Qui sont les Tatars de Crimée, la minorité turque musulmane fidèle à l’Ukraine
L’invasion russe de l’Ukraine a déclenché ce qui sera probablement l’un des conflits les plus complexes d’Europe opposant deux pays multiethniques.
Le président russe Vladimir Poutine s’est appliqué à souligner la présence de néonazis au sein de l’armée ukrainienne dans sa soi-disant quête visant à « dénazifier » son voisin occidental.
Pour étayer cette assertion, ses partisans montrent du doigt des images, notamment une vidéo du régiment Azov, un groupe militaire ukrainien néonazi dont les membres enduisent leurs balles de graisse de porc pour se préparer à combattre les soldats tchétchènes musulmans de l’armée russe.
Si la présence de sympathisants d’extrême droite dans les rangs ukrainiens est bel et bien avérée, rien ne permet de qualifier de « nazis » l’ensemble de l’armée ukrainienne et ceux qui résistent à l’offensive russe.
Au-delà du fait que le président ukrainien Volodymyr Zelensky est juif, ces accusations sont également contredites par les images de soldats ukrainiens musulmans en train de prier.
Les volontaires musulmans de Tchétchénie et d’anciennes républiques soviétiques sont connus pour avoir combattu les forces russes en Ukraine depuis le début des hostilités en 2014. Combattent à leurs côtés des membres d’une minorité indigène de musulmans ukrainiens : les Tatars de Crimée.
Des racines qui remontent au moins au XIIIe siècle
Comme leur nom l’indique, les Tatars de Crimée sont originaires de la péninsule de Crimée en Ukraine, envahie et annexée unilatéralement par la Russie en 2014.
Leurs racines dans la région remontent au moins au XIIIe siècle. Il s’agit d’un groupe ethnique sunnite dont la langue est issue de la branche kiptchak de la famille des langues turques. Leur langue est donc très proche des dialectes tatars parlés en Russie et plus éloignée du turc parlé en Turquie.
Cette communauté a une histoire complexe mais, comme les autres groupes liés aux Tatars, leur ethnogenèse commence avec l’expansion de l’Empire mongol au début du XIIIe siècle.
En 1241, Batu Khan (petit-fils de Genghis Khan) a conquis la région, y établissant la domination mongole. Cependant, dans les décennies suivantes, cet immense empire qui s’étendait de l’Europe de l’Est jusqu’à la péninsule coréenne a commencé à se fragmenter.
La partie occidentale a été dirigée par une confédération de tribus turques et mongoles qui a pris le nom de « Horde d’or ».
Ces nouveaux seigneurs ont commencé à se lier aux populations natives par mariage, à la fois en Russie et en Ukraine, et ont adopté les dialectes turciques ainsi que l’islam. La mosquée Ozbek Han de Staryï Krym, l’une des plus anciennes de Crimée, a été érigée en 1314.
Alors que la Horde d’or s’est elle-même fragmentée, les Tatars de Crimée ont fondé leur propre khanat (royaume) indépendant à la fin du XVe siècle. Mais avec l’expansion des Empires russe et ottoman des deux côtés de la mer Noire, les Tatars de Crimée ont lutté pour affirmer leur indépendance entre ces deux puissances rivales.
Le traité de Koutchouk-Kaïnardji entre les Empires russe et ottoman en 1774 visait à assurer l’indépendance du khanat mais a été violé par les Russes en 1783, aboutissant à l’annexion de ce territoire à la Russie impériale.
Dans les décennies suivantes, les politiques discriminatoires ont conduit des dizaines de milliers de Tatars de Crimée à rejoindre les États voisins, notamment l’Empire ottoman.
Déportations de masse
L’histoire moderne de cette communauté n’a pas été plus simple : les Tatars de Crimée ont connu déportations de masse et instabilité.
Les famines artificielles des années 1930 causées par la collectivisation soviétique ont fait baisser la population tatare de Crimée et en mai 1944, juste après avoir repris la Crimée aux forces de l’Axe, Staline a accusé l’ensemble de ce groupe ethnique d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie. En conséquence, il les a contraints à l’exil en Ouzbékistan soviétique en guise de sanction collective.
