Guerre en Ukraine : comment les réseaux sociaux ont été transformés en champ de bataille
La guerre en Ukraine n’est pas la première guerre à se passer aussi sur les réseaux sociaux, contrairement à ce que prétendent certains experts médiatiques.
Les plateformes numériques ont été saluées pour leur impact lors du Printemps arabe en 2011. En Syrie, des médecins donnaient des nouvelles en direct des hôpitaux au fur et à mesure que les bombes, souvent russes, pleuvaient, tandis que des internautes publiaient sur Twitter des vidéos montrant la destruction de leurs villes.
Néanmoins, peut-être pour la première fois en Europe, la guerre se joue à l’ère des challenges TikTok et des publications Instagram expliquant « comment aider ».
Alors que Moscou poursuit son assaut contre les villes ukrainiennes, les réseaux sociaux sont devenus un véritable champ de bataille.
Le conflit soulève des questions majeures pour les entreprises de technologie quant à leur manière de traiter l’extrémisme, l’incitation à la violence, la désinformation et la propagande. Ainsi, les réponses qu’elles apporteront se répercuteront bien au-delà de ce conflit.
Voici un tableau de la guerre qui sévit depuis dix jours sur les réseaux sociaux.
La résistance ukrainienne
Alors que les Ukrainiens cherchent à repousser les envahisseurs russes dans leurs villes, les réseaux sociaux sont devenus un outil essentiel pour promouvoir les moyens de riposte et de résistance des civils.
Au cours de ces dix premiers jours de guerre, les autorités ukrainiennes encouragent notamment leurs citoyens à utiliser des cocktails Molotov contre les soldats de Moscou en publiant des instructions détaillées pour les fabriquer.
L’ancien Premier ministre ukrainien Volodymyr Hroïsman a posté une vidéo de deux minutes dans laquelle on le voit fabriquer cette arme improvisée.
Traduction : « Les forces terrestres ukrainiennes publient sur Facebook un ‘’menu cocktail du samedi pour les patriotes’’ - recette Molotov. »
Le compte officiel du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine a même publié une infographie pour la fabrication de cocktails Mototov sur Twitter (censurée depuis), tandis que le ministère de l’Intérieur a diffusé sa propre recette (aussi censurée) sur tous ses réseaux sociaux.
Un prêtre jésuite a même donné des conseils sur Twitter pour détruire un char d’assaut avec un cocktail Molotov.
Le recours aux plateformes numériques pour partager des moyens de résister violemment à une agression commise par l’armée d’un État-nation pourrait constituer un précédent.
Les conditions d’utilisation de Twitter relatives aux menaces violentes stipulent qu’« il est interdit de déclarer une intention de recourir à la violence contre une personne ou un groupe de personnes spécifique », notamment de « menacer de blesser gravement quelqu’un et/ou de commettre un autre acte violent pouvant entraîner la mort ou des blessures graves ».
Rien n’indique que cette politique change en cas de guerre ou de combat de légitime défense.
Meta, autre géant du web créé par Mark Zuckerberg, demande à ses utilisateurs de ne pas publier d’instructions pour fabriquer des armes, sauf si le contenu se rapporte à des activités d’autodéfense loisir, une formation militaire, un jeu vidéo ou une couverture médiatique.
Sur la question spécifique des instructions relatives à la fabrication d’explosifs, elle invite les utilisateurs à ne pas publier de tels contenus « sans contexte clair indiquant que le contenu est destiné à un usage non violent ».
Middle East Eye a contacté Twitter et Meta au sujet de leur approche vis-à-vis des messages incitant à la violence, notamment les recettes de cocktails Molotov. Twitter n’a pas répondu, tandis que Meta a indiqué n’avoir rien d’autre à déclarer.
Plusieurs commentateurs se sont demandé si les Palestiniens qui utiliseraient des cocktails Molotov pour résister à l’agression israélienne susciteraient la même réaction sur les réseaux sociaux.
Traduction : « Toutes ces images à la télévision, de femmes qui fabriquent des cocktails Molotov en Ukraine, font chaud au cœur. J’espère vivement qu’à l’avenir, les médias couvriront avec autant de sympathie les fabricants de bombes palestiniens qui font preuve d’un courage égal, voire supérieur, dans leur lutte contre une terrible oppression militaire. »
« J’ai toujours prôné la résistance de masse non violente, mais pourquoi les Ukrainiens qui brandissent des cocktails Molotov sont-ils considérés comme des héros alors que cette semaine, les forces israéliennes ont abattu un garçon de 14 ans (qu’elles ont qualifié de terroriste) qui en avait lancé un sur des colons ayant illégalement pris des terres palestiniennes ? », s’est interrogé James J. Zogby, fondateur de l’Arab American Institute, une ONG de défense des droits des Arabo-Américains.
