Turquie-Égypte : les raisons du nouveau rapprochement diplomatique
Le mois dernier, l’Égypte a annoncé un nouveau projet de prospection gazière et pétrolière en Méditerranée orientale. Elle a notamment pris en considération les coordonnées du plateau continental tel que décrété par Ankara, conformément à l’accord conclu entre la Turquie et la Libye en 2019, enregistré par l’ONU en octobre 2020. Ankara a ainsi perçu l’initiative égyptienne comme un message positif.
Et il ne s’agissait pas du premier message de la sorte. Malgré ses critiques de l’accord maritime entre la Turquie et la Libye, le ministère égyptien des Affaires étrangères a étonné lors de la conférence de Rome en décembre 2019 en affirmant que l’accord « ne nuit pas aux intérêts de l’Égypte » en Méditerranée orientale.
Selon le ministre turc des Affaires étrangères, l’accord soutient la thèse turque selon laquelle les îles n’ont pas de plateau continental souverain.
Lorsque l’Égypte a signé un accord de délimitation maritime avec la Grèce en août 2020, des experts ont noté que cet accord prenait en considération les réserves de la Turquie sur les frontières maritimes des îles.
Le Caire a récemment amendé sa politique libyenne, ce qui l’a rapproché d’Ankara.
Face aux nouvelles réalités sur le terrain en Afrique du Nord après que Ankara a réussi à renverser la vapeur contre le général libyen renégat Khalifa Haftar, l’Égypte a adopté une série de mesures, envoyant des délégations de haut rang à Tripoli pour y parler diplomatie et sécurité et en annonçant son intention de rouvrir son ambassade pour la première fois depuis 2014.
Ankara n’a rien perdu de ces messages. Le 3 mars, un haut diplomate turc a entériné le respect montré par Le Caire envers les frontières maritimes de son pays. Le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu s’est concentré sur les intérêts communs des deux pays et a fait part de la volonté turque de négocier et de signer un accord de juridiction maritime avec l’Égypte.
Changement de dynamique
Trois jours plus tard, le ministre turc de la Défense Hulusi Akar s’est impliqué dans la diplomatie égyptienne lorsqu’il a souligné lors de l’exercice tactique « Blue Homeland 2021 » que les deux pays partageaient une histoire et des valeurs culturelles, laissant entendre de nouveaux développements potentiels.
Le porte-parole du président İbrahim Kalın a validé ces déclarations lorsqu’il a déclaré à Bloomberg qu’« il est possible d’ouvrir un nouveau chapitre… dans notre relation avec l’Égypte ». Le fait que ces messages proviennent des plus hauts responsables de l’establishment turc reflète leur sérieux.
Ces messages soigneusement élaborés entre les deux pays ne répondent pas uniquement à leurs intérêts communs, mais également aux changements de dynamique internationale et régionale.
La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine l’année dernière a poussé de nombreux pays de la région, notamment l’Égypte et la Turquie, à revoir leurs politiques pour satisfaire la nouvelle administration.
Au niveau régional, l’Égypte était mécontente de l’issue du récent sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) : ses alliés supposés, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), ne se sont pas coordonnés avec Le Caire ni pris ses intérêts en considération lorsqu’ils ont convenu de se réconcilier avec Doha.
La réconciliation du CCG permet à la Turquie de renforcer ses relations avec le Qatar, le Koweït et Oman tout en parvenant à une détente avec l’Arabie saoudite et, dans une certaine mesure, les Émirats.
En janvier, les responsables égyptiens ont dû écouter les responsables émiratis exprimer leur désir de normaliser leurs relations avec la Turquie et de s’appuyer sur leurs intérêts économiques mutuels, alors même que l’Égypte était au bord d’un conflit avec la Turquie en Libye en conséquence de la pression émiratie.
La réconciliation du CCG permet à la Turquie de renforcer ses relations avec le Qatar, le Koweït et Oman tout en parvenant à une détente avec l’Arabie saoudite et, dans une certaine mesure, les Émirats
En parallèle de cela, la Grèce et la Turquie ont organisé leurs premières négociations directes officielles depuis cinq ans concernant la querelle en Méditerranée orientale, tandis que l’ONU se préparait à convoquer une réunion pour envisager la possibilité d’une solution au problème chypriote.
Le Caire doit avoir calculé qu’il n’aurait pas été dans ses intérêts de continuer à s’opposer à la Turquie tandis que ses partenaires du Golfe et en Méditerranée orientale – principalement les Émirats, l’Arabie saoudite, la Grèce, Israël et même la France – pratiquaient la désescalade avec Ankara. Cela peut expliquer pourquoi la diplomatie entre l’Égypte et la Turquie semble avoir redoublé dernièrement.
