MBZ en Turquie : les investissements émiratis seront-ils une bouée de sauvetage pour Erdoğan ?
Après dix ans de concurrence régionale et d’accusations de complot lancées dans le but de faire tomber le gouvernement turc, le prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed al-Nahyane (MBZ), s’est rendu mercredi à Ankara.
Au cours de l’année, la Turquie et les Émirats arabes unis ont brusquement commencé à redynamiser leurs relations, après une série de conflits politiques et par procuration en Libye, en Égypte et dans la Corne de l’Afrique. Ainsi, nombreux sont ceux qui se sont demandé quels bénéfices les deux parties ont à retirer de cette détente.
Interrogés par Middle East Eye, des responsables turcs s’exprimant sous couvert d’anonymat pour des raisons de protocole gouvernemental affirment que le processus a été enclenché en début d’année par les Émirats arabes unis, qui ont fait part en coulisses de leur volonté de rapprochement.
« Il n’y a pas de place pour les émotions en politique étrangère », affirme un responsable turc. « Tout le monde est conscient qu’une politique étrangère fondée sur les conflits ne profite à personne. »
Les responsables turcs tiennent à répéter que la Turquie n’a revu aucune de ses positions pour améliorer ses relations avec Mohammed ben Zayed, l’homme le plus puissant des Émirats arabes unis.
« Nous sommes toujours en Libye, dans la Corne de l’Afrique », indique le second responsable. « Nous faisons toujours ce que nous avons à faire. »
Une démarche opportuniste
Selon les responsables, certains agissements des Émiratis qui ont nourri leur conflit avec la Turquie, comme en Libye, où ils ont été accusés d’avoir financé les mercenaires russes du groupe Wagner pour tenter de renverser le gouvernement de Tripoli, se sont retournées contre eux et ont provoqué la colère des États-Unis.
« Leur stratégie précédente était beaucoup plus coûteuse », juge le second responsable. « Maintenant, avec l’administration de Joe Biden aux États-Unis, ils ont besoin d’alliés pour contrebalancer l’Iran ».
Cinzia Bianco, experte du Golfe au Conseil européen des relations internationales, convient que les Émirats arabes unis ont dû procéder à des ajustements politiques en raison des apports clairs de l’administration Biden et de facteurs internes, notamment la nécessité revoir à la baisse une politique étrangère agressive, coûteuse et inefficace pour se concentrer sur le redressement post-pandémie.
« Cependant, il y a aussi un certain opportunisme vis-à-vis de la Turquie », explique Cinzia Bianco à MEE. « Ankara n’a peut-être pas changé ses politiques régionales, mais le gouvernement turc est désormais perçu comme étant beaucoup plus ouvert aux compromis. »
« Ankara n’a peut-être pas changé ses politiques régionales, mais le gouvernement turc est désormais perçu comme étant beaucoup plus ouvert aux compromis »
- Cinzia Bianco, analyste
La nouvelle approche adoptée par la Turquie à l’égard des chaînes de télévision de l’opposition égyptienne établies à Istanbul en est un exemple.
Plus tôt cette année, les autorités turques ont demandé à certaines chaînes, dont plusieurs appartenant aux Frères musulmans, ennemis des Émirats arabes unis, de déprogrammer certaines de leurs émissions politiques.
Même si ces chaînes n’ont pas été chassées du pays, cette mesure était une déclaration ouverte indiquant qu’Ankara prenait ses distances avec les Frères musulmans et était prête à resserrer ses liens avec des pays tels que les Émirats arabes unis et l’Égypte.
Ces relations étaient minées par une problématique persistante, à savoir les accusations ouvertes lancées par le gouvernement turc contre Abou Dabi, qui aurait contribué financièrement au complot de coup d’État de 2016.
L’homme fort palestinien Mohammed Dahlan a notamment été accusé d’avoir servi d’intermédiaire, ce qu’il nie.
