Guerre en Ukraine : un mufti s’habille d’un treillis de combat pour combattre Poutine et venger la Syrie
Said Ismagilov, mufti de l’Administration religieuse des musulmans d’Ukraine et un des principaux dirigeants islamiques du pays, a troqué sa robe et sa coiffe traditionnelles contre un treillis de combat.
Sur les réseaux sociaux, il pose aux côtés d’autres membres de la Force de défense territoriale à Kyiv, qu’il dit avoir rejoint le 24 février, jour du début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine lancée par la Russie.
Ces images détonnent par rapport à celles de ses œuvres de charité et de ses conférences dans des écoles de commerce qu’il partageait avant l’invasion.
Ce Tatar né dans la ville de Donetsk, dans l’est du pays, sous l’Union soviétique, est plus qu’impliqué à titre personnel dans la guerre contre la Russie.
Les Tatars de Crimée sont passés sous le contrôle direct de la Russie en 2014 à la suite de l’invasion et de l’annexion forcée de la péninsule, tandis que Donetsk a été capturée peu après par les séparatistes soutenus par la Russie, qui mènent depuis plusieurs années un conflit avec Kyiv.
Malgré ses liens avec ces régions, il s’avère difficile pour Said Ismagilov d’y suivre sa communauté compte tenu du brouillard de guerre.
« Nous sommes en état de guerre brutale depuis plus de deux semaines. Je ne sais même plus quel jour de la semaine nous sommes, ni quelle est la date. En temps de guerre, le temps se transforme en un flux continu et semble ne jamais se terminer », indique-t-il.
« Par conséquent, je n’ai pas eu le temps ni la possibilité de suivre ce qui se passe dans les territoires temporairement occupés de Crimée, de Louhansk et de Donetsk, et je n’ai donc pas d’informations sur la situation actuelle des musulmans qui y vivent. »
Une base religieuse
Une vague de soutien s’est manifestée dans toute l’Europe en faveur des Ukrainiens qui luttent contre les bombardements russes.
Les images quotidiennes de villes réduites à l’état de décombres et de milliers de civils qui fuient pour se mettre à l’abri ont provoqué un afflux d’aide humanitaire, de dons et de volontaires, mais aussi incité certains Européens à prendre les armes pour aller affronter les forces de Vladimir Poutine.
Ce phénomène n’est pas sans précédent, même ces dernières années : la guerre en Syrie a déclenché un afflux considérable de personnes venues rejoindre les différentes factions en conflit, qu’il s’agisse des Unités de protection du peuple (YPG) pro-kurdes, de l’opposition syrienne ou du groupe État islamique (EI).
Traduction : « Si trois Tatars sont réunis, cela fait déjà un bataillon ! »
Nombre de ceux qui ont rejoint les combats en Syrie sont également entrés en conflit direct avec la Russie, puisque l’armée de l’air de Poutine est intervenue pour soutenir le gouvernement du président Bachar al-Assad et a semé la destruction au sein de communautés syriennes.
Said Ismagilov estime qu’il existe une base religieuse pour que les musulmans répondent à l’appel du président ukrainien et prennent à nouveau les armes contre la Russie. Notamment le fait de « se venger » des actes du pays en Syrie.
« Tout musulman a le choix de se rendre ou non en Ukraine pour combattre les envahisseurs russes », affirme-t-il à Middle East Eye. « Mais il existe une justification coranique en faveur d’un tel choix. »
Bien qu’il n’ait pas encore pris part aux combats, les horreurs qui ont été infligées à l’Ukraine – deux millions et demi de personnes ont déjà fui le pays selon l’ONU et des milliers de personnes auraient été tuées – l’ont poussé à clairement choisir entre l’action et l’inaction.
« La Russie a attaqué notre pays, elle bombarde des civils, tue des femmes et des enfants, détruit des maisons, des hôpitaux et des infrastructures », soutient-il.
Le nombre de musulmans vivant en Ukraine est difficile à vérifier ; toutefois, selon Said Ismagilov, ils étaient environ un million en 2016, les Tatars de Crimée constituant le groupe le plus important.
Ceux qui sont restés en Crimée déplorent des persécutions de la part des autorités russes. Souvent soupçonnés d’activités « terroristes », de nombreux activistes, journalistes et avocats appartenant à la communauté ont été détenus et harcelés dans la péninsule depuis la prise de pouvoir russe.
« Je leur conseille de jeter leur turban à la poubelle »
L’islam est également la deuxième plus grande religion en Russie, même si les relations entre cette communauté et le gouvernement sont loin d’être harmonieuses.
