Le complot contre le roi Abdallah de Jordanie
Pour une fois, rien qu’une fois, le président américain Joe Biden a fait quelque chose de bien au Moyen-Orient, et je dis ça en étant conscient de son épouvantable passif dans la région.
En croyant les renseignements qui lui ont été transmis par les Jordaniens indiquant que le prince héritier Mohammed ben Salmane était mouillé jusqu’au cou dans un complot visant à déstabiliser le règne du roi Abdallah II, Biden y a mis prématurément fin. Et il a bien fait.
Sa déclaration de soutien à Abdallah a eu des conséquences immédiates pour l’autre instigateur de ce projet, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
Tandis que ben Salmane privait la Jordanie de fonds (selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Marwan Muasher, les Saoudiens n’ont pas fourni la moindre aide bilatérale directe depuis 2014), Netanyahou privait le royaume d’eau.
Sans le soutien manifeste de Washington, le roi Abdallah serait aujourd’hui en grande difficulté, victime d’une double offensive de l’Arabie saoudite et d’Israël
Cette eau, Israël la siphonne dans le Jourdain. Conformément aux accords passés, Israël fournit en eau la Jordanie et lorsque cette dernière en demande davantage, Israël la lui accorde normalement sans délai. Pas cette année : Netanyahou a refusé, représailles présumées au fait que son hélicoptère s’était récemment vu refuser l’espace aérien jordanien. Il a promptement changé d’avis après un appel du secrétaire d’État américain Antony Blinken à son homologue Gabi Ashkenazi.
Si l’ancien président américain Donald Trump était encore au pouvoir, il est peu probable que tout ceci se serait produit.
Sans le soutien manifeste de Washington, le roi Abdallah serait aujourd’hui en grande difficulté, victime d’une double offensive de l’Arabie saoudite et d’Israël, sa population mécontente et son jeune demi-frère comptant les jours jusqu’à sa chute.
Le problème avec Abdallah
Mais pourquoi ben Salmane et Netanyahou étaient si désireux de mettre en difficulté un allié comme le roi de Jordanie ?
Abdallah, soldat de carrière, n’est pas exactement ce qu’on pourrait qualifier de figure d’opposition dans la région. Il est loin de ressembler à Bachar al-Assad, à Recep Tayyip Erdoğan ou à l’ayatollah Ali Khamenei.
Abdallah a adhéré pleinement à la contre-révolution contre le Printemps arabe. La Jordanie a rejoint la coalition contre l’État islamique menée par les Saoudiens, a déployé son aviation pour viser les Houthis au Yémen et a rappelé son ambassadeur en Iran lorsque l’ambassadeur saoudien à Téhéran et le consul à Machhad ont été renvoyés et que l’Arabie saoudite a coupé les relations diplomatiques.
Abdallah a assisté au sommet informel sur un yacht en mer Rouge, a convenu d’organiser la lutte contre l’influence de la Turquie et de l’Iran au Moyen-Orient. Tout ceci était fin 2015.
En janvier 2016, Abdallah a déclaré à des représentants du Congrès américain au cours d’une réunion privée que la Turquie exportait des terroristes en Syrie, déclaration qu’il a niée par la suite. Mais ces remarques ont été documentées dans un procès-verbal du ministère des Affaires étrangères jordanien transmis à MEE.
Les forces spéciales jordaniennes ont entraîné des hommes que le général libyen Khalifa Haftar a déployés dans sa tentative ratée de prendre Tripoli. C’était le petit projet des Émirats arabes unis.
Abdallah a également convenu avec les Saoudiens et les Émiratis d’un plan visant à remplacer le président palestinien Mahmoud Abbas par Mohammed Dahlan, le successeur privilégié par les Émirats et Israël.
Alors pourquoi ce pilier de la cause serait-il désormais considéré par ses alliés arabes, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, comme une gêne à gérer ?
Manque de loyauté
La réponse tient en partie à la psychologie de ben Salmane. Il ne suffit pas d’adhérer partiellement à son programme. En ce qui le concerne, vous êtes pour ou contre.
Sous Abdallah, la Jordanie n’a jamais réussi à être totalement de son côté. Comme me l’a confié un ancien ministre du gouvernement jordanien : « Sur le plan politique, Mohammed ben Salmane et son père n’ont jamais été très proches des Hachémites. Le roi Salmane n’a pas d’affinité avec les Hachémites comme ont pu en avoir ses autres frères. Donc sur le plan politique, il n’y a aucune affinité, aucune empathie.
