Frank Romano, l’avocat franco-américain à l’origine d’une plainte contre Israël à la CPI
Une réunion publique organisée récemment sur Zoom à New York pour discuter de l’enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur de possibles crimes de guerre israéliens a été piratée par des partisans d’Israël, qui ont fait de leur mieux pour interrompre l’événement.
« Ils sont allés jusqu’à prendre les noms des participants – je ne sais pas comment ils ont fait ça – et ils ont commencé à crier des obscénités, à dire que nous étions tous antisémites et ainsi de suite », raconte à MEE l’avocat franco-américain Frank Romano, l’un des conférenciers invités.
Romano, qui a porté plainte contre Israël devant la CPI fin 2019, était là pour discuter de l’impact de la récente décision de la CPI d’enquêter sur d’éventuels crimes de guerre commis par Israël et les factions palestiniennes depuis 2014.
En tant qu’activiste vétéran de la solidarité avec les Palestiniens, Romano s’est rendu à plusieurs reprises en Israël et en Palestine. Il a été arrêté et détenu, puis expulsé par Israël en 2018. Les violences verbales et physiques ainsi que les attaques en ligne n’ont donc rien d’extraordinaire pour lui.
« Vous avez des gens qui vous crachent dessus, qui vous jettent des objets à la tête, cherchent à vous faire arrêter par la police. Je parle d’Hébron, Qalandiya, les check-points, ce genre de zones centrales de conflit. »
En tant que citoyen français et américain, vétéran des manifestations anti-occupation en Cisjordanie occupée, Romano sait que les risques qu’il a pris ne sont pas comparables à ceux auxquels sont confrontés les Palestiniens qui tentent de résister à l’occupation. Des milliers sont en prison. Beaucoup ont été tués.
Frank Romano, membre des barreaux de Californie et de Marseille, professeur de droit à l’Université de Paris X Nanterre, n’avait jamais penser utiliser sa formation d’avocat international pour porter devant les tribunaux à La Haye une affaire qui pourrait potentiellement voir des dirigeants et commandants militaires israéliens confrontés à des accusations de crimes de guerre.
Fugitif
La propre contribution de Romano au dossier fait suite à un travail de recherche mené à Ramallah en 2018 sous les auspices de l’Autorité palestinienne (AP), dans le cadre duquel il a commencé à rédiger un dossier pour crimes de guerre alors qu’il était lui-même recherché par les autorités israéliennes.
Romano avait été arrêté en septembre 2018 après s’être tenu devant un bulldozer israélien qui était sur le point de démolir les habitations de bédouins palestiniens dans le village de Khan al-Ahmar, en Cisjordanie occupée.
La communauté nichée entre les collines à l’est de Jérusalem, dans la zone C sous contrôle total d’Israël, a longtemps été un site de manifestations contre les démolitions répétées de structures appartenant à la tribu des Jahalin, une famille bédouine expulsée du désert du Naqab, également connu sous le nom de Néguev, au cours de la guerre israélo-arabe de 1948.
« Le 14 septembre 2018, j’ai été emmené à la Moscovie », raconte Romano en référence au tristement célèbre complexe de la police israélienne à Jérusalem-Ouest, utilisé principalement pour interroger les Palestiniens.
« C’était très dur à l’intérieur de la prison. J’ai été enfermé dans une cellule avec un groupe de prisonniers fous. » Sa demande d’être placé avec des Palestiniens avait été refusée par les gardiens parce que, disaient-ils, il était étranger.
Lorsque les prisonniers, qui d’après lui étaient juifs, ont demandé pourquoi il était là, ils se sont mis en colère. « Ils disaient : ‘’Vous devez travailler avec al-Qaïda, vous devez haïr les juifs.‘’ Quatre d’entre eux m’ont attaqué, l’un d’eux m’a poignardé avec un objet pointu. Je l’ai repoussé et j’ai appelé les gardes. »
Romano a été placé à l’isolement puis déplacé à nouveau. « J’étais censé aller au tribunal [à Jérusalem] mais à la place, j’ai été conduit à l’aéroport ; ils m’ont emmené dans une installation militaire, où on m’a exposé les deux charges portées contre moi par un tribunal militaire. »
Tribunal militaire
Les tribunaux militaires israéliens sont généralement réservés aux prisonniers palestiniens, tandis que les autres justiciables sont jugés par des tribunaux civils.
À l’aéroport, un codétenu qui était parvenu à faire passer un téléphone clandestinement a laissé Romano appeler son avocat. « Mon avocat se tenait devant la juge de Jérusalem. Ils voulaient m’expulser. »
La police avait dit à la magistrate que Romano avait été libéré et qu’il était en route pour le tribunal. En réalité, il était toujours à l’aéroport.
« Je savais qu’ils n’allaient jamais me laisser revenir en Palestine, alors j’ai décidé de me réfugier dans la clandestinité »
- Frank Romano
« La juge était furieuse et a ordonné à la police de me conduire à Jérusalem dans l’heure », poursuit Romano, ajoutant que la magistrate était tellement contrariée par le fait qu’il ait été battu qu’elle l’acquitta presque immédiatement.