Des Ukrainiens ont également publié sur TikTok une ancienne vidéo de l’influenceuse Nastya Tuman, vivant à Moscou, montrant à ses abonnés comment conduire des véhicules blindés de transport de troupes russes.
L’influenceuse a reposté la vidéo la semaine dernière avec la légende : « Si vous trouvez par hasard un véhicule blindé de transport de troupes libre ou abandonné, voici comment le faire démarrer. » Cette publication a été considérée comme un geste de solidarité envers les Ukrainiens.
Un expert en guerre urbaine a également ouvert une discussion très remarquée dans laquelle il donne des conseils aux civils ukrainiens pour se défendre contre les troupes russes.
Il y montre notamment les meilleures positions pour tirer avec des armes à feu, comment utiliser des cocktails Molotov pour détruire de l’artillerie ou encore comment effrayer des soldats en faisant croire que l’on a un fusil de sniper.
Yonah Lieberman, fondateur du groupe juif de défense des droits de l’homme If Not Now, a affirmé dans un tweet que si cette discussion avait été postée pendant la guerre menée par Israël contre Gaza en 2014 ou l’invasion américaine de l’Irak, l’auteur « se serait retrouvé sur une liste de surveillance de terroristes présumés ».
Les fausses images et la désinformation
Si les réseaux sociaux se sont révélés une source inestimable d’informations et de nouvelles en direct depuis l’Ukraine, ils ont également été exploités pour diffuser des informations fausses et trompeuses.
La semaine dernière, l’armée ukrainienne a diffusé une vidéo censée montrer des drones turcs Bayraktar TB2 en train de détruire des équipements militaires russes. Il s’agissait en réalité de cette même arme sans pilote visant un convoi du gouvernement syrien il y a deux ans dans la province d’Idleb.
Meta a ouvert une enquête sur la vidéo à la suite d’une demande de commentaires formulée par MEE. La vidéo a depuis été retirée par le compte ukrainien.
D’autres vidéos largement diffusées provenant de Libye, du Liban et de Palestine ont été faussement liés à l’invasion de l’Ukraine.
Une ancienne vidéo de l’activiste palestinienne Ahed Tamimi a également été faussement présentée comme des images d’une jeune Ukrainienne tenant tête à un soldat russe.
Le ministère ukrainien de la Défense a diffusé une séquence censée montrer un avion de chasse en train d’abattre un avion de guerre russe : en réalité, la séquence était tirée d’un jeu vidéo.
TikTok est ainsi devenu une source majeure de désinformation, certains utilisateurs trafiquant d’anciens fichiers audio pour tenter de créer des diffusions en direct monétisées, en faisant croire qu’ils se trouvent en Ukraine.
« Comme c’est presque toujours le cas en temps de guerre, l’environnement de l’information en ligne est très rapidement pollué », explique à MEE Layla Mashkoor, rédactrice associée au laboratoire de recherche en criminalistique numérique du think tank Atlantic Council.
Traduction : « Une fausse publication TikTok censée provenir d’Ukraine a cumulé plus de cinq millions de vues en douze heures. On y voit un couple qui répète “Oh mon Dieu, oh mon Dieu !”, puis une forte détonation, des hurlements et quelqu’un qui crie “Ah, ma jambe !”. J’ai retrouvé exactement la même bande son sur une autre vidéo qui date de l’explosion à Beyrouth en 2020. »
« Des vidéos anciennes recyclées commencent à circuler en ligne, elles sont parfois relayées innocemment par des personnes qui n’en savent pas plus, d’autres fois par des individus mal intentionnés qui cherchent à semer la panique et le chaos. »
Lundi 28 février, Meta a annoncé avoir démantelé un réseau de désinformation prorusse composé de 40 faux comptes, faux groupes et fausses pages sévissant sur Facebook et Instagram.
Le réseau utilisait des photos de profil générées par intelligence artificielle pour créer des ingénieurs en aéronautique, des rédacteurs en chef ou encore des auteurs scientifiques censés se trouver à Kiev.
