« On a l’impression que l’État est contre nous » : vague d’indignation contre le racisme et les violences policières en Belgique
Le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc aux États-Unis a provoqué des manifestations aux quatre coins de la planète. L’homme est devenu une icône mondiale de la lutte contre le racisme et les violences policières. En Belgique aussi, ces derniers temps, des personnes racisées ont trouvé la mort dans des incidents impliquant la police.
Dans la capitale belge, dimanche 7 juin, 10 000 personnes se sont rassemblées pour manifester contre les violences policières à caractère raciste. Une réalité dénoncée depuis longtemps par les milieux militants et qui semble enfin faire écho auprès du grand public.
« Leur violence n’est pas confinée, notre colère non plus »
En 2019, UNIA, le centre interfédéral pour l’égalité des chances, a ouvert plus de 80 dossiers de discriminations policières envers des citoyens. Dans les rues de Bruxelles, depuis la grande manifestation du 7 juin, on peut lire le message « Justice pour Adil, Mehdi, Semira, Mawda. Leur violence n’est pas confinée, notre colère non plus ».
« Un contrôle chez nous, c’est synonyme d’insultes, si on répond, s’ensuivent les coups et parfois les arrestations »
- Ayoub Bada, fondateur du collectif Justice pour Mehdi
Les noms de ces jeunes résonnent dans la ville comme pour rappeler les injustices du système que la société a longtemps préféré occulter.
Pendant la crise sanitaire liée au coronavirus, dans la nuit du 10 avril 2020, le jeune Adil, 19 ans, a été percuté par un véhicule de police alors qu’il était en cavale en scooter à la suite d’un contrôle. Il est mort sur le coup.
Mehdi Ayoub, 17 ans, est lui décédé le 20 août 2019. Ce jour-là, il était poursuivi par des policiers dans le cadre d’un contrôle quand il a été percuté par une voiture de police qui se rendait à toute vitesse sur les lieux d’un cambriolage.
« On nous a annoncé le décès et puis le dialogue avec la police s’est arrêté là. On n’a pas eu droit à des excuses, on nous a juste demandé de reconnaître mon frère », confie à Middle East Eye Ayoub Bada, le grand-frère de Mehdi et fondateur du collectif Justice pour Mehdi.
Semira Adamu et Mawda, elles, sont devenues de tristes symboles des violences envers les migrants. Elles ont toutes les deux été tuées par les forces de l’ordre. Mawda, 2 ans, a succombé d’une balle perdue tirée lors d’une course-poursuite par un policier, le 17 mai 2018.
Son décès a rappelé le sort tragique de Semira Adamu, qui a perdu la vie à l’âge de 20 ans le 22 septembre 1998, étouffée à l’aide d’un coussin par deux policiers belges à bord d’un avion lors d’une tentative d’expulsion.
Médecins du monde a publié un rapport mettant en évidence le fait qu’un migrant sur quatre est confronté à des violences policières en Belgique.
Profilage ethnique et préjugés
Les violences illégitimes font l’objet d’une attention continue et d’enquêtes du Comité P, le Comité permanent de contrôle des services de police, dont la mission est d’enquêter et « rendre compte » du fonctionnement de la police. Le Comité P agit de manière indépendante et neutre au service du pouvoir législatif afin d’assister ce dernier dans son contrôle du pouvoir exécutif.
Dans sa campagne « Pas Normal ?! », Amnesty International Belgique rappelle pour sa part que lorsque la police procède à un contrôle motivé par l’apparence et non en lien avec les agissements, il s’agit de profilage ethnique.
« En Belgique, trop peu d’initiatives ont été prises par le ministre de l’Intérieur, la police fédérale et la police locale pour prévenir, détecter ou combattre le profilage ethnique et appliquer le droit de non-discrimination », dénonce l’ONG.
Selon les militants, il est important de rappeler que le profilage ethnique est stigmatisant et renforce les préjugés négatifs pesant sur les minorités ethniques.
« Systémiquement, la société maintient le fantasme colonial de l’indigène un peu sauvage. C’est cette identité qu’on renvoie aux jeunes, ils adoptent des comportements en fonction de ces stéréotypes », explique à MEE Ihssan Himich, chargée de projets et spécialiste des sujets « diversités » pour l’Arab Women Solidarity Association.
« Systémiquement, la société maintient le fantasme colonial de l’indigène un peu sauvage. C’est cette identité qu’on renvoie aux jeunes »
- Ihssan Himich, Arab Women Solidarity Association
« Quand un jeune se fait contrôler, il sait déjà comment ça va se passer. Un contrôle chez nous, c’est synonyme d’insultes, si on répond, s’ensuivent les coups et parfois les arrestations », confie Ayoub Bada à MEE.
