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Hirak algérien : le torrent endigué 

Jeudi dernier, le nouveau chef de l’État prêtait serment au lendemain d’un scrutin largement désavoué par la rue et marqué par une féroce répression policière et judiciaire. Le soulèvement algérien a-t-il péché par un trop-plein d’angélisme ? 
Quarantième marche des étudiants à Alger-Centre, le 26 novembre 2019 (AFP)

Alors qu’Abdelmadjid Tebboune se faisait sacrer huitième président de la République algérienne devant un parterre de généraux et de politiques, le jeune poète Mohammed Tadjadit écopait d’une peine de dix-huit mois de prison ferme pour des textes jugés attentatoires à l’unité nationale. Pendant ce temps, aux quatre coins du globe, les populations se soulèvent contre un modèle de société et un système politique devenus littéralement mortifères. 

Pendant que des millions d’Algériens défilaient chaque vendredi avec plus ou moins d’ardeur, plus ou moins de conviction, le régime a eu largement le temps de reprendre les choses en main

Le mouvement du 22 février est né, lui aussi, d’un ras-le-bol et d’une détermination à déconstruire cet édifice tentaculaire bâti sur la peur, l’humiliation et la mise au pas de citoyens considérés comme des sujets, si ce n’est comme des indigènes.

D’abord révoltés par l’annonce d’un cinquième mandat du président déchu Abdelaziz Bouteflika, des dizaines de milliers d’Algériens sortirent en ce jour pour oser ce qui relevait naguère de l’impensable : faire déguerpir ce chef d’État arrogant et autoritaire mais également toutes les figures d’un système décadent.

En dix mois, les masses ont traversé l’équivalent d’une vie entière de combat, de victoires (ou vues comme telles), de fatigue, de découragement, de regain d’espoir, de recul, d’avancée, de stagnation, d’euphorie et de colère.

Les « ratés » du hirak

Mais pendant que des millions d’Algériens défilaient chaque vendredi avec plus ou moins d’ardeur, plus ou moins de conviction, le régime a eu largement le temps de reprendre les choses en main et de s’adonner à un exercice dans lequel il a toujours excellé : le redéploiement de la stratégie des équilibres en haut de la pyramide et l’alternance entre répression et discours clivants en bas... 

Le temps ! C’est probablement le terme qui pourrait résumer les raisons du retour en force d’un rapport de domination que les premières manifestations ont réussi à faire chanceler.

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Alger-Centre, mars 2019, début d'une manifestation contre le système Bouteflika (AFP)

Dix mois, ce n’est rien à l’échelle d’une révolution, encore moins d’un pays aussi complexe que l’Algérie, diront les esprits nuancés. Certes, et il ne s’agit nullement ici de prétendre qu’un soulèvement doit atteindre la totalité de ses objectifs en un laps de temps aussi court.

Mais il n’en demeure pas moins que cette victoire majeure du régime dont la manifestation la plus évidente est l’organisation d’un scrutin débouchant sur le sacre d’un ancien Premier ministre de Bouteflika, représente un marqueur indéniable des « ratés » du hirak.

Dépolitisation sournoise

De Hong Kong à Santiago, en passant par Beyrouth, Bagdad, Téhéran ou encore Paris et Barcelone, les populations se révoltent et déterrent la hache de guerre entre gouvernés et gouvernants, entre dominés et dominants. On pourrait qualifier de cyclique cette vieille confrontation qui n’a cessé de révéler la parfaite incompatibilité entre les intérêts des masses et de ceux qui président à leur destinée. C’est donc un déterminisme historique que de voir régulièrement éclater l’expression d’un rejet viscéral du régime en place, quelle que soit sa nature ou l’étiquette dont il s’affuble. 

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Le mouvement citoyen en Algérie apparaît néanmoins comme une exception dans cette cartographie mondiale de la colère. « Révolution du sourire », « manifestants exemplaires », « joie et bonne humeur », « manif en famille », etc., sont autant de descriptifs qui collent au hirak pour en souligner le civisme imperturbable.

