L’été de tous les dangers pour la Tunisie
Depuis les premiers jours de juillet, la Tunisie connaît un taux de mortalité quotidienne due au coronavirus parmi les plus élevés au monde.
Au plus fort de la crise, le ministre de la Santé Faouzi Mehdi a été démis de ses fonction mardi soir par le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, qui a invoqué son « incompétence » après le déroulement chaotique d’une journée de vaccination ouverte à tous, improvisée à la dernière minute à l’occasion des jours fériés de l’Aïd al-Adha.
La porte-parole du ministère de la Santé, Nissaf Ben Alya, avait évoqué le 8 juillet « l’effondrement » du système de santé tunisien. Le personnel hospitalier, en sous-effectif et au bord du burn-out, déploie certes une énergie exceptionnelle pour s’adapter et maintenir le navire à flots, mais l’expression n’avait rien d’exagérément dramatique.
Les hôpitaux tunisiens sont le théâtre de véritables scènes de catastrophe : des patients en détresse respiratoire allongés partout où il est possible de poser un corps, parfois à l’extérieur à même le sol, des hôpitaux en rupture d’oxygène, des services de réanimation saturés où les patients de plus de 60 ans ne sont plus admis, des ambulances du SAMU obligées de tourner des heures en attendant qu’un patient meure pour qu’une place se libère, des sacs mortuaires entreposés dans les couloirs et les bureaux du principal CHU de la capitale… Si ce n’est pas un naufrage, c’est au moins tsunami.
L’évocation de l’effondrement a produit un électrochoc. Le gouvernement a changé de braquet et affiche une mobilisation tous azimuts pour recruter du personnel, acquérir des vaccins et des concentrateurs d’oxygène, ou encore déployer des hôpitaux de campagne. Il a présenté le 8 juillet un projet de loi d’état d’urgence sanitaire.
De son côté, la présidence de la République a mobilisé l’armée pour aller vacciner dans les zones reculées du territoire et appelé sous les drapeaux les jeunes médecins et paramédicaux récemment diplômés pour renforcer les effectifs sanitaires.
En signe de solidarité – pas toujours dénuée de calcul dans une lutte d’influence régionale –, le Qatar, la Libye, l’Arabie saoudite, l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, la Turquie, la Mauritanie, la France, la Chine, les États-Unis envoient du matériel, de l’oxygène, des vaccins.
Mais il est trop tard pour enrayer dans l’immédiat la mécanique exponentielle de la contamination.
Traduction : La présidence de la République tunisienne remercie la Jordanie pour l’envoi de matériels et de fournitures médicales.
Au rythme de 150 à 200 morts par jour, le bilan pourrait rapidement atteindre et dépasser les 20 000 décès au mois d’août, alors qu’on n’en déplorait qu’une cinquantaine un an plus tôt.
Même si la progression semble ralentir, probablement sous l’effet des mesures de confinement prises dans les gouvernorats les plus touchés, la catastrophe sanitaire est déjà là et, avec ou sans confinement, son corollaire économique et social ne va pas tarder à produire ses effets.
Imprévoyance et absence de stratégie
Dans un phénomène de cette ampleur qui met en jeu la capacité du pouvoir à protéger les citoyens, l’État rejoue la légitimité de son autorité et les gouvernants, leur crédibilité. Or les deux sont considérablement mises à mal.
Leur mobilisation récente pour faire face à la crise sanitaire n’effacera pas l’impression d’imprévoyance puisque le scénario pouvait être anticipé il y a des mois.
Alors que la réouverture des frontières à l’été 2020 a remis la Tunisie dans le grand flux international de circulation du virus, le manque d’anticipation a été flagrant.
Il a fallu attendre 15 000 morts et les scènes dramatiques dans les hôpitaux pour que des moyens exceptionnels soient mis en œuvre, et l’évidence de la catastrophe pour que, le 19 juillet, la rationalisation des usages de l’oxygène et la mobilisation du secteur privé soient évoqués.
L’Institut Pasteur n’a été sollicité pour rechercher la présence du variant Delta dans ses prélèvements antérieurs que dans les derniers jours de juin. Il s’est alors aperçu qu’il était déjà présent en Tunisie depuis au moins trois semaines et concernait déjà 40 % des nouveaux cas début juillet. Probablement autour de 80 % à présent.
Or, une alerte précoce aurait permis d’anticiper la montée en puissance des moyens matériels et humains, en coordination avec une société civile et une diaspora dynamiques, qui se montrent souvent capable d’apporter des réponses plus agiles et plus fines que l’État.
Sans stratégie adaptée à la situation tunisienne, les responsables s’en sont remis au confinement et à la vaccination sans avoir les moyens de les maîtriser.
Après l’expérience du printemps 2020, payante sur un plan sanitaire mais terriblement coûteuse pour la croissance et les finances publiques, le gouvernement n’a instauré qu’à regret des mesures de confinement, région par région, et selon des modalités pas forcément très lisibles, ni très cohérentes.
