Tunisie : le gouvernement Fakhfakh, une victoire de Ghannouchi ?
Relayée sur tous les médias et abondamment commentée, une photo a mis, jeudi 6 février, les réseaux sociaux tunisiens en ébullition. Sur ce cliché, Elyes Fakhfakh, chargé de former le nouveau gouvernement, prend la pose aux côtés du président du parti islamiste Rached Ghannouchi et de celui de Qalb Tounes, Nabil Karoui.
Loin d’être anecdotique, cette photo pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, son lieu interroge : il s’agit du domicile personnel de Rached Ghannouchi qui, en plus de sa casquette partisane, est le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Pourtant, l’État a mis à disposition de Fakhfakh le palais Dar Dhiafa, à Carthage, pour qu’il y organise ses consultations. Cette « visite à domicile » a probablement été souhaitée par le dirigeant islamiste pour montrer que le rapport de forces lui est toujours favorable.
Ce désaveu en bonne et due forme interroge sur la capacité de l’ancien ministre des Finances à résister aux pressions
Par ailleurs, cette réunion intervient au lendemain d’une offensive médiatique de la part des porte-paroles de Fakhfakh qui ont écumé les plateaux des radios et des télés pour rappeler qu’il était hors de question que leur chef se lance dans des consultations avec le candidat malheureux du second tour de la présidentielle.
Ce désaveu en bonne et due forme interroge sur la capacité de l’ancien ministre des Finances à résister aux pressions alors qu’il compte prendre la tête d’un pays englué dans une crise économique, sociale et politique depuis plusieurs années.
Si les communicants assurent que la formation politique de Karoui, arrivée deuxième aux législatives, n’a pas vocation à faire partie de la future majorité parlementaire, il est difficile de les croire sur parole.
La question de l’alliance entre Ennahdha et Qalb Tounes n’a pas cessé de structurer la vie politique depuis les élections générales de l’automne dernier. Durant la campagne, le parti islamiste, qui a voté une loi électorale visant à empêcher Karoui et son parti de concourir, n’a pas eu de mots assez durs contre le patron de la chaîne Nessma, poursuivie pour fraude fiscale.
Les nahdaouis ont mis en garde contre « le parti de la corruption » et ont soutenu sans réserve Kais Saied au second tour de la présidentielle.
Mais, dès le début de la nouvelle législature, les deux formations arrivées en tête aux législatives se sont accordées pour faire élire deux de leurs dirigeants à la présidence du Parlement : ainsi Rached Ghannouchi a obtenu le perchoir et la députée Samira Chaouachi a décroché la vice-présidence de l’assemblée.
Un scénario qui rappelle celui de 2014, où le parti de Béji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes, arrivé en tête après une campagne anti-islamiste, a donné à Ennahdha la vice-présidence du palais du Bardo, prélude de leur future alliance gouvernementale.
Le prédécesseur de Fakhfakh, l’éphémère Habib Jemli, chargé par Ennahdha de former un gouvernement, avait présenté une équipe officiellement indépendante mais présentant des personnalités très proches du parti de Nabil Karoui, une attention qui n’a pas été suffisante pour que Qalb Tounes accorde son vote de confiance.
Une nouvelle méthode
Le nouveau candidat à la Kasbah, conscient des atermoiements de son prédécesseur, a décidé de tenter une nouvelle méthode pour maximiser ses chances. Il a tout d’abord défini les contours de sa future majorité.
Ne devant sa nomination qu’au bon vouloir de président de la République et conscient de son faible score à la présidentielle, Fakhfakh a décidé de s’appuyer sur les partis qui ont soutenu plus ou moins ouvertement la candidature de Saied. Si l’on veut être plus précis, il s’agit des partis qui n’ont pas appelé à voter contre l’actuel locataire de Carthage. Un plus petit commun dénominateur qui exclut Qalb Tounes et le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi mais qui pose quelques problèmes de cohérence à la future coalition gouvernementale.
