La Suisse du Moyen-Orient : du mythe libanais à sa dystopie
Deux ans après le début d’une crise économique et financière sans fond, les tiroirs-caisses de la « Suisse du Moyen-Orient » sont vides et la face cachée de son système bancaire dévoilée. Avec des taux d’intérêt fantastiques pour un parfait mirage, les Libanais se sont fait avoir par un tour de passe-passe et le retour à la réalité côtoie de plus en plus l’inimaginable.
Prolétaires et bourgeois, misérables et nantis, ce sont les fondations mêmes de toute société, aussi questionnables soient-elles, que la chute de l’économie libanaise a fait vaciller, entraînant avec elle une pyramide sociale fébrilement posée sur celle d’un dénommé Ponzi.
Assis sur leur rente, les vrais coupables, connus de tous, sont pourtant loin d’être inquiétés. Pendant que le pays sombre dans une banqueroute insubmersible, ceux-ci s’absolvent de tout péché et continuent de s’accrocher au pouvoir d’un État qui n’existe pas
Une chimère dans laquelle le Liban s’est plongé au sortir de la guerre civile (1975-1990), alors que les partis au pouvoir, mains sous la table, souhaitaient redonner du sens à ce surnom helvétique attribué au pays du Cèdre, montagnes et secret bancaire au diapason.
Une périphrase mythique désormais réduite en une analogie dystopique on ne peut plus réelle. Tel semble en tout cas être le comble de la fable libanaise, dont l’affabulation financière caractérise le mauvais sort monétaire lancé par celui que le monde qualifiait il y a peu encore de « magicien de la finance », Riad Salamé.
Le gouverneur de la Banque du Liban est ainsi officiellement passé du côté obscur lorsque les effets de son illusion se sont estompés, à l’entame de ce qui est désormais la pire crise socioéconomique que le pays ait connue, quinze ans de guerre civile inclus.
Le grand braquage en absurdie
Feu le coffre-fort du Moyen-Orient, le Liban n’est plus qu’une tirelire cadenassée pour tous ceux qui n’auraient pas retiré leur argent des banques à temps. Des économies prises en otage et des déposants braqués par leurs banquiers dans une lutte surréaliste et sans merci, transformant le pays en un gigantesque théâtre où ne se joue, au quotidien, que celui de l’absurde.
« Ceci n’est plus un dollar », se répètent les Libanais à la vue des chiffres inscrits sur leurs comptes en devises, accessibles seulement virtuellement. Au retrait, plafonné, ces quelques billets verts se métamorphosent en une liasse multicolore de livres libanaises, digne d’un Monopoly où seuls les déposants passent par la case prison, condamnés pour avoir osé un soir d’octobre espérer.
Si la hausse des restrictions bancaires illégales et les fermetures des banques en parallèle du mouvement de contestation de l’automne 2019 ont donné un coup d’accélérateur à la crise, celle-ci lorgnait déjà sur le Liban depuis quelque temps.
Les robinets internationaux avaient commencé à se boucher et l’argent, volé pendant des années par une élite corrompue jusqu’à la moelle et sali par les rouages d’un secteur bancaire à son service, avait déjà mis les voiles vers d’autres contrées, fiscalement paradisiaques pour certains.
Assis sur leur rente, les vrais coupables, connus de tous, sont pourtant loin d’être inquiétés. Pendant que le pays sombre dans une banqueroute insubmersible, ceux-ci s’absolvent de tout péché et continuent de s’accrocher au pouvoir d’un État qui n’existe pas, leur survie politique primant sur l’assassinat de tout un peuple. Ainsi fonctionnent les pactes avec le diable.
Le supplice de Tantale
Le Liban est de fait en enfer et voilà sans aucun doute l’unique promesse tenue du mandat de Michel Aoun. Trente ans après son extirpation du palais présidentiel lors de l’épilogue désastreux de la fin de la guerre civile, l’ancien militaire s’y retrouve à nouveau reclus, préférant le suicide collectif à la reddition. Au même titre que ses acolytes qui, tout en se prétendant ennemis, se goinfrent à la même écuelle.
Les mythes et les dystopies font partie de l’imaginaire humain. À trop y croire, on se berce d’illusions. Depuis deux ans, dans ce Liban en perdition, la réalité a largement dépassé la fiction
Abreuvés, nourris et blanchis, eux ne craignent ni de mourir de faim, ni de ne pas pouvoir se soigner. Encore moins ont-ils une once d’inquiétude quant à savoir s’ils pourront faire le plein d’essence pour envoyer leurs enfants à l’école ou de mazout pour réchauffer leur famille cet hiver. Des luttes journalières – matin, midi et soir – que mène pourtant 77 % de la population désormais considérée comme pauvre, cherchant à tout prix à quitter cette tour infernale qu’est devenu leur pays.
S’ils ne tentent pas directement la folle traversée de la Méditerranée, des citoyens se pressent auprès des administrations pour obtenir un visa vers n’importe quel autre horizon. Car, au-delà de la rive, la lumière qui clignote est verte : celle de l’espoir, certes, mais aussi celle du dollar.
Ticket de sortie, ce Graal s’amasse dans les recoins des maisonnées en attendant le grand départ. Clé de survie, il s’échange sur le marché parallèle pour une valeur refondant les classes sociales libanaises. Entre anciens riches et nouveaux pauvres, l’équation est simple : « Dis-moi dans quelle monnaie tu es payé et je te dirai qui tu es », et Karl Marx tourneboule dans sa tombe.
L’irréel du possible
Six pieds sous terre depuis le 4 août 2020, Beyrouth pourtant « est mille fois morte, mille fois revécue », comme le disait la poétesse Nadia Tuéni. Des mots que l’on pouvait lire le long des routes de la capitale libanaise peu après la tragédie de l’explosion du port.
À ce moment-là, tout le monde crut que le Liban venait officiellement de toucher le fond et que de cette catastrophe émergerait un renouveau. Mais la naïveté de la détresse n’est qu’un sentiment vain face aux vides promesses de dirigeants qui, plus d’un an après, creusent encore.
Sur l’autoroute longeant le port de la capitale, cette phrase : « Notre gouvernement a fait ça ». Maintes fois effacée par les autorités et réécrite par des Libanais en souffrance, l’inscription est toujours hagardement photographiée par ceux qui n’ont d’autre choix que de rester et une dernière fois saluée par ceux qui, leur maison sur le dos, se dirigent vers l’aéroport, applaudis d’avoir tenu si longtemps avant de choisir l’adieu.
Les mythes et les dystopies font partie de l’imaginaire humain. À trop y croire, on se berce d’illusions. Depuis deux ans, dans ce Liban en perdition, la réalité a largement dépassé la fiction. Il était une fois la Suisse du Moyen-Orient. Et, franchement, l’histoire s’arrête là.
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