Libye : une élection présidentielle sous escorte milicienne
En attendant de pouvoir se réinstaller dans leurs chancelleries, les diplomates de passage à Tripoli logent, pour l’essentiel, à Palm City, résidence touristique en bord de mer, à l’ouest de la capitale libyenne.
Là, ambassadeurs et conseillers discutent, formellement ou non, de l’avancée de l’organisation du scrutin présidentiel prévu le 24 décembre, protégés par leurs gardes du corps et les hommes de Foursan Janzour (« les cavaliers de Janzour »). Détail piquant : ce corps armé est hostile à l’élection.
Pourrait-il se retourner contre ses hôtes ? Probablement non, mais l’anecdote révèle une vérité fondamentale : l’efficience d’une élection dépend d’un vote équitable. Or, il n’en sera rien en Libye, ou, a minima, personne ne pourra juger de sa transparence.
Si le pays est divisé, une constante se retrouve de Zouara, ville amazighe à la frontière tunisienne, à Tobrouk, proche de l’Égypte ; de Misrata, riche ville côtière, à Mourzouk, cité du Sahara peuplé de Tobous : dans la rue, ce sont les groupes armés qui assurent la sécurité, et donc celle de la campagne électorale et du vote.
Qu’ils s’appellent Armée nationale arabe libyenne (ANL, dirigée par Khalifa Haftar), Appareil de soutien pour la stabilité en Tripolitaine (proche de Fathi Bachagha, ex-ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidentielle) ou encore RADA (salafistes madkhalistes, pro-Abdel Hamid Dbeibah, Premier ministre candidat), ils œuvreront tous pour leurs favoris. Sous l’œil passif, voire complaisant, de Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan, trop fins stratèges pour déployer leurs forces présentes en Libye afin d’influer sur le résultat.
Pressions
« Ils sont marrants à se pavaner dans un hôtel de luxe et à répéter ‘’Élection le 24 décembre’’. Ce ne sont pas eux qui devront glisser leur bulletin avec des hommes en armes autour des bureaux de vote. Tant que la sécurité sera aux mains des milices, tu ne pourras pas faire avancer le pays », se moque, amer, un journaliste libyen, le 21 octobre durant la Conférence pour la stabilité en Libye, qui réunissait des dirigeants de plus de 30 pays à l’hôtel Corinthia de Tripoli.
En langage plus docte, cela donne : « Les luttes politico-militaires persistantes et l’état permanent d’insécurité en Libye ne sont pas propices à des élections libres et équitables. De plus, rien ne garantit que les principaux acteurs, dont certains devraient se présenter à la présidentielle, permettront à ces élections d’avoir lieu s’ils pensent qu’ils perdront ou qu’ils seront mis à l’écart », extrait du rapport « Élections libyenne 2021 : scénarios et conséquences » du consultant en risques politiques et développement, COAR Global.
Les élections législatives de 2012 et 2014 s’étaient déjà déroulées sous la surveillance des milices.
En 2012, la campagne et le scrutin s’étaient globalement bien passées, même si certaines régions n’avaient pu organiser de vote à cause de pressions locales ou d’absence de matériel électoral.
« Pourtant, quelques semaines après, le Congrès général national [GNC] était envahi par des ‘’habitants’’, pour ne pas dire miliciens, de Zaouïa [à 50 km à l’ouest de Tripoli] parce qu’ils trouvaient que leur ville n’était pas assez représentée dans le gouvernement qui devait être validé par les députés ! », rappelle à Middle East Eye Younes, lui-même de Zaouïa, en dégustant un nous-nous (moitié café-moitié crème) et une crêpe fourrée de pâte à tartiner au chocolat dans le centre-ville de Tripoli.
« Mais là, si on en croit les Américains et les Européens, tout va bien se passer. Saïf al-Islam acceptera son éventuelle défaite [au moment du reportage, sa candidature n’avait pas encore été rejetée par l’Autorité électorale du pays], Haftar, qu’il gagne ou qu’il perde, serrera la main de son opposant en toute amitié et Dbeibah arrêtera de corrompre tout le monde... »
Le ton est sarcastique, le propos, très sérieux.
Saïf al-Islam, qui avait présenté sa candidature le 14 novembre, est recherché par la Cour pénale internationale (CPI) et, d’après son interview au New York Times cet été, ne renie pas grand-chose de la Jamahiriyah (Libye sous le règne de son père, Mouammar Kadhafi).
