Coupe du monde 2022 : qu’y a-t-il derrière la condamnation constante du Qatar ?
Le dirigeant travailliste britannique Keir Starmer, connu pour sa prudence, s’est lancé dans la bataille contre la Coupe du monde de la FIFA au Qatar.
Même si l’équipe d’Angleterre arrive en finale, affirmait-il à la radio fin octobre, « le bilan en matière des droits de l’homme est tel que je n’irais pas et ce sera la position du parti travailliste ».
Peu après, la secrétaire de la Culture dans le cabinet fantôme, Lucy Powell, a annoncé qu’aucune délégation travailliste n’irait au Qatar. « Les supporters LGBT gallois et anglais doivent déjà supporter le fait que la compétition se déroulera dans un pays où leur sexualité est illégale », a-t-elle déclaré.
Ce type de posture morale est inhabituel pour le parti travailliste. Keir Starmer a récemment descendu en flammesla décision du Premier ministre Rishi Sunak de ne pas assister à la COP27 en Égypte, la qualifiant d’« échec absolu de leadership ». Cependant, la situation des droits de l’homme est, à tous points de vue, bien pire en Égypte qu’au Qatar.
Il y a environ 60 000 prisonniers politiques en Égypte, dont l’activiste Alaa Abdel Fattah. Ressortissant ayant la double nationalité égyptienne et britannique, il a récemment abandonné sa grève de la faim et risque de mourir en prison comme des centaines d’autres détenus politiques.
De nombreuses critiques sérieuses peuvent être portées contre le Qatar. Mais le pays est sujet à une campagne extraordinaire qui semble souvent fondée sur l’ignorance et l’intolérance
Est-ce que Starmer pense que les changements climatiques sont plus importants que ces sidérantes atteintes aux droits de l’homme ? Son pragmatisme vis-à-vis de l’Égypte ne semble pas s’étendre au Qatar.
Il est étonnant que Starmer intervienne si vivement dans une manifestation sportive. Peut-être pouvons-nous nous attendre à ce que le dirigeant travailliste remarque ensuite que le prochain Grand Prix de Formule 1 se déroulera à Abou Dabi. Les Émirats arabes unis ont un passif d’emprisonnement des dissidents et les travailleurs immigrés y font l’objet d’abus généralisés. Comme au Qatar, l’homosexualité est illégale dans le pays. Mais jusqu’à présent, Starmer n’a rien dit à propos du Grand Prix.
Et puis il y a le cricket. L’Angleterre vient de remporter la finale de la Coupe du monde de cricket 2022 en Australie, cela aurait été le moment parfait pour que Starmer annonce que le parti travailliste allait boycotter la Coupe du monde de cricket l’année prochaine en Inde. Les experts mettent en garde contre un éventuel génocide contre les musulmans là-bas.
Est-ce que Starmer pense que les vies des travailleurs indiens au Qatar valent plus que les vies des minorités en Inde ? Peut-être que le parti travailliste annoncera bientôt son boycott de la Coupe du monde de cricket 2023.
Condamnations virulentes
Cependant, l’indignation morale sélective n’est pas l’apanage du parti travailliste. Le Qatar est vivement et largement condamné dans le monde du sport et dans la presse mainstream.
L’entraîneur anglais Gary Neville a été étrillé pour avoir accepté de travailler pour la chaîne publique qatarie beIN Sports lors de la Coupe du monde. L’ancien attaquant anglais Gary Lineker dit connaître des footballeurs de la Premier League qui sont gays et pense que ce serait « super si un ou deux d’entre eux faisaient leur coming out lors de la Coupe du monde » pour envoyer un message au Qatar.
Puis il y a le capitaine de l’équipe d’Angleterre, Harry Kane. Il a l’intention de porter un brassard arc-en-ciel « One Love » au Qatar pour montrer son soutien envers les droits des LGBTQ+.
Il y a quelque chose d’étrange à propos de la couverture de cette Coupe du monde. De nombreuses critiques sérieuses peuvent être portées contre le Qatar. Mais le pays est sujet à une campagne extraordinaire qui semble souvent fondée sur l’ignorance et l’intolérance.
Dans la presse britannique, seul une très petite partie de la couverture de la Russie avant la Coupe du monde 2018 concernait l’événement footballistique. Dans le cas présent, près de la moitié de la couverture médiatique sur le Qatar concerne la Coupe du monde.
Les reportages sur l’invasion de la Crimée par la Russie, le bombardement de la Syrie et les atteintes aux droits de l’homme étaient relativement déconnectés de la couverture de la Coupe du monde là-bas. Dans la couverture simpliste et unidimensionnelle de la couverture au Qatar, les atteintes aux droits de l’homme sont étroitement reliées à la Coupe du monde, même lorsque les deux sujets ne sont pas directement liés. Il en résulte une politisation extrême de cet événement sportif.