Frontières maritimes
Pour sa part, Israël s’est montré prudent dans sa critique de la position turque en Méditerranée orientale. Tel Aviv mise sur le projet de gazoduc EastMed pour exporter son gaz en Europe.
Mais vu qu’il pourrait ne jamais voir le jour en raison de sa longueur (1 900 kilomètres), de son coût (environ 7 milliards de dollars) et de son itinéraire à travers un territoire revendiqué par la Turquie – ce qui signifie qu’Ankara pourrait le bloquer – Israël va certainement garder ses options ouvertes avec la Turquie, car ce serait la seule route alternative.
L’Égypte a un problème similaire avec la Turquie concernant la délimitation des frontières maritimes.
Des cadres du ministère des Affaires étrangères et des services de renseignement égyptiens privilégient un accord maritime avec la Turquie plutôt qu’avec la Grèce, car celui-ci accorde l’Égypte une bien plus grande zone maritime.
Cependant, la présidence égyptienne a convenu d’un accord avec Athènes pour obtenir des gains politiques, sans pour autant fermer la porte à la Turquie – en particulier après les accords israélo-émiratis, qui nuisent aux intérêts stratégiques, économiques et politiques de l’Égypte.
Conscient de ces faits et des calculs géopolitiques du Caire, Ankara courtise sans bruit l’Égypte en se basant sur leurs intérêts communs en Méditerranée orientale et en Libye. Les messages soignés d’Ankara reposent sur une formule gagnant-gagnant et le fait que la coopération avec la Turquie est dans l’intérêt du Caire.
En effet, avant le coronavirus, Ankara a offert de nombreuses incitations au Caire accroissant le volume des échanges bilatéraux, des investissements et des importations de gaz.
Sur le plan politique, il est vital pour la Turquie d’empêcher que l’Égypte soit otage d’autres États qui voudraient l’utiliser comme bouclier dans leurs propres batailles avec la Turquie
Leurs relations économiques semblaient immunisées contre les fluctuations politiques, augmentant ces dernières années et dépassant la barre des cinq milliards de dollars pour la première fois en 2018. La stabilité en Libye pourrait stimuler cette coopération à des niveaux sans précédent si la Turquie et l’Égypte œuvraient main dans la main pour rebâtir la Libye.
Sur le plan politique, il est vital pour la Turquie d’empêcher que l’Égypte soit otage d’autres États qui voudraient l’utiliser comme bouclier dans leurs propres batailles avec la Turquie – en particulier les Émirats arabes unis et la Grèce.
En ce sens, Ankara se prête main forte en s’ouvrant à l’Égypte et il en va de même pour Le Caire vis-à-vis de la Turquie.
Cependant, l’échange de message positifs entre l’Égypte et la Turquie ne signifie pas que leur rapprochement possible n’aura pas d’obstacles à surmonter. Cela signifie simplement qu’ils essaient de ne pas laisser les désaccords sur certains sujets les empêcher de travailler ensemble sur leurs intérêts communs.
L’agenda de l’Égypte
Évidemment, d’autres préféreraient voir la Turquie et l’Égypte s’affronter plutôt que coopérer, afin de protéger leur propre influence. Il est également question de savoir si les messages de l’Égypte sont sincères ou non, étant donné que contrairement à Ankara, elle préférait précédemment œuvrer en coulisses.
Soit l’Égypte veut engranger des gains tactiques en utilisant Ankara pour redorer son image aux yeux de ses partenaires (EAU, Grèce et Israël), soit elle vise à établir un équilibre délicat, préservant ses options avec la Turquie afin de s’assurer des gains maximaux de tous les acteurs.
Cela pourrait expliquer pourquoi Le Caire envoie des messages parfois mitigés voire contradictoires, car il veut s’ouvrir à la Turquie sans perdre le soutien des autres. D’une façon ou d’une autre, la communication avec la Turquie sert l’agenda de l’Égypte.
- Ali Bakir est chargé de recherche au Centre Ibn Khaldun spécialisé en humanités et sciences sociales (université du Qatar). Il étudie les tendances géopolitiques et en matière de sécurité au Moyen-Orient, la politique des grandes puissances, le comportement des petits États, l’émergence de risques et menaces peu conventionnelles. Il se concentre principalement sur les politiques étrangères et de défense de la Turquie, les relations entre les Turcs et les Arabes et entre les Turcs et le Golfe. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AliBakeer.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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