Romano a néanmoins reçu l’ordre de quitter le pays dans les dix jours. Mais il avait d’autres plans.
« J’avais mon billet d’avion, j’étais censé rentrer en France pour commencer à enseigner. Les policiers, quand ils m’ont finalement relâché, m’ont dit que je ne pourrais jamais retourner à Khan al-Ahmar.
« Je savais qu’ils n’allaient jamais me laisser revenir en Palestine, alors j’ai décidé de me réfugier dans la clandestinité à Ramallah, juste pour continuer à travailler avec les Palestiniens. »
Embauché par l’Autorité palestinienne
Après avoir été libéré par la police israélienne, Romano s’est enfui à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Là, disposant de temps libre, il a offert ses services à l’Autorité palestinienne (AP) et a commencé à travailler sur les plaintes relatives aux violations des droits humains commises par Israël à Khan al-Ahmar.
« Puisque, pour la toute première fois, je ne pouvais pas faire grand-chose, j’ai commencé à travailler sur l’aspect juridique. Je suis avocat international et j’enseigne à l’université de Paris, mais avant tout, je suis un activiste de terrain rentre-dedans. »
Romano a été rémunéré pour son travail au parquet palestinien dans le dossier Khan al-Ahmar, sur recommandation du procureur général de l’AP. Il a également été assisté pour la préparation des grandes lignes d’un dossier juridique pour crimes de guerre contre Israël à la CPI.
Cependant, le dossier de la CPI était entre les mains du ministère des Affaires étrangères, qui avait sa propre équipe d’avocats travaillant sur les plaintes pour crimes de guerre.
L’AP avait déposé sa plainte initiale contre Israël en 2015, un an après avoir rejoint la CPI à la suite de l’offensive contre Gaza de 2014, laquelle fit environ 2 200 morts parmi les Palestiniens, dont 551 enfants. De nombreuses autres organisations déposaient également des plaintes auprès de la CPI contre Israël.
La longueur de l’enquête initiale de la Cour a soulevé de sérieux doutes quant à savoir si l’instance allait donner suite à l’affaire contre Israël. « Les enquêtes [de la CPI] ont bien duré quatre ans. C’est une enquête préliminaire particulièrement longue. Beaucoup se sont plaints, affirmant que la procureure retardait les choses », commente Romano.
Néanmoins, de sa propre initiative, il a continué à rédiger sa requête, restant à Ramallah pendant quatre mois. Puis un jour, il a reçu un appel téléphonique d’une personne affirmant être un célèbre journaliste.
Embuscade
« Je reçois un appel WhatsApp d’un journaliste français très connu, Olivier Péronnet du Monde ; il a écrit de nombreux articles sur l’occupation », se remémore Romano. « Il disait qu’il voulait m’interviewer devant Khan al-Ahmar.
« J’ai répondu que je ne pouvais pas y retourner, que je vivais dans la clandestinité. Si j’y allais, c’était la section israélienne, je serais de nouveau arrêté... Il m’a convaincu de sortir de Ramallah pour aller dans la zone C... J’ignore comment il a obtenu mon numéro », raconte l’avocat.
« J’ai passé la nuit avec mes amis bédouins à Khan al-Ahmar et, le lendemain matin, je suis arrivé au lieu du rendez-vous. Cela avait l’air réglo – j’ai vu sa limousine de l’autre côté de la route, j’ai marché vers le véhicule et – surprise ! – c’était un piège : ce n’était pas le célèbre journaliste du Monde mais un membre du Mossad ou je ne sais quoi. Quelques minutes après, cinq voitures de police m’encerclaient. »
Un groupe pro-israélien en France, la Ligue de défense juive, a affirmé plus tard être à l’origine du coup monté contre Romano. Ce dernier a été arrêté en conséquence et expulsé vers la France.
Là, il a pu terminer la note juridique de la CPI pour crimes de guerre, nommant certains responsables israéliens, en particulier le Premier ministre Benyamin Netanyahou et Avigdor Lieberman, l’ancien ministre israélien de la Défense.
Plainte à la CPI
Romano a envoyé la note à l’ONG de défense des droits humains Al-Haq à Ramallah, filiale palestinienne de la Commission internationale des juristes (sise à Genève). Al-Haq a indiqué à MEE avoir lu la note mais « n’a[voir] fourni aucune contribution, commentaire ou matériel pour le dossier ».
Susan Power, responsable de la recherche juridique et du plaidoyer à Al Haq, a expliqué à MEE que la plainte pour crimes de guerre déposée à la CPI était le résultat des efforts collectifs de nombreuses organisations, universitaires et avocats pendant plusieurs années.
« La décision de la procureure a été prise après environ cinq ans d’examen préliminaire, et pendant cette période, son bureau a reçu plus d’une centaine de notes.
« Cette décision est le résultat d’efforts collectifs de la société civile, d’universitaires et d’avocats qui ont travaillé intensément au cours de ces cinq années pour soumettre des notes juridiques complètes et détaillées démontrant qu’il existait une base raisonnable pour croire que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité avaient été commis dans le territoire palestinien occupé, c’est-à-dire la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et la bande de Gaza. »
La note juridique de Romano a été officiellement reconnue par la CPI en janvier 2020. Elle a été intégrée à la documentation de l’enquête de la CPI sur la « situation en Palestine » publiée en mars de cette année.
