Charles XII de Suède, le roi scandinave qui devint le fléau de l’Empire ottoman
En juillet 1709, les espoirs de la Suède de s’établir comme principale puissance en Europe du Nord et de l’Est furentdouchés par la défaite contre les troupes russes de Pierre le Grand à la bataille de Poltava (aujourd’hui située en Ukraine).
Cette défaite catastrophique pour la Suède allait marquer le début de son déclin en tant que grande puissance européenne et finir par confiner ses intérêts aux environs de la Scandinavie, mais à l’époque, le roi Charles XII refusa d’accepter que tout était perdu.
Il envoya une lettre au sultan ottoman Ahmet III après la défaite, déclarant son intention de rester sur les territoires turcs pendant huit jours pour éviter d’être capturé par les forces russes, une requête acceptée par Ahmet malgré les objections russes.
Les Ottomans ouvrirent généreusement leurs coffres pour s’occuper de leur invité royal et permirent l’établissement d’une colonie suédoise dans la ville de Bender en Moldavie.
Et ces huit jours devinrent cinq ans, au cours desquels les Turcs finirent en guerre avec la Russie, furent menacés d’un autre conflit et se retrouvèrent avec une tentative sanglante d’expulsion du roi suédois.
Le coût de la relation du roi suédois avec les Ottomans fut tel que Charles XII écopa du surnom « Demirbaş Şarl » (Charles actif immobilisé), en référence à la somme d’argent mise de côté chaque année par les Turcs pour l’accueillir et au fait que son séjour dura bien plus longtemps que prévu.
Parmi les autres surnoms donnés par ses hôtes ottomans figurent paradoxalement « Yaramaz » (docile) et « Yıldırım » (éclair), peut-être des références ironiques à sa personnalité.
Malgré les violences, le séjour de Charles XII dans l’Empire ottoman allait avoir un impact durable sur la culture suédoise, le turc « kalabalık » donnant « kalabalik » (tumulte) en suédois et introduisant les Scandinaves à l’un de leur plat les plus emblématiques : les boulettes de viande.
Guerre avec la Russie
Charles XII, né à Stockholm en 1682, monta sur le trône suédois à l’âge de 15 ans à peine.
Ayant peut-être l’impression que le dirigeant jeune et inexpérimenté pourrait se laisser marcher sur les pieds, les voisins de la Suède, notamment la Russie, le Danemark-Norvège et la Saxe, nouèrent une alliance et lancèrent une triple attaque sur le territoire suédois, déclenchant la grande guerre du Nord en 1700.
Malgré son jeune âge, Charles XII sut repousser ces trois attaques, contraignant Pierre le Grand à proposer un traité de paix, que le souverain suédois rejeta.
Au contraire, Charles poursuivit l’offensive contre les Russes, entrant dans une guerre prolongée et meurtrière qui allait aboutir à sa défaite à Poltava.
Mais même après sa défaite, il fit preuve de cette même obstination qui l’avait amené à rejeter l’opportunité d’accepter un traité de paix avec la Russie neuf ans plus tôt.
Alors qu’il était sous la protection ottomane, Charles XII planifia sa revanche contre les Russes au lieu de s’estimer heureux en exil.
Ahmet III chargea son principal courtisan et plus tard grand vizir, Youssouf Pacha, de s’occuper du souverain.
Charles XII désirait attirer les Ottomans dans son conflit avec la Russie, et fit considérablement pression sur le sultan afin qu’il déclare la guerre, créant ce faisant des divisions au sein du divan (cabinet) du sultan.
Le Suédois réussit à établir un canal informel crucial avec l’influente mère du sultan, Gülnuş Sultan, la ralliant à lui en lui offrant des parfums français et en lui transmettant des messages secrets par l’intermédiaire des marchands et ambassadeurs dont il était proche.
Ce lobbying avisé associé aux inquiétudes de l’Empire ottoman lui-même donna naissance à la mobilisation d’une grande force turque pour affronter les Russes.
Ces derniers étaient quant à eux irrités par le refus des Ottomans d’expulser Charles XII et envoyèrent également une force à la rencontre des Turcs.
Après un an de conflit, les Russes furent vaincus et engagèrent un processus de paix dont les Ottomans acceptèrent les termes, mais que Charles XII refusa. Cette pomme de discorde allait finir par empoisonner les relations entre l’invité et ses hôtes.
