contrairement à ce qui a été écrit, les chiffres publiés semblent crédibles, au vu de ce qui a été constaté le jour du vote.
Ce qui ne signifie pas pour autant que l’élection a été libre et équitable, car des candidats potentiels jouissant d’une vraie popularité ont refusé de se présenter, pour ne pas cautionner une élection qu’ils estimaient jouée d’avance, et surtout de peur de déplaire au hirak.
Le président Abdelmadjid Tebboune à peine installé dans ses nouvelles fonctions, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major, vice-ministre de la défense, et homme fort du pouvoir, disparaissait le 23 décembre, dix jours après la proclamation des résultats de la présidentielle.
Sa mort a provoqué une véritable émotion dans une partie de la population, qui voyait dans « le vieux soldat », vétéran de l’Armée de libération nationale, un nouveau symbole : l’homme semblait avoir mené un ultime combat qui l’avait épuisé, et il succombait une fois la mission accomplie.
Même si la foule qui l’accompagnait lors de son enterrement n’était pas aussi importante que voulaient le dire les médias officiels, sa disparition a suscité un véritable élan de sympathie. Et, pour la première fois depuis des mois, les partisans de l’armée pouvaient se manifester publiquement, s’exhiber avec fierté, et affirmer leur reconnaissance pour avoir neutralisé le cœur de l’ancien pouvoir, engagé une opération anti-corruption sans pareil, et respecté l’engagement que pas une goutte de sang ne coulerait.
Le hirak perd la donne
Un renversement psychologique spectaculaire a eu lieu en quelques jours. Les militants anti-élections, qui avaient fait preuve d’une agressivité remarquée à la veille du vote, notamment à l’étranger, se sont brusquement retrouvés sur la défensive.
Au cours des marches des deux vendredis suivants, le 26 décembre et le 3 janvier, le thème principal était devenu le phénomène des baltaguias, ces contre-manifestants qui tenteraient d’agresser les militants du hirak.
Mais c’est à un autre niveau que le revirement politique et psychologique était mieux apprécié. Pour l’état-major de l’armée, la situation semblait en effet avoir atteint un point de non-retour qui permettait d’envisager l’avenir sous un autre regard.
Non seulement la présidentielle n’a pas dérapé, mais le commandement de l’armée s’est montré soudé. C’est cette solidarité sans faille qui a permis au commandement de l’armée de rester maître du jeu
Jusque-là, l’équipe dirigée par le général Gaïd Salah avait trois priorités : organiser la présidentielle avant la fin de l’année 2019, éviter des incidents graves, et surtout, éviter toute possibilité de retour au pouvoir des réseaux de Saïd de Bouteflika et de « Toufik » Mediène, ceux que le général Gaïd Salah appelait la « issaba » (la bande).
Pour ces anciens barons du pouvoir, comme pour les anciens hauts responsables, Premiers ministres, ministres, officiers généraux, chefs de partis et oligarque de l’ère Bouteflika, actuellement en détention, il est évident qu’un échec de la présidentielle aurait pu leur offrir une possible porte de sortie, un dérapage pouvant déboucher sur la mise à l’écart de leur ennemi, le général Gaïd Salah.
Mais non seulement la présidentielle n’a pas dérapé, mais le commandement de l’armée s’est montré soudé, sous Gaïd Salah comme sous son successeur, le général Saïd Chengriha. C’est cette solidarité sans faille qui a permis au commandement de l’armée de rester maître du jeu.
Dès lors, le commandement de l’armée peut considérer que la menace représentée par les réseaux de Bouteflika et de Mediène, les anciens hauts responsables et les oligarques, est désormais écartée.
De plus, le pouvoir a changé de visage depuis le 22 février : le président Bouteflika et son frère Saïd, l’ancien patron du DRS Athmane Tartag, les Premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, les anciens chefs des partis de l’alliance présidentielle (FLN, RND, TAJ et MPA), les principaux oligarques, avec leur redoutable puissance financière et médiatique, sont en prison ou poursuivis en justice.