En parallèle, un haut responsable russe pensait publier des preuves que CNN avait annoncé la mort d’un journaliste à la fois en Ukraine et en Afghanistan. Mais cette affirmation était complètement fausse et a depuis été discréditée.
Moscou est régulièrement accusé d’utiliser des images trafiquées et trompeuses pour justifier son invasion ; celles-ci sont décortiquées par la communauté d’enquêteurs des renseignements de sources ouvertes (open source intelligence) qui recherchent les informations dans les sources publiques.
Les contenus d’extrême droite
Lorsque le président russe Vladimir Poutine a lancé l’invasion de l’Ukraine, il a mentionné des objectifs de « démilitarisation » et de « dénazification » du pays.
Il s’agissait de propos incendiaires dans un pays dont le président, Volodymyr Zelensky, est juif et a perdu des membres de sa famille pendant l’Holocauste.
Mardi 1er mars, la Russie a frappé le mémorial de Babi Yar à Kiev, où les nazis ont tué des dizaines de milliers de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les références répétées aux nazis formulées par les responsables russes sont liées à la présence d’éléments d’extrême droite ultranationalistes au sein de l’armée ukrainienne.
La présence et l’activité de ces groupes sur les réseaux sociaux forment depuis dix jours un véritable casse-tête pour les géants technologiques.
Dans le contexte de l’invasion russe, Facebook a temporairement autorisé ses utilisateurs à faire l’éloge du régiment Azov, un groupe militaire ukrainien néonazi dont il était auparavant interdit de parler sur la plateforme dans le cadre de sa politique relative aux personnes et organisations dangereuses.
Cette unité militaire de volontaires formée en 2014 est accusée d’entretenir des opinions néonazies et suprématistes blanches. Elle a été officiellement intégrée à l’armée ukrainienne quelques mois après sa formation et reçu les éloges de l’ancien président Petro Porochenko.
Les troupes du régiment Azov s’entraînent souvent avec des uniformes militaires ornés de symboles nazis, notamment le Totenkopf, un symbole en forme de tête de mort, la Wolfsangel, un ancien symbole runique censé éloigner les loups, popularisé sous le Troisième Reich, ou encore le Sonnenrad, un soleil noir que les nazis se sont approprié pour tenter d’inventer un héritage aryen.
Selon des documents de politique interne consultés par The Intercept, Facebook autorisera désormais ses utilisateurs à faire l’éloge du régiment Azov dans le contexte de son rôle dans la défense de l’Ukraine.
Il s’agirait du dernier exemple en date de modification temporaire des politiques de Facebook liée à l’actualité. L’an dernier, Facebook a brièvement levé l’interdiction pour ses utilisateurs iraniens de publier « Mort à Khamenei » dans le cadre des manifestations antigouvernementales.
Le régiment Azov sera toujours interdit d’utiliser la plateforme, tandis que ses uniformes et ses bannières seront toujours considérés comme des symboles haineux.
Le compte Twitter officiel de la Garde nationale ukrainienne a notamment tweeté : « Les combattants du régiment Azov de la Garde nationale trempent leurs balles dans du lard contre les orques de Kadyrov. »
Ce tweet discriminatoire faisait référence aux balles enduites de graisse de porc qui seraient utilisées contre les soldats tchétchènes musulmans dirigés par Ramzan Kadyrov.
« Chers frères musulmans. Dans notre pays, vous n’irez pas au paradis. Vous ne serez pas admis au paradis. Rentrez chez vous, s’il vous plaît. Ici, vous aurez des problèmes. Merci de votre attention, au revoir », affirme l’homme qui trempe les balles dans la vidéo accompagnant le tweet.
Twitter a restreint le tweet de la Garde nationale mais l’a conservé sur sa plateforme.
« Ce tweet a enfreint les règles de Twitter relatives aux conduites haineuses. Toutefois, Twitter a déterminé que sa disponibilité peut présenter un intérêt pour le public », indique désormais un message affiché au-dessus du tweet.
Si le régiment Azov fait l’objet de restrictions sur Facebook et Twitter, le groupe d’extrême droite semble pouvoir utiliser librement Telegram.
Flashpoint, une organisation de renseignement qui surveille les activités menaçantes sur Internet, a découvert que le groupe utilise la plateforme à des fins de recrutement.
Telegram est depuis longtemps accusé d’être une tribune privilégiée des sympathisants d’extrême droite : le réseau social a joué un rôle clé lors de l’émeute du Capitole menée par des partisans de l’ancien président américain Donald Trump et a été utilisé l’an dernier par des groupes israéliens de droite pour organiser des « lynchages » contre des citoyens palestiniens d’Israël dans un contexte d’escalade de la violence.
