Cinquante ans après la mort de Nasser, que reste-t-il du panarabisme ?
Le 26 juillet 1956, devant une foule en liesse à Alexandrie, le président égyptien Gamal Abdel Nasser annonce la nationalisation du canal de Suez. Son discours est écouté et réécouté en boucle par tous les Égyptiens. Il fait consensus auprès des partisans et adversaires du régime. Nationalistes, communistes et islamistes approuvent et félicitent cet acte fondateur dans l’histoire contemporaine de l’Égypte.
La nationalisation est [...] un message au tiers-monde : il est temps que les peuples anciennement colonisés s’affranchissent des chaînes du passé
La nationalisation est l’expression d’une volonté d’indépendance vis-à-vis des puissances européennes, mais également un appel et un message à ce qu’on appelle alors le tiers-monde : il est temps que les peuples anciennement colonisés s’affranchissent des chaînes du passé.
La nationalisation du canal de Suez
Dans ce contexte tendu, Français et Britanniques veulent, dans un esprit de vengeance, rappeler à l’Égypte la hiérarchie des puissances : l’ancien colonisé ne peut pas s’en prendre à l’ancien colon. Les représailles ne tardent pas, les avoirs égyptiens sont gelés et toutes les aides supprimées.
Conjointement, Israël, la France et la Grande-Bretagne préparent une intervention militaire et songent même à envahir la Jordanie. L’opération Mousquetaire débute le 29 octobre 1956 par l’envoi de troupes terrestres israéliennes dans le Sinaï. Français et Britanniques bombardent l’aviation égyptienne et envoient des parachutistes à Port Saïd.
D’un point de vue militaire, c’est une victoire écrasante de l’alliance tripartite sur la jeune nation égyptienne. La quasi-totalité du Sinaï est occupée ainsi que Gaza.
Cependant, cette agression est stoppée par un ultimatum de l’URSS et des États-Unis. En effet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les deux grandes puissances de l’époque sont opposées à toute guerre contre un pays tiers. Les hostilités cessent donc le 5 novembre 1956.
Nasser, l’homme de la nation arabe
Bien que défait militairement, Nasser sort auréolé et renforcé politiquement de ce conflit. Cet événement dépasse de loin le cadre des frontières égyptiennes. Dans une période de décolonisation et d’émergence de la pensée tiers-mondiste, ce succès trouve écho aux quatre coins du monde.
L’aura et la popularité de Nasser sont alors à son apogée. Les rues arabes placardent des affiches du raïs égyptien de Damas à Bagdad, en passant par Manama et Beyrouth.
Fer de lance du panarabisme, l’Égypte devient le centre du monde arabe. Nasser reprend les bases de cette idéologie qui remonte à l’époque de la Nahda (« renaissance ») à la fin du XIXe siècle pour l’adapter à une nouvelle conjoncture.
Initié par des penseurs chrétiens et musulmans afin d’unir les Arabes sans distinction confessionnelle contre l’occupation ottomane, le panarabisme est un mouvement nationaliste qui vise à regrouper les habitants de la région, du Maghreb au Golfe, en une nation arabe indépendante.
Sous l’égide de Nasser, l’ennemi capable d’unir les Arabes n’est plus l’Ottoman mais Israël. Ainsi, l’agression tripartite de 1956 est une traduction militaro-politique qui revêt une dichotomie propre à la région : le sionisme contre le panarabisme, le colonisateur contre le colonisé.
L’histoire retiendra cet événement comme un acte fondateur qui s’enracine dans les consciences et les esprits de chaque citoyen arabe.
L’échec de la République arabe unie
Au lendemain de la nationalisation du canal de Suez en 1956, l’idéologie panarabe de Nasser jouit d’un prestige qui dépasse de loin les frontières des jeunes États-nations du monde arabe.
Politique ô combien fédératrice à l’échelle de la région, le nassérisme se retrouve néanmoins englué dans des contentieux interarabes pour des questions de gouvernance et de leadership.
Les anciennes puissances tutélaires s’opposent farouchement à tout projet d’union. Car une nation arabe unie ferait automatiquement contrepoids à l’influence occidentale et serait une menace pour Israël.
Gamal Abdel Nasser envisage toutefois une union avec la Syrie afin de former la République arabe unie. Ce projet voit le jour en 1958 avec l’imbrication de Damas et du Caire dans les domaines politique, économique et militaire.
Mais peu à peu, Nasser impose ses vues et ordonne la dépolitisation de l’armée syrienne, ainsi que la création d’un parti unique calqué sur le modèle égyptien.
