« On a le choix entre la peste et le choléra » : les quartiers populaires face au dilemme Macron-Le Pen
« Ceux qui déclarent voter pour l’extrême droite le 24 avril 2022. Merci de me retirer immédiatement de votre liste d’amis », prévient M’hamed Kaki sur sa page Facebook. Le président de l’association Les Oranges, dédiée à la mémoire de l’immigration, a vécu dans sa chair d’expatrié algérien, arrivé à l’âge de 9 ans en France, les affres du racisme.
Parqué avec sa famille pendant de nombreuses années dans un bidonville de Nanterre puis dans une cité HLM, il a été confronté comme la plupart des immigrés à l’ostracisme, à la haine et au délit de faciès. Pour toutes ces raisons, il n’envisage pas un seul instant de voir la candidate du Rassemblement national (RN) à la présidentielle, Marine Le Pen, gagner l’élection et constitutionnaliser la xénophobie sous l’euphémisme de préférence nationale.
Alors, lorsque certaines de ses connaissances lui annoncent voter pour elle, M’hamed Kaki s’énerve. « C’est très grave car ces gens-là ne mesurent pas le danger d’un tel choix », déplore-t-il dans une conversation avec Middle East Eye.
La tentation du vote d’extrême droite
Selon lui, les électeurs des quartiers populaires, plus particulièrement les Maghrébins, qui s’apprêtent à donner leurs voix à Marine Le Pen pensent qu’elle pourrait être moins mauvaise que le président sortant, Emmanuel Macron, avec qui elle a passé le cap du premier tour le 10 avril dernier après une campagne marquée par la question du pouvoir d’achat et des thématiques nationalistes comme le contrôle de l’immigration.
« Des musulmans la considèrent moins islamophobe, par exemple », s’étonne le président des Oranges.
« Ma peur est de voir un grand nombre d’abstentions dans les quartiers populaires ou des gens tentés par le vote lepéniste contre Macron »
- Madjid Challal, conseiller municipal
Inquiet à l’idée de voir « ce qu’il considère comme un tsunami de l’extrême droite s’abattre sur la France », il tente de mobiliser les votants, à la fois contre l’abstention et contre le RN.
« Les gens doivent se rendre en masse dans les bureaux de vote et aucune voix ne doit aller à l’extrême droite », sentence-t-il dans une déclaration diffusée sur les réseaux sociaux, un peu à la manière de Jean-Luc Mélenchon, pour qui il a voté au premier tour.
Le président de La France insoumise (gauche) est d’ailleurs arrivé en tête des suffrages à Nanterre, comme dans l’ensemble de la région Île-de-France. D’après Madjid Challal, conseiller municipal ELV (Europe Écologie Les Verts) à Épinay-sur-Seine, Jean-Luc Mélenchon a largement profité du vote des quartiers populaires malgré l’éparpillement de la gauche, qui l’a empêché d’avoir une place au second tour.
Dans sa commune par exemple, ce dernier a obtenu 9 283 voix (contre 6 061 à l’issue du premier tour de la présidentielle de 2017), soit trois fois plus que Macron et six fois plus que Le Pen.
« Ce résultat montre le décalage entre les responsables politiques et la réalité dans les quartiers populaires. J’habite dans un quartier populaire où la plupart des habitants ont donné leurs suffrages à Mélenchon. J’ai moi-même voté pour lui. Ce n’est pas un vote militant mais un vote sociologique, de classe », explique Madjid Challal à MEE.
« Les gens choisissent le programme qui répond à leurs aspirations sociales. Dans ce domaine, La France insoumise est très fort car le parti a su capter les logiques sociales mais aussi communautaires. Mélenchon a été le seul, par exemple, à défendre les musulmans. Ce qui explique les résultats qu’il a obtenus dans les quartiers. J’ai tenu un bureau de vote où il y avait un nombre impressionnant d’électrices voilées. Du jamais vu », ajoute-t-il.
Après avoir traité le hijab de « chiffon sur la tête » avec lequel les musulmans « se stigmatisent eux-mêmes », le leader de La France insoumise a fondamentalement fait évoluer sa position sur le fait religieux et notamment islamique, participant par exemple à la Marche contre l’islamophobie en novembre 2019 et défendant la liberté de porter le voile sans contrainte.
Selon un sondage de l’institut français IFOP pour le quotidien catholique La Croix, l’électorat musulman a largement voté en faveur de Jean-Luc Mélenchon au premier tour (69 %), loin devant Macron (14 %) et Le Pen (7 %).
Comme M’hamed Kaki, Madjid Challal craint néanmoins que l’élan suscité par la candidature de Mélenchon ne s’estompe et ne disparaisse au second tour. « Ma peur est de voir un grand nombre d’abstentions dans les quartiers populaires ou des gens tentés par le vote lepéniste contre Macron », souffle l’élu.
Décrivant les finalistes de la présidentielles comme des « maux », il estime qu’avec l’un ou l’autre, la situation des classes populaires sera inchangée, souffrant des mêmes problèmes sociaux et de l’islamophobie.