En effet, il va être difficile de définir un programme économique commun aux libéraux conservateurs d’Ennahdha et aux nationalistes arabes socialisants d’al-Chaab ou encore de faire des réformes sociétales à même de satisfaire les ultraconservateurs d’al-Karama et les « modernistes » de Tahya Tounes.
Pour essayer de dépasser ces contradictions, Elyes Fakhfakh dispose d’un atout : il a un programme politique avec une vision claire pour le pays.
S’il a été sèchement éliminé du premier tour de la présidentielle, plusieurs observateurs ont salué la qualité et le sérieux de ses propositions en matière économique, sociale et sociétale, soit précisément ce qui est attendu d’un chef du gouvernement, chargé selon la Constitution de 2014 de l’essentiel du pouvoir exécutif (en dehors de la diplomatie et de la défense nationale).
Mais cette méthode n’a pas été du goût des principales forces politiques. Qalb Tounes a crié à l’exclusion politique et a reçu le soutien des islamistes et même du parti Tahya Tounes de Youssef Chahed pourtant à l’origine de la nomination de l’ancien ministre des Finances. La puissante centrale syndicale UGTT, dont Fakhfakh est membre du conseil scientifique, a appelé à une concertation ouverte à toutes les parties, une façon diplomatique d’exiger l’inclusion de Karoui.
Le candidat à la Kasbah disposait pourtant d’un atout majeur : si son gouvernement ne passe pas, le président de la République a la possibilité de dissoudre le Parlement et convoquer des élections législatives anticipées. Si la Constitution n’oblige pas le locataire de Carthage à recourir à la dissolution, Kais Saied a indiqué, lors d’une interview à la télévision nationale, qu’il était prêt à le faire.
De leur côté, les islamistes ont fait savoir que la perspective d’un nouveau rendez-vous électoral ne les effraie pas et qu’ils exigent que Qalb Tounes intègre la future majorité.
Derrière le potentiel futur chef du gouvernement, c’est bien le président de la République que Ghannouchi vise. Une guerre froide oppose les deux leaders
Pour accentuer la pression, les islamistes ont inscrit à l’ordre du jour du Parlement une proposition de loi qui exige un seuil de 5 % pour qu’une liste candidate aux législatives puisse avoir des députés. Le texte, pas encore dévoilé, a reçu le soutien d’al-Karama – fidèles alliés des islamistes et considérés comme l’aile droite d’Ennahdha –, de Qalb Tounes et, plus surprenant, du PDL d’Abir Moussi.
Le journal arabophone Al Maghreb a publié une projection de cette nouvelle méthode de calcul sur les résultats des législatives d’octobre 2019 : Ennahdha et Qalb Tounes sont renforcés et peuvent gouverner tous seuls, le PDL reste stable ; Attayar et al-Karama voient une légère évolution du nombre de leurs députés et tous les autres s’effondrent voire disparaissent. Il semble que cette arme législative ait eu raison d’Elyes Fakhfakh et de Kais Saied.
Car, derrière le potentiel futur chef du gouvernement, c’est bien le président de la République que Ghannouchi vise. Le nouveau locataire de Carthage, élu à plus de 72 % des voix, continue à jouir d’une importante popularité, contrairement au président du Parlement qui figure parmi les personnages les plus clivants de la scène politique tunisienne.
Une guerre froide oppose les deux leaders. Dans une interview à Mosaïque FM, Ghannouchi s’est autorisé à critiquer les choix diplomatiques du président.
Ce dernier, qui a pris position contre l’« accord du siècle » de Donald Trump, vient de limoger le représentant de la Tunisie aux Nations unies, alors que le pays occupe, depuis le début de l’année, le poste de membre non permanent du Conseil de sécurité. En ayant imposé sa volonté à Fakhfakh et isolé un peu plus Saied, Ghannouchi conforte sa position d’homme fort de la Tunisie.
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