Khalifa Haftar est accusé de crimes de guerre par les dirigeants de la Tripolitaine (région ouest du pays).
Quant au Premier ministre du Gouvernement d’union nationale (GNA), Abdel Hamid Dbeibah, proche de la Turquie, il cultive sa popularité grandissante à coup de milliers de dinars (le panel d’experts de l’ONU a accusé la famille Dbeibah d’avoir payé des membres du Forum pour le dialogue politique libyen, qui a élu Abdel Hamid Dbeibah à son poste)
Accepteront-ils le verdict d’un scrutin, à l’équité incertaine ?
« Aucun des candidats favoris n’a de soutien dans toute la Libye, qui est divisée régionalement et politiquement. Si les élections ont lieu, les perdants rejoindront probablement ceux qui se sont opposés au vote et contesteront les résultats », prédisent les chercheurs Wolfram Lacher et Emadeddin Badi dans une tribune publiée le 16 novembre dans le Washington Post.
Pas besoin même de contestation des résultats : lors des élections législatives de 2014, les modalités de la passation des pouvoirs entre les deux assemblées avaient débouché sur la deuxième bataille de Tripoli et la scission de facto du pays en deux.
L’élection pourrait mettre le feu aux poudres
« Oui, mais c’était il y a dix ans. Les Libyens et les dirigeants politiques ont appris depuis. Moi-même, si j’ai créé le Parti démocratique, c’est pour m’éloigner des figures les plus radicales du parti Justice et Construction [JCP] », confiait à MEE fin octobre Mohamed Sowan, ex-président de ce parti affilié aux Frères musulmans. Mais les faits ne plaident pas en sa faveur.
Après la troisième bataille de Tripoli (avril 2019-juin 2020), la rupture entre est et ouest n’a jamais été aussi saillante et Tripoli n’a jamais été aussi fragmentée.
Les combats ont permis aux différentes factions tripolitaines de s’allier autour de l’ennemi commun, Khalifa Haftar, et de bénéficier d’une certaine mansuétude de la part des habitants.
Avec la victoire, la tension est remontée entre civils et hommes en armes. La capitale libyenne est quadrillée par des forces locales mais aussi des groupes venus de Misrata et de Zintan.
Pour le moment, les gênes sont minimes : tel résident d’un quartier chic est excédé de voir sa rue bloquée par « un montagnard analphabète » – comprendre un Zintani –, tel autre enrage de voir une voiture immatriculée à Misrata faire du rodéo dans son quartier comme s’il était chez lui. Mais l’élection pourrait mettre le feu aux poudres.
« Les chefs de ces groupes sont avant tout des acteurs politico-militaires. À part Saddam Haftar et sa brigade 106 qui sera toujours derrière son père [Khalifa Haftar], il n’y a aucun alignement définitif entre candidats et forces armées », prévient Jalel Harchaoui, chercheur au Global Initiatives, organisation qui lutte contre le crime organisé, contacté par MEE.
« Les deux catégories pertinentes en ce moment, ce sont ceux qui sont en faveur d’une élection le 24 décembre et ceux qui s’y opposent. »
Dans la première, on retrouve notamment l’Appareil de soutien pour la stabilité en Tripolitaine d’Abdulghani al-Kikli, dit Ghaniwa, et d’Ali Buzriba, chef de guerre originaire de Zaouïa.
Dans la seconde, se loge la force RADA d’Abdel Raouf Kara, incontournable à Tripoli, qui sert de protection rapprochée au Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah.
Ghaniwa, champion du quartier d’Abou Salim, et Kara, fier représentant de Souq al-Juma, s’allient ou s’affrontent pour le contrôle de Tripoli depuis une décennie.
Les grandes manœuvres ont également commencé hors de la capitale. La brigade 166 de Misrata, soutien de Fathi Bachagha, et la brigade Tarek Ben Ziyad appartenant à l’Armée nationale arabe libyenne d’Haftar se sont formées en une force conjointe qui devrait se déployer au sud de Tripoli, notamment dans les villes sensibles de Bani Walid et Tarhouna.
« Il est possible que la stratégie soit de provoquer une sensation d’encerclement à la brigade 444 pro Dbeibah, fortement implantée dans la zone », analyse Jalel Harchaoui.