Ankara semble s’être désintéressé de cette question. Néanmoins, les responsables turcs constatent que Dahlan n’est plus aussi visible qu’avant. Certains font référence aux allégations non prouvées selon lesquelles Dahlan aurait été placé en résidence surveillée, même s’il continue de commenter l’actualité palestinienne sur son compte Twitter officiel.
Selon une autre source bien informée des contacts entre les Émirats arabes unis et la Turquie, les deux parties échangent désormais leurs points de vue sur les questions régionales et ont accepté d’être en désaccord sur certains points.
Par exemple, indique la source, la Turquie a fait part de son opposition aux mesures prises ce mois-ci par les Émirats arabes unis en vue de normaliser leurs relations avec le gouvernement syrien.
Des investissements émiratis
Pour adoucir la position du président turc Recep Tayyip Erdoğan, Mohammed ben Zayed aurait brandi la promesse d’investissements importants en Turquie.
Le prince a annoncé dans la soirée un fonds de 10 milliards de dollars « pour soutenir les investissements en Turquie » et plusieurs accords commerciaux ont été signés.
L’Abu Dhabi Investment Authority ainsi que des entreprises proches de la famille régnante d’Abou Dabi ont déjà exprimé publiquement leur intérêt pour des cibles dans les domaines des soins de santé et des technologies financières, entre autres secteurs d’activité, avec des investissements envisagés de 3 à 4 milliards de dollars.
Une délégation de haut rang d’Ankara dirigée par les ministres du Commerce et de l’Économie et accompagnée d’hommes d’affaires turcs s’est également rendue à Abou Dabi pour aborder les possibilités d’investissement.
Le prince a annoncé dans la soirée un fonds de 10 milliards de dollars « pour soutenir les investissements en Turquie » et plusieurs accords commerciaux ont été signés
Les offres émiraties interviennent à un moment où la Turquie souffre d’une crise monétaire galopante qui mine le gouvernement en vue de l’élection présidentielle de 2023. La popularité d’Erdoğan a chuté à 38 % selon un sondage réalisé en octobre.
Le dollar américain s’est apprécié de près de 55 % par rapport à la livre turque depuis début janvier, ce qui serait principalement lié aux prises de position d’Erdoğan contre les taux d’intérêt. L’inflation est également bien supérieure au taux officiel de 20 %.
Lors d’une réunion privée organisée ce mois-ci avec un responsable politique turc, Erdoğan aurait cité les éventuels investissements conséquents des Émiratis en tant qu’élément qui l’aiderait à stabiliser l’économie.
Selon les responsables turcs, ces investissements seraient bénéfiques pour les deux parties, car les Émirats arabes unis sont à la recherche de nouveaux pays où investir, tandis que la Turquie constitue un marché lucratif.
« Il y aurait des mesures progressives de la part des Émiratis en vue d’une désescalade dans la région », précise le second responsable turc. « Et si l’on regarde l’horizon, ces investissements de taille n’arriveront pas en l’espace d’un an mais de plusieurs années, ce qui renforcerait les relations bilatérales. »
Selon l’experte du Golfe Cinzia Bianco, Abou Dabi estime que l’alignement régional contre la Turquie en Méditerranée orientale, les difficultés économiques et financières et les résultats décevants d’Erdoğan dans les sondages ont rendu Ankara beaucoup plus ouvert à un ajustement de ses politiques régionales en échange d’un soutien émirati.
« Il est surtout question d’investissements, mais aussi d’une atténuation réciproque des objectifs maximalistes, comme en Libye », ajoute-t-elle. « En plus de cela, leurs investissements en Turquie reposent sur des motifs économiques – il y a plusieurs véritables bonnes affaires à réaliser avec une livre aussi dévaluée. »
Toutefois, la dépréciation ininterrompue de la livre, qui a perdu 20 % de sa valeur en novembre, complique également les investissements potentiels des Émiratis.
D’après une source établie à Abou Dabi, les fluctuations mettent les investisseurs émiratis dans l’embarras, puisque le prix de leurs acquisitions ou investissements potentiels ne cesse de baisser.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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