Depuis le début de la guerre, des Américains de droite expriment leur soutien à Poutine sur Telegram et critiquent leur propre gouvernement en publiant des propos discriminatoires.
Un podcast populaire intitulé « Murder the Media » a célébré les chars russes tout en dénonçant Washington en photoshoppant un char américain avec un drapeau de solidarité avec la cause transgenre et les pronoms « they/them » (iels).
« L’armée de Poutine prend l’Ukraine », a déclaré Wendy Rogers, sénatrice de l’Arizona, sur sa chaîne. « Notre armée prend des transsexuels et des masques de protection. »
La Russie chassée des réseaux sociaux
Les plateformes numériques sont devenues des outils clés pour contrôler le discours national et international lié à l’effort de guerre.
Une infographie largement relayée montrant une carte des « frappes aériennes des dernières 48 heures » met en évidence des frappes israéliennes en Syrie, des frappes saoudiennes au Yémen et des frappes américaines en Somalie, en plus de l’attaque russe en Ukraine. La légende indique : « Condamnez la guerre partout. »
Bien que cette illustration semble être une bonne idée, elle a en réalité été créée par Redfish, une organisation médiatique qui se définit comme populaire mais qui est soutenue par le Kremlin.
Pour la Russie, les médias affiliés à l’État sont des outils essentiels dans sa guerre de l’information. Mais en raison de l’escalade militaire, ceux-ci sont massivement chassés des réseaux sociaux.
Dimanche 27 février, l’Union européenne a annoncé que les médias d’État russes seraient interdits d’antenne dans son espace.
« Les médias d’État Russia Today et Sputnik ainsi que leurs filiales […] ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine », a déclaré Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. « Nous développons donc des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe. »
L’interdiction a rapidement commencé à porter ses fruits : Nick Clegg, président des affaires mondiales de Meta, a annoncé que les médias d’État russes RT et Sputnik seraient bloqués dans toute l’UE sur Facebook et Instagram.
TikTok a fait de même, tout comme YouTube. Dans un premier temps, Twitter n’a pas opté pour une interdiction pure et simple, préférant ajouter une mention à tous les liens partagés par des médias affiliés à la Russie. Le réseau social a toutefois annoncé mercredi qu’il se conformerait à la directive de l’UE.
« Les médias d’État Russia Today et Sputnik ainsi que leurs filiales […] ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine »
– Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne
La Russie a réagi en limitant fortement l’accès à Facebook et Twitter depuis le début de la guerre.
Le Kremlin tente à présent de censurer davantage les grandes entreprises technologiques sur son territoire en les obligeant à créer des entités juridiques dans le pays.
Des groupes de la société civile soulignent que cette mesure ouvrirait ces entreprises au système juridique russe, ce qui restreindrait la liberté d’expression et la confidentialité.
Moscou cherche ainsi à contrôler le discours au niveau national, alors qu’il continue de perdre ses tribunes pour le faire au niveau international.
Dans le camp ukrainien, le président Zelensky a été décrit comme « le premier héros de guerre de l’ère des réseaux sociaux ».
Bien avant la guerre, l’ancien acteur et comédien a reconnu le pouvoir des réseaux sociaux, qui lui ont permis d’élargir son audience et de passer du statut de président à l’écran à celui de président dans la vie réelle. Aujourd’hui, ses vidéos dans les rues de Kiev, dans lesquelles il défie la Russie, font sensation à travers le monde.
Alors que Zelensky a remercié sur Twitter le président turc Recep Tayyip Erdoğan d’avoir fermé la mer Noire aux navires de guerre russes, des responsables turcs ont indiqué à MEE qu’ils n’avaient pris aucune décision en ce sens. Zelensky semble ainsi avoir usé d’un stratagème pour forcer la main à la Turquie à l’aide des réseaux sociaux.
Le bombardement par la Russie de la tour de télévision de Kiev, qui a fait cinq morts, a été considéré par beaucoup comme une attaque délibérée contre la liberté d’expression et de communication sur le terrain (ce dont Israël a été accusé l’année dernière lorsqu’il a bombardé une tour des médias à Gaza).
Alors que la guerre fait rage, l’attaque contre cette tour est un rappel brutal des efforts déployés pour gagner la bataille de l’information.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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