Poutine a notamment supervisé la destruction de larges pans de la république de Tchétchénie à majorité musulmane lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009), qui aurait fait des dizaines de milliers de victimes civiles. Cette guerre a toutefois suscité une réaction nettement plus mitigée de la part des dirigeants occidentaux que le conflit ukrainien.
Compte tenu du nombre de musulmans tués à cause des guerres de Poutine et de leur traitement actuel en Crimée, Said Ismagilov ne mâche pas ses mots à propos des dirigeants musulmans russes qui ont publiquement proclamé leur soutien à l’« opération militaire spéciale » de Poutine en Ukraine.
« Je méprise ouvertement les chefs religieux musulmans de Russie qui ont approuvé cette guerre, car ils ne sont pas dans le camp de la vérité et de la justice, mais dans celui du pouvoir criminel, et parce qu’ils ont béni le massacre commis contre nous et nos enfants. Je ne leur pardonnerai jamais », assure-t-il. « Je leur conseille de jeter leur turban à la poubelle, car ils n’ont aucun droit moral de se présenter en tant que chefs religieux. »
L’Ukraine n’est pas le premier conflit en Europe de l’Est à connaître un afflux de combattants étrangers.
Pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, qui a débuté en 1992, des volontaires musulmans ont afflué dans le pays pour aider les musulmans bosniaques dans leur conflit contre les Croates et les Serbes.
Bien que nombre de ces moudjahidine (combattants) aient été considérés comme des protecteurs des musulmans bosniaques, un certain nombre d’entre eux ont par la suite établi des liens avec al-Qaida, dont le fondateur Oussama ben Laden a soutenu un certain nombre de volontaires.
La Russie a déjà tenté de jouer sur la peur des combattants musulmans étrangers qui soutiennent l’Ukraine.
Le mois dernier, deux semaines avant l’invasion, le directeur du Service des renseignements extérieurs russe, Sergueï Narychkine, a affirmé disposer d’informations faisant état d’« escadrons multinationaux de combattants djihadistes » en cours de préparation en Ukraine, potentiellement avec le consentement de l’Occident.
« Comprendre toute notre douleur et notre souffrance »
Un certain nombre de gouvernements européens se sont déjà mis dans l’embarras sur la question des volontaires en Ukraine.
Le Royaume-Uni a suscité la confusion peu après le début du conflit lorsque la secrétaire d’État aux Affaires étrangères Liz Truss a déclaré à la BBC qu’elle soutiendrait « absolument » les citoyens britanniques qui souhaiteraient répondre à l’appel aux combattants étrangers lancé par le président Volodymyr Zelensky.
Malgré ces propos, le site web de son propre ministère avertit les ressortissants britanniques que « [s’ils se rendent] en Ukraine pour combattre ou pour aider d’autres personnes engagées dans le conflit, [leurs] activités peuvent constituer des infractions à la législation britannique et donner lieu à des poursuites à [leur] retour au Royaume-Uni ».
De nombreux combattants volontaires qui se sont rendus en Syrie ont déjà été poursuivis en justice. Le secrétaire d’État britannique à la Défense Ben Wallace est par ailleurs revenu sur les propos de Liz Truss en affirmant qu’il existait « de meilleures façons » de soutenir l’Ukraine.
Le Royaume-Uni a également été confronté à une controverse concernant sa politique en matière de réfugiés. Contrairement à ses anciens camarades de l’UE, le pays exige toujours que les réfugiés ukrainiens effectuent une demande de visa pour entrer sur son territoire.
Les voisins de l’Ukraine, en particulier la Pologne, ont jusqu’à présent été largement encensés pour avoir accepté plus d’un million de réfugiés venus d’Ukraine – même si certains observateurs ont fait remarquer qu’ils n’avaient pas été aussi généreux avec les Syriens qui fuyaient les bombes russes, ainsi qu’avec d’autres musulmans qui cherchaient à échapper à des conflits.
Said Ismagilov affirme toutefois n’avoir constaté aucun principe de deux poids, deux mesures en matière d’accueil de réfugiés.
« Tout ce que je sais, c’est que toutes les personnes qui ont quitté l’Ukraine sont temporairement admises dans les pays voisins, quelle que soit leur religion », indique-t-il. « J’aimerais que les étrangers qui viennent se battre pour l’Ukraine observent l’ampleur des destructions et de la tragédie humaine que la Russie a apportées sur notre terre. Cela leur permettrait de comprendre toute notre douleur et notre souffrance. »
Pour sa part, il n’a pas l’intention de rejoindre ses compatriotes ukrainiens en exil. « Je resterai à Kyiv jusqu’à notre victoire dans cette guerre. Je n’ai pas l’intention d’aller ailleurs. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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