« Il y a également le sentiment [à Riyad] que la Jordanie et les autres devraient être ‘’avec nous ou contre nous’’. Mais nous n’étions pas complètement avec eux sur l’Iran. Nous n’étions pas complètement avec eux sur le Qatar. Nous n’étions pas complètement avec eux sur la Syrie. Nous avons fait ce que nous pouvions et je ne pense pas que nous aurions dû aller plus loin, mais pour eux, cela ne suffisait pas. »
Les faux-fuyants d’Abdallah ne suffisaient certainement pas pour le clou prévu de cette nouvelle ère, la normalisation des relations de l’Arabie saoudite avec Israël.
Dans ce cas précis, la Jordanie aurait été directement impliquée et le roi Abdallah a refusé en bloc. S’il s’était conformé au projet de Trump, son royaume – équilibre précaire entre Jordaniens et Palestiniens – aurait sombré dans l’insurrection.
En outre, Abdallah ne peut échapper au fait qu’il est Hachémite, et que donc sa légitimité découle en partie du rôle de la Jordanie en tant que gardienne de la mosquée al-Aqsa et des autres lieux saints de la vieille ville de Jérusalem. Les al-Saoud remettent cela aussi en question.
L’importance d’Aqaba
Mais tant ben Salmane que Netanyahou jugeaient ce plan trop important pour y mettre un terme. Je les désigne nommément, parce qu’en Arabie saoudite comme en Israël, il y a dans les secteurs de la politique étrangère et des renseignements des gens qui savent qu’il ne faudrait pas longtemps avant que ce plan ne déstabilise la Jordanie et la vulnérable frontière orientale d’Israël.
Ce plan mijote depuis des années et fait l’objet de rencontres secrètes entre le prince saoudien et le dirigeant israélien. Au cœur de tout ceci se trouve le seul accès de la Jordanie à la mer Rouge, le port stratégique d’Aqaba.
Les deux villes d’Aqaba et de Ma’an faisaient partie du royaume du Hedjaz de 1916 à 1925. En mai 1925, Ibn Saoud céda Aqaba et Ma’an, qui devinrent partie intégrante de l’émirat de Transjordanie sous le protectorat britannique.
Le prix qu’Abdallah devait payer pour ouvrir le robinet des finances saoudiennes était trop élevé. Il se résumait à une soumission totale à Riyad
Il faudra attendre encore 40 ans avant que les deux pays devenus indépendants conviennent d’une frontière entre la Jordanie et l’Arabie saoudite. La Jordanie a obtenu 19 kilomètres de côte sur le golfe d’Aqaba et 6 000 kilomètres carrés dans les terres, tandis que l’Arabie saoudite a obtenu 7 000 kilomètres carrés de terres.
Pour le nouveau venu, ben Salmane, un prince toujours susceptible quand il s’agit de sa légitimité, revendiquer l’influence saoudienne sur Aqaba dans un grand accord commercial avec Israël serait une part importante de sa prétention à restaurer la domination saoudienne sur son arrière-pays.
Et les échanges commerciaux avec Israël seraient énormes. Ben Salmane dépense 500 milliards de dollars pour édifier la ville de Neom, qui est supposée chevaucher au final l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte. À l’embouchure du golfe d’Aqaba, le port jordanien sera résolument dans la ligne de mire des Saoudiens.
C’est là qu’intervient Bassem Awadallah, l’ancien chef de la cour royale de Jordanie. Avant sa rupture définitive avec le roi Abdallah, à l’époque encore envoyé jordanien à Riyad, Awadallah avait négocié le lancement du « Conseil de coordination saoudo-jordanien », organisme qui, pour les responsables jordaniens de l’époque, allait « débloquer des milliards de dollars » pour le royaume hachémite, en manque de liquidités.
Awadallah avait promis que le conseil investirait des milliards de dollars saoudiens dans les principaux secteurs de l’économie jordanienne, en se concentrant sur la zone économique spéciale d’Aqaba.
Awadallah était également proche du prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, qui a ses propres desseins en Jordanie. Il voulait s’assurer que les Frères musulmans et les forces de l’islam politique étaient définitivement évincés du pays, ce qu’Abdallah se refuse à faire, même s’il ne les soutient pas pour autant.
Bien entendu, on n’a jamais vu la couleur de cet argent. Le soutien saoudien au royaume hachémite s’est réduit comme peau de chagrin et, selon une source bien informée, l’ancien ministre des Affaires étrangères Marwan Muasher, les fonds saoudiens se sont quasiment taris après 2014.
Le prix qu’Abdallah devait payer pour ouvrir le robinet des finances saoudiennes était trop élevé. Il se résumait à une soumission totale à Riyad. Ce plan aurait fait de la Jordanie un satellite de Riyad, comme l’est devenu Bahreïn.
Netanyahou disposait de son propre sous-programme avec l’énorme débouché commercial censé découler de Neom une fois Israël officiellement reconnu par l’Arabie saoudite.