Un invité turbulent
Malgré la victoire, les Ottomans veillaient à ne pas rompre les termes de leur traité avec les Russes – un accord que Charles XII désirait renverser.
Une telle ingérence dans la politique étrangère ottomane ne fut pas bien accueillie par les Turcs, qui finirent par demander à Charles XII de quitter leur territoire, ce qu’il refusa.
Après leur troisième demande, Charles XII déclara qu’il partirait mais à condition d’être accompagné par 70 000 soldats ottomans – une requête impossible à satisfaire pour les Turcs.
Les tensions arrivèrent à un point critique en février 1713 lorsque les janissaires (troupes d’élite ottomanes), soutenus par une foule d’habitants de Bender, s’approchèrent du domicile du roi de Suède pour l’arrêter.
Des combats éclatèrent, au cours desquels Charles participa en tirant à l’aveuglette sur les soldats ottomans puis en s’engageant dans des combats rapprochés, un incident appelé en turc « Kalabaliken i Bender » ou « Les foules de Bender ».
Après des centaines de pertes des deux côtés, Charles XII fut arrêté et passa un an en résidence forcée avant que les Ottomans ne le laissent partir.
L’ingérence dans la politique turque n’était qu’une cause parmi d’autres de la dégradation des relations entre Charles XII et les Ottomans.
Les dépenses du Suédois mirent également à l’épreuve l’hospitalité turque.
Robert Nispet, auteur de l’ouvrage Charles XII and the Collapse of the Swedish Empire, 1682-1719, écrit que « [ses] dépenses lors de son séjour en Turquie étaient fort considérables. Dans l’adversité, il mit un point d’honneur à mener plus grand train encore que dans la prospérité […] Sans parler des fréquents et coûteux cadeaux faits de calèches, chevaux et armes, le palais autorisait Charles à disposer de 125 à 150 livres sterling par jour. »
Pour mettre les choses en perspective, 125 livres de 1710 seraient l’équivalent de plus de 13 000 livres (15 855 dollars) d’aujourd’hui.
Si une partie de cet argent provenait des coffres de l’Empire ottoman, le reste résultait d’emprunts fournis par les commerçants locaux.
Lorsque Charles XII quitta l’Empire ottoman en 1714 avec la permission du sultan, ses dettes s’élevaient à plus d’un million de couronnes suédoises, ce qui aurait représenté plus de trois fois le budget suédois de l’époque.
Legs
Lorsqu’il finit par partir, Charles XII fut accompagné par un cortège de soldats ottomans et de marchands qui voulaient obtenir le remboursement de leurs emprunts.
À leur arrivée, la plupart de ces commerçants s’installèrent en Suède, donnant naissance aux premières communautés suédo-turques, baptisées Askerson, dérivé du mot turc « asker » qui signifie soldat.
Si ces marchands musulmans se virent garantir la liberté religieuse par arrêté royal, ils allaient finir par être assimilés dans la population suédoise, perdant toute trace de leur culture et religion originelles.
La question de la dette ne fut pas résolue avant le décès de Charles XII lors d’une bataille contre les Danois et les Norvégiens en 1718 et les Ottomans durent envoyer un émissaire à Stockholm en 1727 pour ramener le sujet sur le tapis, sans succès.
En 1732, un autre envoyé rentra lui aussi les mains vides, mais les Turcs acceptèrent plus tard le remboursement des dettes contre un approvisionnement en armes.
Lorsqu’un navire transportant les armes coula, les Ottomans effacèrent la dette, donnant la priorité à leur relation avec les Suédois et aux inquiétudes des deux pays vis-à-vis de la Russie.
Le legs du séjour de Charles XII en territoire ottoman ne se limite pas à des dettes impayées.
Les foules ou kalabalık que les Suédois rencontrèrent à Bender allaient donner le mot suédois « kalabalik » qui signifie « tumulte » ou « brouhaha ».
Charles XII et les Suédois qui l’accompagnaient rapportèrent également de la nourriture turque.
Le kaldolmar suédois, un plat de chou farci, vient du dolma turc.
Mais le plus important est peut-être le fait que les fameuses boulettes de viande suédoises tirent leurs origines du köfte turc, dont la recette fut ramenée en Suède par Charles XII et son entourage.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].