Aleksandr Nekrič, professeur d’histoire soviétique à Harvard aujourd’hui décédé, avait fait passer clandestinement un manuscrit sur ces déportations et les souvenirs d’une femme ont été consignés dans un rapport de Human Rights Watch en 1991.
« À 3 h du matin, alors que les enfants dormaient profondément, les soldats sont venus et ont demandé qu’on se réunisse et qu’on parte dans les cinq minutes. On n’était pas autorisés à emporter de la nourriture ou quoi que ce soit d’autre avec nous. On était traités si rudement qu’on pensait qu’on allait être emmenés dehors et abattus. »
Dans les semaines qui ont suivi, la famille de cette femme a été établie de force à Xatirchi, dans le centre de l’Ouzbékistan.
Ce même rapport indique que la quasi-totalité des Tatars de Crimée ont été déportés en Ouzbékistan, y compris l’ancien personnel militaire soviétique. Les responsables locaux disposant de véhicules gouvernementaux ont été autorisés à se rendre en voiture à la gare avant d’être contraints de les abandonner et de rejoindre leurs compatriotes dans des trains bondés en direction de l’Est.
Même après la mort de Staline en 1953, les dizaines de milliers de Tatars de Crimée sont restés en Asie centrale pendant des décennies après les déportations et une communauté importante vit toujours en Ouzbékistan.
Annexion russe de la Crimée
Le changement est survenu sous la pérestroïka de Gorbatchev à la fin des années 1980, lorsque la population a été autorisée à rentrer chez elle. En 1989, le Conseil suprême de Crimée, ancien organe législatif de la région, a déclaré que les déportations initiales étaient illégales.
En 2001, le recensement ukrainien dénombrait pas loin d’un quart de million de Tatars de Crimée, vivant quasiment tous en Crimée. Malgré leur longue histoire dans la péninsule, ce nombre correspond à seulement 10 % de la population totale de la région.
De nombreux descendants de ceux qui avaient été déportés de force sont rentrés en Crimée, devenant des leaders de la communauté locale, notamment Refat Choubarov qui présidait le Mejlis des Tatars de Crimée, organisme représentatif reconnu par le Parlement ukrainien.
Cependant, cet organisme a été interdit par la Russie en 2016, deux ans après son annexion de la Crimée au prétexte que ce groupe faisait la promotion de l’extrémisme et du nationalisme ethnique.
Moscou a justifié l’annexion en 2014 par le fait que la population était très majoritairement d’origine russe. La péninsule est d’importance stratégique pour les Russes car sa flotte de la mer Noire est basée à Sébastopol.
Depuis cette prise de pouvoir, non reconnue par une majorité de pays, les Tatars de Crimée se plaignent de tentatives visant à les réduire au silence. Gardant en mémoire les persécutions soviétiques et de la Russie impériale, la plupart d’entre eux préfèrent être dirigés par le régime ukrainien plutôt que par le Kremlin.
Un référendum organisé par la Russie sur le statut de la communauté a fait l’objet d’appels au boycott des Tatars de Crimée et des minorités ukrainiennes de la région. Plusieurs Tatars de Crimée ayant exprimé leurs inquiétudes à propos de la prise du pouvoir par Moscou ont disparu sous le régime russe.
Le principal représentant de Poutine en Crimée a déclaré : « La Crimée a été rendue à la Russie à jamais. Quiconque plaide la résistance plaide pour un bain de sang. Bien entendu, nous ne pouvons accepter ça et nous y réagirons. »
La crainte de nouvelles persécutions a conduit à un lent exode des Tatars de Crimée de leur patrie traditionnelle. Beaucoup ont déménagé dans d’autres régions d’Ukraine ou en Turquie, qui a traditionnellement fourni un refuge aux musulmans fuyant les persécutions dans les régions sous influence russe.
Parmi eux figurent Jamala, qui a remporté l’Eurovision pour l’Ukraine en 2016. Sa chanson évoquait la déportation forcée de sa grand-mère en 1944.
D’autres ont juré de rester, que ce soit en Crimée ou dans le reste de l’Ukraine, et certains ont pris les armes contre les Russes après l’invasion de 2014 et une fois de plus en 2022.
L’Ukraine elle-même étant menacée d’occupation russe, les Tatars de Crimée tentent d’éloigner le joug de l’influence moscovite.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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