Le 25 novembre, la même brigade Tarek Ben Ziyad a bouclé le tribunal de Sebha, la capitale du Fezzan, région sud libyenne, pour empêcher les juges de se prononcer sur l’appel de Saïf al-Islam Kadhafi, qui conteste son éviction de la course à la présidentielle par la commission électorale du fait de sa condamnation à mort par un tribunal de Tripoli à l’été 2015.
Reconversion dans le secteur économique privé
On en revient aux propos du journaliste libyen : « Tant que la sécurité sera aux mains des milices, tu ne pourras pas faire avancer le pays. »
Clingendael, l’institut hollandais de relations internationales, a recensé, de 2011 à 2018, douze programmes comprenant au moins en partie un volet démobilisation pour démanteler les milices et créer des forces de sécurité nationales (police, armée, etc.).
Tous ont échoué car, principalement, les dirigeants politiques avaient besoin de la légitimité révolutionnaire de ces groupes pour asseoir leur pouvoir.
Prenant le contre-pied de ces politiques qui partaient du haut, l’ONG Super Novae, financée par la France et l’Union européenne, a lancé en avril un projet qui vise à cibler les combattants pour leur offrir des possibilités de reconversion dans le secteur économique privé.
« Rien ne dit qu’ils ne reprendront pas les armes, mais on leur donne toutes les raisons de ne pas le faire. Ces raisons, c’est l’avenir qu’ils ont à construire »
- Alexandre Chatillon, cofondateur de Super Novae
« Notre volonté et celle des bailleurs est de désarmer la population, notamment dans la perspective des élections », explique à MEE Alexandre Chatillon, cofondateur de Super Novae. « Rien ne dit qu’ils ne reprendront pas les armes, mais on leur donne toutes les raisons de ne pas le faire. Ces raisons, c’est l’avenir qu’ils ont à construire. »
Sans combattants, plus de groupes armés, et sans groupes armés, la stabilité devient possible, car, en Libye, ce ne sont pas les politiciens qui manipulent les milices, mais ces dernières qui s’allient temporairement à telle ou telle figure.
La vidéo de la candidature de Saïf al-Islam à la présidentielle le 14 novembre à Sebha, qui a fait le tour du monde, en est l’illustration parfaite. Wolfram Lacher note qu’on y voit, en arrière-plan, un homme en uniforme tout sourire : Mohamed Bishr. Il était l’ancien chef de la direction de la répression contre la migration illégale, basée à Tripoli, avant de rejoindre Khalifa Haftar, qui l’a nommé chef de la police de Sebha. Aujourd’hui, l’Armée nationale arabe libyenne a émis un mandat d’arrêt contre lui.
Le chercheur Jalel Harchaoui évoque aussi la « complicité » de Mabrouk Sahban, chef de la 12e brigade stationnée à Sebha : l’ancienne figure loyaliste de la Jamahiriya aurait aidé à la venue du fils Kadhafi à Sebha.
Cela démontre que même les forces qui composent le camp de Haftar, supposé plus homogène que son rival à l’ouest, sont capables de défections et de trahisons.
Et il en a fallu probablement plusieurs pour permettre au « fils de » de parcourir les quelque 800 km qui séparent Zintan, où il était un prisonnier VIP depuis 2011, de la capitale du Fezzan.
La réplique n’a pas tardé. Aussitôt après l’officialisation de la candidature de Saïf al-Islam, plusieurs bureaux électoraux – où les Libyens récupèrent leur carte d’électeurs – de l’ouest, dont Zaouïa, ont été fermés par les groupes opposés au scrutin du 24 décembre.
Les Libyens semblent pourtant croire à un impact positif de cette élection présidentielle, la première du genre : 2,8 millions d’électeurs se sont enregistrés, autant que pour les premières élections libres de 2012 et beaucoup plus que les 1,5 million de 2014.
Un report de l’élection à longue échéance, voire son annulation, provoquerait, en plus de probables affrontements entre les groupes armés, une crise de confiance majeure entre les citoyens, les dirigeants politiques libyens et la communauté internationale qui, sous la pression de l’Occident, a poussé au vote.
Élections biaisées et donc méfiance grandissante entre citoyens et instances politiques, risque d’affrontements et pays toujours divisé ; ou pas d’élection et donc… méfiance grandissante entre citoyens et instances politiques, risques d’affrontements et pays toujours divisé.
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