Ennemis déclarés du programme d’Oslo visant à créer un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, Netanyahou et la droite israélienne ne cessent de convoiter une annexion de la zone C et de la vallée du Jourdain, soit 60 % de la Cisjordanie. Cette nouvelle Nakba obligerait progressivement les Palestiniens privés de citoyenneté israélienne à partir en Jordanie.
Cela ne pourrait se produire que dans le cadre d’un plan axé sur l’Arabie saoudite, dans lequel les travailleurs jordaniens pourraient voyager librement et travailler en Arabie saoudite. En l’état actuel des choses, les transferts de fonds provenant des travailleurs jordaniens en Arabie saoudite assurent la survie économique du royaume en faillite.
L’arrivée de fonds en Jordanie, qui seraient accompagnés d’une main-d’œuvre mobile composée de Jordaniens et de Palestiniens apatrides, sonnerait le glas des visions grandioses d’un État palestinien et, par la même occasion, de la solution à deux États. Sur ce point, Netanyahou et ben Salmane sont sur la même longueur d’onde : il faut les traiter comme une main-d’œuvre mobile, et non comme des citoyens d’un futur État.
Le fils préféré de Hussein
Le fait que le prince Hamza soit considéré comme la clé pour engager la Jordanie dans ce plan renferme l’ironie ultime de cette étrange histoire.
Si du sang hachémite coule bien dans les veines de quelqu’un, c’est sûrement dans les siennes. Il était le fils préféré du roi Hussein. Dans une lettre adressée en 1999 à son frère, le prince Hassan, le roi Hussein écrit : « Hamza, que Dieu lui donne longue vie, était déjà envié lorsqu’il était enfant parce qu’il était proche de moi et parce qu’il voulait connaître tous les sujets, majeurs comme mineurs, ainsi que tous les détails de l’histoire de sa famille. Il voulait connaître le combat de ses frères et de ses compatriotes. J’ai été touché par son dévouement à son pays, par son intégrité et sa magnanimité alors qu’il restait à mes côtés, sans bouger, si ce n’est lorsque je le forçais de temps en temps à accomplir quelque devoir en des occasions qui se comptaient sur les doigts d’une main. »
Abdallah a rompu l’accord conclu avec son père sur son lit de mort lorsqu’il a remplacé son demi-frère par son propre fils Hussein au poste de prince héritier en 2004.
Le nouvel establishment en charge de la politique étrangère à Washington devrait se détourner de l’idée selon laquelle les alliés des États-Unis sont leurs amis
Mais si la fierté hachémite et l’histoire de la Jordanie coulent dans les veines de Hamza, ce prince aurait rapidement compris le prix que paierait la Jordanie en acceptant les milliards de ben Salmane et les encouragements tacites de Netanyahou, à l’instar de son père.
Les amis de Hamza contestent vivement leur implication dans ce complot et minimisent leurs liens avec Awadallah. Hamza ne reconnaît qu’une seule chose : qu’il est extrêmement préoccupé par l’état dans lequel se retrouve la Jordanie après des années de mauvaise gouvernance. En cela, Hamza a entièrement raison.
On sait très bien ce qui devrait se passer désormais. Le roi Abdallah devrait finir par comprendre qu’il doit remanier complètement le système politique jordanien en organisant des élections libres et équitables et en respectant leur résultat. C’est la seule façon pour lui d’unir le pays autour de sa personne.
C’est ce qu’a fait le roi Hussein lorsqu’il a été confronté à la contestation et à la révolte des tribus jordaniennes du sud du royaume ; en 1989, il a remanié le système politique et organisé les élections les plus libres de l’histoire du royaume.
Le gouvernement issu de ce processus a permis au pays de sortir sans encombre d’un des moments les plus difficiles de l’histoire de la Jordanie : l’invasion du Koweït par Saddam Hussein et la guerre du Golfe qui a suivi.
Les véritables méchants
Pour sa part, Biden devrait se rendre compte que laisser ben Salmane s’en tirer à bon compte après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi a un prix.
Le prince héritier saoudien n’a tiré aucune leçon de cet épisode et a continué d’agir exactement de la même manière, avec toujours autant de témérité et de précipitation, contre un voisin et allié arabe – une attitude aux conséquences potentiellement désastreuses.
Le nouvel establishment en charge de la politique étrangère à Washington devrait se détourner de l’idée selon laquelle les alliés des États-Unis sont leurs amis. Il devrait comprendre une fois pour toutes que les méchants de cartoon qui s’affairent à déstabiliser le Moyen-Orient ne sont pas l’Iran et la Turquie.
Ce sont plutôt les plus proches alliés des États-Unis, chez lesquels les forces et les technologies militaires américaines sont soit établies, soit – dans le cas d’Israël – inextricablement impliquées : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël.
La Jordanie, État tampon par excellence, en est une parfaite illustration.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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