Le gouvernement actuel a, sous le quinquennat Macron, pris une série de mesures qui ont de fait été perçues par certains musulmans et défenseurs des droits comme discriminatoires envers la minorité, à l’instar du projet de « société de vigilance contre l’hydre islamiste », la loi contre le « séparatisme islamiste » ou encore la fermeture de mosquées et d’associations de défense des droits des musulmans. Et ce dans un contexte de hausse des actes anti-musulmans dans le pays.
Une gauche perdue dans des questions d’égo
« Personnellement, je ne peux pas cautionner la politique néo-libérale que défend Macron, comme je ne suis pas d’accord non plus avec la politique du Rassemblement national, qui vise à défendre une conscience de race. C’est hors de question », tranche Madjid Challal, qui se prépare à voter blanc malgré les appels de la gauche à faire barrage à Le Pen avec un bulletin Macron.
Ainsi, le chef des écologistes, Yannick Jadot (4,6% au premier tour), la candidate du Parti socialiste Anne Hidalgo et le communiste Fabien Roussel ont tous appelé à un report de voix sur le président sortant.
« À cause de sa loi sur le séparatisme, j’ai l’impression d’être une terroriste quand je marche dans la rue avec mon voile »
- Zohra, mère célibataire
« Les responsables de gauche sont schizophréniques. Ils ont refusé de s’unir pour des questions d’égo au premier tour et ils appellent tous maintenant à voter Macron, alors qu’ils n’ont pas arrêté de le critiquer pendant la campagne électorale », ironise Madjid Challal.
À Vigneux-sur-Seine, une ville sous direction communiste jusqu’à 2001, Farid*, assesseur dans un bureau de vote, a failli s’arracher les cheveux en entendant au soir du premier tour Fabien Roussel dire qu’il fallait battre l’extrême droite en optant pour Macron.
« Si, comme Hidalgo et les autres responsables de gauche, il s’était abstenu de se présenter, c’est Mélenchon qui aurait pu gagner et faire barrage dès le premier tour à l’extrême droite », persifle-t-il.
Abandonnés « comme des pestiférés »
Agent municipal depuis une vingtaine d’années et résident de L’Oly, une cité HLM de 1 229 logements, Farid a été le témoin de la dégradation de son quartier au fil du temps, de la paupérisation de ses habitants et de leur ghettoïsation.
« Ici, les gens se sentent complètement abandonnées par les autorités, presque comme des pestiférés », indique-t-il à MEE, en embrassant du regard les tours immenses qui barrent l’horizon. Au sens propre et figuré.
Près du centre social Aimé Césaire, l’arrêt de bus est une sorte de point d’attache qui relie L’Oly au centre-ville de Vigneux-sur-Seine et aux communes voisines, comme Montgeron et ses deux grands supermarchés ou Villeneuve-Saint-Georges, où se trouve l’hôpital intercommunal.
Zohra, mère célibataire et sans emploi qui habite à L’Oly, a l’habitude de prendre le bus pour faire ses courses car elle ne possède pas de véhicule. « Avec le prix du carburant actuellement, je suis heureuse de ne pas avoir de voiture. À la place, il y a mon caddy. Je le remplis comme je peux », confie-t-elle à MEE, en déplorant la perte de son pouvoir d’achat à cause de l’inflation.
Sous la présidence d’Emmanuel Macron, elle a également perdu 5 euros d’aide au logement, à la suite d’une réforme de 2017. Ses enfants en fin de scolarité n’ont trouvé ni stage, ni travail.
« En plus, à cause de sa loi sur le séparatisme, j’ai l’impression d’être une terroriste quand je marche dans la rue avec mon voile », confie-t-elle.
« Macron, pour qui j’ai voté en 2017, n’est finalement pas très diffèrent de Le Pen. Elle est contre les étrangers. Il est le président des riches »
- Farid, agent municipal
Alors comme toutes ses voisines, Zohra n’a pas hésité à voter Mélenchon au premier tour. À Vigneux-sur-Seine, le candidat de La France insoumise est d’ailleurs arrivé en tête, avec 41,06 % des suffrages exprimés.
« II a surtout été plébiscité dans les quartiers », précise Farid, encore indécis sur ce qu’il fera au second tour. « On a le choix entre la peste et le choléra. Macron, pour qui j’ai voté en 2017, n’est finalement pas très diffèrent de Le Pen. Elle est contre les étrangers. Il est le président des riches », dit l’agent municipal, très embarrassé par le rôle d’arbitre qu’on lui demande de jouer.
Zohra, qui a renoncé à retourner voter au second tour, est fataliste. « Je suis une immigrée et je suis pauvre. Alors que ce soit Macron ou Le Pen, rien ne changera pour moi », prédit-elle.
Plus optimiste, Madjid Challal pense que l’élection de Marine Le Pen n’est peut-être pas une mauvaise chose, dans le sens où elle pourrait provoquer un sursaut républicain qui contrarierait la conduite du mandat de la présidente du RN.
« Si elle passe, tous les partis politiques républicains vont se mobiliser pour gagner les législatives [prévues en juin] et lui faire barrage à l’Assemblée. Des gens autour de moi croient à cette perspective de troisième tour salutaire », assure le conseiller municipal d’Épinay-sur-Seine.
* Le prénom a été changé.
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