D’abord stratégique et conçu comme un bouclier antirépression, ce cachet est devenu avec le temps une marque de fabrique, voire un dogme qu’il est quasiment blasphématoire de remettre en cause. Si cette identité figée du mouvement domine aujourd’hui de manière sacerdotale les esprits et les discours, c’est que d’autres évolutions se sont opéré au fil des mois.

La morphologie de la rue « vendrediste » s’est muée subrepticement à mesure que la réaction du pouvoir en place paraissait « raisonnée », éloignée du bain de sang habituel avec lequel il répondait jadis aux soulèvements populaires.

Un hirak transfiguré

Le visage du hirak perdait peu à peu les traits du jeune chômeur issu des quartiers déshérités, du père de famille incapable de joindre les deux bouts, de la femme de ménage divorcée qui a vu ses enfants prendre les barques, de la vieille Kabyle qui a perdu un fils lors du massacre de 2001, de la veuve vivant avec une pension rachitique, de cette population assoiffée de liberté corolaire de justice sociale…

Le visage du hirak perdait peu à peu les traits du jeune chômeur issu des quartiers déshérités, du père de famille incapable de joindre les deux bouts

À mesure que les vendredis passaient, ce visage se transformait donc subtilement pour prendre des teintes plus lisses, des yeux moins usés par les larmes, une bouche plus rassasiée !

Ce sont ces « bonnes têtes » que l’on retrouve dans les images d’Épinal, et notamment sur les unes des médias étrangers, qui ont fini par transfigurer le hirak à leur image, c’est-à-dire : le rendre profondément dépolitisé !

Qu’est-ce que la politique ? On a le choix entre une représentation imposée par des siècles de domination et de conditionnement des esprits qui voudrait en faire un exercice réservé à une certaine catégorie et à laquelle le citoyen ne contribue que sporadiquement à travers un bulletin de vote ; et celle qui considère la politique comme l’ensemble des actions entreprises par les citoyens pour transformer leur quotidien et briser le monopole de la classe dirigeante sur la prise de décision. 

Reconquête citoyenne 

La politique s’est davantage manifestée lors des grèves-blocages, des occupations d’universités et d’usines, des bras de fer entre manifestants et forces de répression pour la conquête d’un espace interdit, que dans les bureaux et les salons des politiciens professionnels ou dans les marches autorisées au parcours et aux portées exigus.

La politique, ainsi reconquise par le citoyen, vise à inventer un avenir et non pas améliorer le présent, mais elle tend surtout à rendre leur dignité à des millions d’individus broyés par un système inéquitable et meurtrier.

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En ce sens, le processus révolutionnaire en Algérie a perdu son essence au fur et à mesure qu’il se laissait (dés)orienter par une certaine classe, politique et sociale, dont les préoccupations, les privilèges et les desseins sont diamétralement opposés au véritable désir d’émancipation qui anime, sciemment ou inconsciemment, le plus grand nombre. 

Malgré son apparence parfaitement harmonieuse et horizontale, le hirak s’est déjà autopurgé de ses éléments les plus politiques, autrement dit les plus révoltés, pour s’agglomérer autour d’un projet à la fois peu ambitieux et antirévolutionnaire : le simple changement de régime !

Un rituel hebdomadaire gentillet

Comparable dans sa mise au pas disciplinaire et son angélisme exacerbé au mouvement « Rébellion Extinction », le hirak devint donc ce qu’il ne faut surtout pas être face à un adversaire aussi redoutable que le régime algérien : exemplaire, inoffensif et malléable.

À la fougue et à l’esprit dissident des premières semaines s’est substitué un rituel hebdomadaire gentillet qui réagit au fur et à mesure aux polémiques et provocations du pouvoir en place et qui semble satisfait du seul fait d’occuper la rue lors de ce qu’on appelle « marches » au lieu de « manifestations ».

Folklorisé à souhait, assaini et expurgé de son caractère social, le soulèvement devenu avec le temps simple interjection polie, a donc donné tout le temps nécessaire aux décideurs et fossoyeurs d’une liberté rêvée et possible, pour jouer sur les clivages, mettre de l’ordre dans leurs propres conflits internes et mater ce qui devait être un jour de février… une révolution ! 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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