La catastrophe sanitaire en cours n’illustre pas seulement la carence des gouvernants actuels, elle met en lumière les effets de trois décennies de sous-investissement dans le secteur public de la santé
D’abord, parce qu’il n’a plus les ressources pour soutenir l’économie et les secteurs vulnérables de la société. Ensuite, parce que l’État est incapable de garantir durablement l’application des différentes interdictions de circulation et de rassemblement.
Quant à la vaccination, les dirigeants tunisiens ont misé sur le programme COVAX alors que la Tunisie, pays à revenu moyen, est loin d’être prioritaire. Elle n’a pu obtenir qu’un peu plus de 600 000 doses par ce canal, et doit se fournir sur un marché mondial limité, concurrentiel et inégal.
La catastrophe sanitaire en cours n’illustre pas seulement la carence des gouvernants actuels, elle met en lumière les effets de trois décennies de sous-investissement dans le secteur public de la santé, laissant tout l’espace aux cliniques privées, certes bien dotées et efficaces, pour se développer et prospérer.
Mais au-delà de l’aspect collectif, massif, quantitatif du choc, les Tunisiens vivent une expérience intime corrosive pour le rapport à l’autorité publique et le contrat social.
Le manque de respect des gestes barrière comme symptôme d’une désaffiliation à l’égard des institutions d’un côté, la mobilisation de la société civile pour pallier les carences de l’État de l’autre, sont les deux faces d’une même défiance.
L’humiliation de se voir en position de mendier les moyens de survivre, l’imprévoyance des gouvernants, la carence de l’État protecteur, la douleur des familles endeuillées… sont en train d’accumuler une charge de ressentiment qui trouvera tôt ou tard une expression politique, et elle sera certainement virulente.
L’hypothèse du défaut de paiement
Mais pour l’heure, la Tunisie doit affronter un autre péril. Aux effets économiques conjoncturels de la crise sanitaire, s’ajoute une crise financière structurelle : l’État doit rembourser deux fois 500 millions de dollars, fin juillet et début août, pour rembourser un emprunt souscrit sur le marché obligataire.
Pour les prochains mois, il a besoin de 3,6 milliards d’euros pour payer ses dettes et assurer son fonctionnement. Il semble que l’État ait finalement trouvé les ressources nécessaires pour honorer au moins la première des deux échéances.
Mais l’agence Fitch (après l’agence Moody’s en février) vient de rétrograder la note souveraine de la Tunisie à B – avec une perspective négative. La dernière marche avant d’entrer dans la zone des pays à risque très élevé de défaut de paiement.
La Tunisie pourrait délibérément choisir de s’affranchir de ses obligations, mais à une table de jeu dont l’ordre repose sur le respect de ses engagements, le joueur le moins solvable n’est pas en position de changer la règle de manière unilatérale sans subir de graves conséquences.
D’abord, l’arrêt immédiat des négociations pour un quatrième plan de financement depuis dix ans avec le FMI, lui-même condition pour accéder aux marchés financiers, aux financements européens ou aux garanties américaines.
Un défaut de paiement assècherait rapidement l’accès aux devises nécessaires aux importations. La dévaluation de la monnaie, que la Banque centrale ne pourrait plus défendre, ferait flamber l’inflation.
L’état des finances publiques, même allégées du service de la dette mais privées d’apport extérieur, ne laisserait d’autres choix qu’une cure d’austérité draconienne.
La restructuration de la dette tunisienne serait alors soumise aux conditions définies par le Club de Paris (le groupe des créanciers publics) : autant parler d’une mise sous tutelle financière, qui évoquerait le précédent fâcheux de la commission financière internationale instaurée en 1879 pour gérer le surendettement tunisien, préalable à l’instauration du protectorat français en 1881.
Sortir de la table de jeu volontairement, faire défaut à ses créanciers, suppose donc d’avoir une stratégie et les moyens pour l’appliquer : produire localement ce qu’on ne peut plus importer, faire tourner au maximum ses capacités d’exportation, contrôler ses changes, assumer une austérité budgétaire, avoir une stratégie alternative de financement (auprès d’un FMI alternatif ou dans le cadre d’une intégration régionale, deux utopies jamais réalisées).
En un mot, il faut un État capable de diriger une économie de guerre pour laquelle il faut avoir aussi préparé l’opinion afin de lui assurer une assise politique, car la cohésion de la société et sa capacité d’adaptation seraient mises à rude épreuve.
Des conditions loin d’être réunies en Tunisie. Un défaut de paiement, avec un pouvoir faible et une société en rupture de confiance, ouvrirait donc une longue crise aux effets délétères.
Dans les conditions actuelles, le FMI est donc un passage obligé. Mais il est conditionné par la capacité du gouvernement à conduire des réformes bénéficiant d’un large soutien politique et syndical : notamment la réduction de la masse salariale de l’État, la restructuration des entreprises publiques, la transformation des subventions sur les produits alimentaires de première nécessité en aides financières ciblées.
Un scénario libanais ?
Or, c’est aussi là que le bât blesse : les bailleurs doutent désormais sérieusement de la capacité du gouvernement en place à obtenir un soutien pour les réformes attendues.