« C’est synonyme d’humiliations aussi », poursuit-il. « Les passants vont vous juger parce qu’ils ne se rendent pas compte des violences policières, pour eux, c’est l’autorité qui a raison. »
Une réalité qui pousse de plus en plus de jeunes à nourrir une méfiance absolue envers la police et l’État. « On ne remet pas en cause l’autorité, on remet en cause les contrôles abusifs de certains policiers. On a l’impression que l’État est contre nous », continue le frère de Mehdi.
« Ce qui est le plus choquant, c’est que pour les jeunes des quartiers, se faire contrôler sans raison apparente, c’est devenu une normalité complètement intégrée », relève Ihssan Himich.
Pour Martin Vander Elst, chercheur en anthropologie et activiste au sein du Comité Mawda – vérité et justice, « le profilage racial est l’un des dispositifs concrets du racisme d’État. Les jeunes sont assignés à leur quartier, le contrôle d’identité est discriminatoire. »
Ihssan Himich abonde dans ce sens : « Par exemple, des jeunes d’Anderlecht [une commune populaire de Bruxelles] me disent que s’ils vont à Uccle [une commune plus chic de la capitale] tels qu’ils sont, ils vont d’office se faire contrôler et devront justifier leur présence. »
Comme beaucoup d’autres problématiques sociétales, les violences policières ont été visibilisées pendant la crise sanitaire, qui a révélé de nombreuses failles. Dans les quartiers où la densité de population est élevée, les contrôles et les amendes pour non-respect du confinement ont été multipliés. De nombreuses vidéos dénonçant des altercations violentes ont circulé sur les réseaux sociaux.
En mars, la Ligue des droits humains a lancé Police Watch, un site qui a pour but d’informer les citoyens sur leurs droits face aux violences policières. Des témoignages peuvent y être déposés.
En attendant, les scandales continuent de s’enchaîner et de faire la une des médias belges. Il y a quelques jours encore, l’eurodéputée allemande Pierrette Herzberger-Fofana (Verts/ALE) a porté plainte pour « des violences policières à tendance raciste » subies selon elle en sortant de la Gare du Nord à Bruxelles, alors qu’elle prenait des photos d’une intervention policière visant « deux jeunes noirs ».
Malgré ce climat de tensions, les autorités semblent nier toute responsabilité de l’État. « Il n’y a pas de problème de racisme structurel au sein de la police [en Belgique] », a ainsi affirmé le ministre de l’Intérieur Pieter De Crem (CD&V, droite), interrogé en commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants. Vendredi 19 juin, des policiers belges francophones se sont mobilisés contre la stigmatisation dont ils font l’objet en jetant leurs menottes au sol.
Le racisme au pouvoir
Chaque année, UNIA ouvre 10 % de dossiers supplémentaires pour des faits de racisme. « Les groupes les plus ciblés restent les personnes issues d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Pour ces derniers, cela se confond aussi avec une certaine islamophobie », indique le centre à MEE.
Une conclusion partagée par Ayoub Bada, qui confie : « Si mon frère ne s’était pas appelé Mehdi, ça se serait sans doute passé autrement. On aurait eu droit à des excuses. »
Cependant, comme le rappelle Martin Vander Elst, il y a un paradoxe : la loi belge ne permettant pas de recensement « ethnique », les recherches en matière de discrimination ou de biais racistes sont fondées sur des études « qualitatives ».
« Le profilage racial est l’un des dispositifs concrets du racisme d’État. Les jeunes sont assignés à leur quartier, le contrôle d’identité est discriminatoire. »
- Martin Vander Elst, anthropologue et activiste
Sur les réseaux sociaux, dans le sillon du mouvement Black Lives Matter, beaucoup de citoyens et citoyennes se sont exprimés sur leurs privilèges en tant que personnes blanches. Mais pour le chercheur, la notion de privilèges est liée à la question de l’alliance politique, du pouvoir. Qui a le droit de parler ? Qui a le discours légitime ?
« Le racisme structurel est une relation de domination qui s’articule entre l’État, la police et la justice », explique-t-il à MEE.
« Concernant les violences policières, pendant très longtemps, le discours dominant qualifiait ces actes de ‘’bavures policières’’, on n’a pas posé la question de la construction de l’impunité. Les crimes policiers ont systématiquement été qualifiés d’homicides involontaires ; très souvent, les policiers ont été acquittés et les victimes accusées de rébellion. » Heureusement, la parole semble se libérer. Via les réseaux sociaux notamment, où les collectifs essaient de sensibiliser la population. Au niveau académique aussi, l’époque est au changement.
« Au sein de la nouvelle génération d’étudiants, il y a de plus en plus de jeunes issus de l’immigration post-coloniale, ils amènent de nouveaux sujets de travaux », ajoute l’anthropologue activiste.
Le nombre important de jeunes parmi les manifestants du 7 juin est aussi un signe porteur d’espoir : le pays est peut-être en train de vivre une révolution de son système de pensée hérité du colonialisme.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].