Un mois plus tôt, Mark P. Dillon, responsable de l’unité information et preuve de la CPI, avait écrit à Romano : « Il semble que votre note concerne une situation déjà en cours d’examen préliminaire par le bureau de la procureure. En conséquence, votre dossier sera analysé dans ce contexte, à l’aide d’autres dossiers connexes et d’autres informations disponibles. »
La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a annoncé la conclusion préliminaire de la cour en décembre 2019 : « Je suis convaincue qu’il existe une base raisonnable justifiant l’ouverture d’une enquête » sur la situation dans les territoires palestiniens et que « des crimes de guerre ont été commis ou sont en train de l’être en Cisjordanie, notamment à Jérusalem-Est, et dans la bande de Gaza ».
Israël a contesté la compétence de la cour, avec le plein soutien de l’administration Trump, qui a rapidement révoqué le visa de Bensouda et, plus tard, lui a imposé des sanctions ainsi qu’à un autre responsable de la CPI.
Puis en février dernier, la procureure a annoncé que le tribunal était compétent pour mener une enquête sur d’éventuels crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens depuis 2014.
« La compétence territoriale de la Cour dans la situation en Palestine, un État partie au Statut de Rome de la CPI, s’étend aux territoires occupés par Israël depuis 1967, à savoir Gaza et la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est », a déclaré la juridiction pénale internationale dans un communiqué le 5 février.
L’enquête couvrira les crimes de guerre présumément commis à la fois par les forces israéliennes et les factions palestiniennes comme le Hamas pendant le conflit à Gaza ainsi que les activités de colonisation d’Israël en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est.
Pour Frank Romano, c’est un moment important de justice pour les Palestiniens après des décennies de colonisation, de nettoyage ethnique et d’attaques souvent létales par les forces israéliennes en Cisjordanie et à Gaza.
Et Israël n’en est pas heureux : Netanyahou a affirmé que l’enquête relevait d’un « antisémitisme pur ».
« Ce truc d’’’antisémitisme’’ est complètement dépassé », commente Romano, qui a lui-même des origines juives. « Le spectacle est terminé. Ça n’a rien à voir avec de l’antisémitisme. »
« Une combinaison de choses me porte à croire qu’[Israël] prend ça au sérieux »
- Frank Romano
Il estime que le tribunal est déjà en possession des preuves suffisantes pour délivrer aux suspects des assignations à comparaître à La Haye. « Une combinaison de choses me porte à croire qu’[Israël] prend ça au sérieux. »
L’avocat et activiste admet toutefois qu’il est difficile de savoir si le tribunal arrivera au stade de l’émission de mandats d’arrêt. « La lutte sera longue », prédit-il.
Fatou Bensouda quitte ses fonctions en juin et sera remplacée par un juge britannique, Karim Khan, qui ne maintiendra pas forcément le même cap. Plusieurs magistrats quitteront également la CPI en juin, ce qui pourrait changer la manière dont le dossier Palestine sera traité.
Pour Susan Power, d’Al Haq, le moment choisi pour l’annonce de Bensouda est lié à l’expiration de son mandat.
« Il ne fait aucun doute qu’un facteur clé dans le timing de la décision de la procureure de clore l’enquête préliminaire était la fin de son mandat en tant que procureure et son engagement public, exprimé à l’Assemblée des États parties de 2019 [avant la clôture de l’enquête préliminaire sur la Palestine], à prendre une décision définitive sur chaque dossier d’examen préliminaire étudié par son bureau avant la fin de son mandat. À cet égard, nous étions dans l’expectative. »
Pressions israéliennes
Compte tenu du poids immense de la procédure, des pressions politiques seront exercées contre la CPI, prédit Romano.
« Les membres du tribunal seront attaqués. Nous allons également avoir un nouveau groupe de juges. Vont-ils être assez forts pour résister à l’énorme pression à laquelle ils seront soumis, comme [Richard] Goldstone ? », dit-il en référence au juge qui dirigea l’enquête de l’ONU sur les crimes de guerre présumés lors de l’offensive israélienne de 2008-9 contre Gaza.
Celui-ci avait conclu que « des actions équivalant à des crimes de guerre et peut-être, à certains égards, des crimes contre l’humanité [avaient] été commises par les Forces de défense israéliennes ».
Mais après avoir subi d’intenses pressions de la part d’Israël et de ses alliés, le juge sud-africain s’était rétracté deux ans plus tard, en 2011, alors même que ses confrères rejetaient sa rétractation, insistant sur la validité du rapport initial.
Toujours est-il que si de hauts responsables israéliens sont finalement arrêtés pour crimes de guerre, ce sera un revirement capital, un moment de justice pour des milliers de Palestiniens qui ont souffert aux mains de la puissance occupante israélienne au cours des dernières décennies.
Traduit de l’anglais (original).
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