La Banque mondiale a renoncé pour l’heure à financer la campagne de préparation à la réforme des subventions pour les produits alimentaires initialement prévue pour démarrer dans l’été. Selon les informations recueillies par Middle East Eye, parce qu’elle provoquerait une explosion sociale et parce que le gouvernement n’est pas jugé assez solide pour la piloter. La réforme est donc reportée à 2022.
La classe politique tunisienne vit avec l’assurance que ses partenaires économiques ne la laisseront pas tomber quoi qu’il arrive. Mais ils pourraient déchanter.
L’incapacité à exécuter les projet d’investissement (des milliards de dollars de financements étrangers n’ont pu être décaissés), le peu de rendement des gouvernements successifs en terme de transformation et de réformes, les blocages de la transition institutionnelle (Cour constitutionnelle toujours en souffrance, décentralisation au point mort, corruption dans l’administration…), ont fini par épuiser la rente démocratique, tandis que la rente géopolitique s’est déplacée vers la Libye.
L’indulgence des bailleurs pour une Tunisie confrontée à des tensions sociales et un risque terroriste semble avoir été contre-productive.
Au lieu d’un tremplin, le soutien financier a enlisé le pays dans les sables mouvants de l’endettement. Faute de n’avoir jamais eu de vision transformatrice depuis la révolution, les gouvernements n’auront plus d’autre impératif, pour un bon moment, que d’assurer la solvabilité de l’État aux conditions définies par les bailleurs.
Si les profils des économies tunisienne et libanaise sont très différents, (la Tunisie dispose de ressources naturelles et d’un appareil productif), les deux pays partagent désormais la même faiblesse politique.
Le précédent libanais montre qu’aucune rente de situation géopolitique, aussi cruciale soit-elle comme au Liban, ne garantit un soutien international inconditionnel. La récente injonction française adressée au Liban pour « sortir de l’obstruction inacceptable » et former un gouvernement montre jusqu’où peut mener la défiance.
Pas d’acteurs forts pour négocier
Le blocage politique consécutif au conflit entre la présidence de la République d’une part, le gouvernement et la majorité parlementaire d’autre part, expose la Tunisie à la manifestation de plus en plus intrusive d’une telle impatience de ses « partenaires ».
D’un côté, Kais Saied se sent investi de la mission de nettoyer les écuries d’Augias, d’extirper de l’État les interférences du monde de l’argent et les intrusions des partis pour restituer la révolution au peuple.
La classe politique offre le spectacle d’un cirque parlementaire et rejoue les sempiternelles vieilles querelles entre « modernistes » et islamistes
Il semble attendre le paroxysme de la crise pour apparaître comme le recours. Mais de plus en plus isolé, il semble oublier qu’en politique, le temps de l’action, même dans l’accomplissement d’une mission historique, ne peut enjamber le temps court de la tactique et de la composition avec le réel.
De son côté, Ennahdha dirigé par Rached Ghannouchi et ses alliés de circonstances, s’alarment du risque autocratique et s’accrochent à la nature parlementaire de la Constitution pour défendre leurs positions dans les cercles du pouvoir.
Entre les deux, le gouvernement d’Hichem Mechichi, dont désormais neuf ministères sont gérés par intérim, ne doit sa survie qu’à la persistance du blocage.
C’est donc un gouvernement faible, que fragilisent chaque semaine davantage le statu quo et sa gestion très critiquée de la crise sanitaire. Mais des élections anticipées sont peu probables et un remaniement passé en force aggraverait encore le conflit au sommet. Du reste, s’il était menacé par un vote de censure à l’Assemblée, le chef du gouvernement pourrait alors démissionner et redonner ainsi la main à Kais Saied. Un retour à la case de juillet 2020 qu’Ennahdha veut éviter à tout prix.
En 2013, au plus dangereux de la crise, il existait trois acteurs forts pour mener une négociation, Nidaa Tounes, Ennahdha et l’UGTT, avec leur tête des dirigeants suffisamment stratèges, habiles et crédibles dans leurs organisations respectives pour structurer une solution et vendre un récit rassurant : celui d’un compromis historique pour préserver la transition démocratique et réformer le pays.
Il n’existe rien de tel actuellement. La classe politique offre le spectacle d’un cirque parlementaire et rejoue les sempiternelles vieilles querelles entre « modernistes » et islamistes.
Les grands acteurs sont trop focalisés sur leurs difficultés internes et leurs calculs tacticiens pour mettre en place une solution politique audacieuse, une formule gouvernementale solide, une stratégie crédible de négociation avec les bailleurs de fonds qui préserve un minimum de marge de manœuvre. De leur côté, Abir Moussi et ses partisans jouent eux aussi la stratégie du pire en bloquant le Parlement dans l’espoir de récupérer le mécontentement populaire aux prochaines législatives.
Tragédie sanitaire, ressentiment populaire, endettement, perte de crédibilité internationale et de souveraineté, blocage politique, appauvrissement de la majorité de la population, toutes les crises communiquent et jamais la situation de la Tunisie n’a paru aussi périlleuse.
Après une décennie perdue pour la transformation du modèle économique, social et politique, c’est un pays affaibli sans ressource, ni crédit, ni gouvernement légitime qui va devoir traverser la tempête.
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