Les 3 B (l’ancien président intérimaire Abdelkader Bensalah, l’ancien Premier ministre Noureddine Bedoui et l’ancien président du conseil constitutionnel Tayeb Belaïz), dont le hirak demandait la tête, ont tous abdiqué.
Abdelkader Bensalah, qui serait très malade, a même demandé officiellement d’être déchargé de son poste de président du Sénat. Le changement est si évident au sommet du pouvoir qu’un internaute se demande : et maintenant, que va demander le hirak ?
Un nouveau cap pour le hirak
C’est précisément la question d’actualité. Comment va réagir le hirak face cette évolution ?
Pour l’heure, le hirak est affaibli. Mais c’est, d’une certaine manière, la rançon du succès. Ce qui a été obtenu est d’abord le résultat de la contestation populaire, même si l’armée a surfé sur la vague du hirak pour faire le ménage.
La plupart des revendications du mouvement ont été concrétisées : départ du président Bouteflika, départ des trois B, élimination des grands réseaux de corruption et de prébende de l’ère Bouteflika, réaffirmation de la souveraineté du peuple à travers l’article 7 de la Constitution, le tout sur une vague pacifiste et de fraternisation entre les contestataires et l’armée et différent corps de sécurité par moments, dans un climat de tension et d’incertitudes à d’autres moments.
Pour le hirak, une question fondamentale se pose : faut-il traiter avec un pouvoir de fait, négocier avec lui, ou faut-il remettre en cause la légitimité du président Tebboune et maintenir une ligne dure ?
Il reste une revendication centrale : le changement de système politique algérien, avec sa principale particularité : le poids écrasant de l’armée. Pour le hirak, une question fondamentale se pose : faut-il traiter avec un pouvoir de fait, négocier avec lui, ou faut-il remettre en cause la légitimité du président Tebboune et maintenir une ligne dure pour tenter de peser sur la suite des événements ?
La question est d’autant plus pressante que la démarche du pouvoir n’est pas encore claire. À côté de mesures encourageantes, les médias publics sont toujours verrouillés et l’activité politique est encore soumise à de fortes pressions.
Les avis sont partagés. Les rangs du hirak se sont clairsemés. Mardi dernier, « la marche des étudiants », appelée ainsi alors que les étudiants n’y constituent plus qu’une infime majorité, a drainé à peine un millier de personnes.
Dans une ville de l’intérieur du pays, les manifestants étaient à peine une trentaine vendredi 10 janvier, alors qu’au plus fort du hirak, leur nombre dépassait 5 000.
La lassitude, le sentiment que les choses ont évolué, la campagne anti-corruption, la libération de nombreux détenus, une campagne de propagande à travers les médias publics et privés, le sentiment que le hirak est engagé dans une campagne de radicalisation à l’infini, l’absence de perspectives claires, et beaucoup d’autres facteurs ont progressivement poussé les manifestants à bouder les marches. Seules les grandes villes continuent à voir affluer les manifestants, mais on n’enregistre plus les foules immenses du printemps 2019.
La balle est dans le camp du pouvoir. Quelques semaines avant le premier anniversaire des premières manifestations, le 22 février 2019, le président Abdelmadjid Tebboune et son gouvernement disposent d’un répit pour mettre en marche un processus susceptible d’entraîner l’adhésion des Algériens.
Pour l’heure, on en est encore aux premiers tâtonnements, avec la formation de nouvelles équipes, l’élaboration d’un programme de gestion du pays, et de timides contacts avec des personnalités d’opposition. Des initiatives osées, avec un cap clair vers le changement pourraient permettre au pouvoir de grignoter encore du terrain. À défaut, le hirak pourrait, à l’occasion de son premier anniversaire, remobiliser les foules pour une nouvelle année de contestation.
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