La même année, le Yémen du Nord rejoint le projet de République arabe unie. De surcroît, de juillet à octobre 1958, le Liban plonge dans une guerre civile entre partisans du projet nassérien et ceux de l’indépendance du Liban, menés par le président Camille Chamoun, pro-occidental.
De son côté, l’Irak fait le choix d’un alignement sur la politique américaine en rejoignant le pacte de Bagdad en 1955, une alliance qui s’inscrit dans le cadre de la lutte contre l’influence soviétique au Moyen-Orient.
Une idéologie victime de son succès
Très vite, l’effervescence des premiers jours laisse place à la désillusion et aux mésententes. L’Égypte de Nasser polarise et monopolise les principales fonctions de la gouvernance alors que les Syriens sont cantonnés à un rôle secondaire. Dès lors, des tensions entre Égyptiens et Syriens apparaissent, lesquelles sont soigneusement entretenues par Israël, les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Très vite, l’effervescence des premiers jours laisse place à la désillusion et aux mésententes
Chaque pays est enraciné dans ses propres particularités. Bien qu’Arabes, les Égyptiens se réfèrent à leur égyptianité et les Syriens à leur syrianité. En conséquence, le 28 septembre 1961, plusieurs généraux de l’armée syrienne fomentent un coup d’État et mettent fin à l’éphémère expérience de cette union.
L’idéologie du panarabisme, qui a tant galvanisé les foules après la nationalisation du canal de Suez en 1956, se trouve fragilisée après l’échec retentissant de la République arabe unie. Nasser a certainement sous-estimé la complexité de ce projet.
Le président égyptien est lui-même victime de son propre succès et n’a pas les moyens de ses ambitions. Son intervention périlleuse au Yémen de 1962 à 1970 pour soutenir le coup d’État des républicains contre les royalistes et la défaite retentissante face à Israël lors de la guerre des Six-Jours en 1967 confirment le déclin du nassérisme.
Un héritage tronqué
Le 28 septembre 1970, Gamal Abdel Nasser, grand fumeur, succombe prématurément à un arrêt cardiaque à l’âge de 52 ans. Le monde arabe est littéralement en deuil. Il se retrouve orphelin de son leader charismatique.
Tous les dirigeants nationalistes arabes qui suivent s’imprègnent de la vision et de l’idéologie nassérienne.
Le premier est Mouammar Kadhafi, qui veut reprendre le flambeau du panarabisme. Néanmoins, le leader libyen est englué dans une vision erratique entre l’Afrique et le monde arabe, et les ingérences étrangères l’empêchent véritablement de mettre en place son projet.
Petit à petit, les espoirs du panarabisme se déplacent vers la Syrie de Hafez al-Assad et l’Irak de Saddam Hussein. Tous deux nationalistes baasistes, ils s’opposent cependant farouchement sur des questions de leadership et d’alliance. Or, l’essence même du panarabisme est l’arabité, avec en son sein la Palestine.
Damas a un projet unioniste avec le Liban, tandis que Bagdad est pris dans les affres d’une guerre dévastatrice face à l’Iran chiite. Alors que les deux régimes utilisent la sémantique panarabe en raison de sa capacité à fédérer au-delà des appartenances religieuses, chaque leader privilégie sa propre communauté.
La normalisation avec Israël
Aujourd’hui, les cendres du panarabisme sont éteintes. La logique schmittienne – l’ennemi de mon ennemi est mon ennemi – prédomine. Les pays arabes n’hésitent plus à reconnaître officiellement Israël en abandonnant la Palestine pour lutter contre l’influence iranienne et s’attirer les bonnes grâces de Washington.
La nostalgie autour de la figure de Nasser est encore récupérée par la sémantique officielle des dirigeants du monde arabe, pour asseoir tant bien que mal leur leadership et leur légitimité
La realpolitik a donc pris le pas sur les considérations d’ordre éthique et moral. Ainsi, au Moyen-Orient, une nouvelle grille de lecture s’impose sous le prisme sunnites/chiites au détriment de la cause palestinienne.
Le vide idéologique laissé par Nasser a, depuis, été comblé par des acteurs étatiques (Turquie, Iran…) et non étatiques (wahhabisme, Frères musulmans…) qui ne défendent pas l’arabisme.
Pour autant, bien que déliquescent et malgré les controverses, le panarabisme reste populaire et continue d’animer les attentes et les envies de certains citoyens du Moyen-Orient. La nostalgie autour de la figure de Nasser est encore récupérée par la sémantique officielle des dirigeants du monde arabe, pour asseoir tant bien que mal leur leadership et leur légitimité.
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