La caricature simpliste du Qatar joue par ailleurs un rôle important dans le modelage de l’opinion publique sur le pays. La plupart des gens en Europe et en Amérique en savent peu sur la population, l’histoire, le système politique et la culture du Qatar, excepté ce qu’ils ont vu de la couverture de la Coupe du monde.
« Despotisme oriental »
En France, où de nombreuses communes refusent de retransmettre les matchs sur écran géant pour protester contre l’organisation de l’événement par le Qatar, Le Canard Enchaîné a récemment publié dans ses « Dossiers » une caricature raciste dépeignant les footballeurs qataris comme des terroristes, présentant le pays comme un spectacle d’une horrifiante barbarie et ce d’une manière qui évoque l’idée ancienne de « despotisme oriental ».
Dans la plupart des pays du Commonwealth, l’homosexualité est illégale, et bon nombre de ces pays sont chrétiens, pas musulmans
En 2021, le Guardian rapportait qu’un nombre ahurissant de 6 500 travailleurs immigrés étaient morts depuis que la Coupe du monde avait été accordée au Qatar, laissant entendre que ces décès étaient liés à la Coupe du monde.
« Ce chiffre de 6 500 morts renvoie en fait à l’ensemble des décès de travailleurs immigrés originaires du Pakistan, de Sri Lanka, du Népal, de l’Inde et du Bangladesh, indépendamment des causes », clarifie Marc Owen Jones, professeur adjoint d’études du Moyen-Orient à l’Université Hamad ben Khalifa du Qatar. « Il n’y a pas de surmortalité. »
Le nombre de décès parmi les travailleurs véritablement liés à la Coupe du monde est contesté. Si les organisateurs de la Coupe du monde indiquent qu’on dénombre 3 accidents du travail et 37 décès toutes causes confondues, un rapport de l’Organisation internationale du travail de l’ONU indique qu’il y a une cinquantaine de décès dans le secteur de la construction en 2020 et soulève des questions quant à la façon dont les décès sont catégorisés.
L’article du Guardian a été retweeté des milliers de fois et le chiffre de « 6 500 morts » a été relevé par les journalistes de toute l’Europe, en particulier en France, étant souvent mal interprété comme suggérant que 6 500 migrants sont morts sur les sites de construction de la Coupe du monde. En Grande-Bretagne, ce nombre a été cité par un intervieweur de Sky News, évoquant les décès liés à la Coupe du monde, dans une question adressée au ministre qatari des Affaires étrangères. Celui-ci a répondu que ce chiffre était faux.
Lors d’un récent match de foot entre le Bayern Munich et le Borussia Dortmund, des supporters ont brandi une banderole proclamant « 15 000 morts pour 5 760 min de football – honte à vous ». Ce chiffre de « 15 000 morts » provient d’un rapport d’Amnesty International. Il fait référence au nombre total de décès de tous les ressortissants étrangers au Qatar entre 2010 et 2019, et non des ouvriers du secteur de la construction travaillant pour la Coupe du monde, ni même pas uniquement des travailleurs du secteur de la construction.
Réformes
Natalie Koch, géographe politique qui a étudié le sujet en profondeur, fait observer que « c’est rarement le gouvernement qatari qui exploite directement les travailleurs mais leurs concitoyens qui servent d’intermédiaires et gèrent leurs contrats au Qatar et dans leur pays d’origine ».
Ces dernières années, les réformes ont en quelque sorte amélioré la situation au Qatar. Le système de parrainage, la kafala, a été remanié pour que les migrants puissent changer de travail sans l’approbation de leurs employeurs. La chercheuse Crystal Ennis, qui écrit pour Middle East Eye, note que « des améliorations ont eu lieu pour mettre les réglementations en phase avec les normes internationales du travail ».
Le Qatar est désormais loin devant ses voisins sur des aspects essentiels. En 2021, le gouvernement a introduit une loi sur le salaire minimum non discriminatoire. D’ici la fin de l’année, il aura payé 165 millions de dollars de dédommagement à 36 000 ouvriers.
Dans un nouveau rapport, l’Organisation internationale du travail souligne les améliorations des conditions de vie et de travail pour les travailleurs du fait des réformes introduites par le gouvernement qatari. Il ajoute néanmoins qu’il demeure encore d’immenses défis dans la mise en œuvre de ces réformes. Les terribles abus et les conditions de vie épouvantables restent une réalité pour de nombreux migrants.
Le problème fondamental, fait valoir Ennis, est l’exploitation des travailleurs immigrés sur les structures du marché mondial du travail. Il ne s’agit pas uniquement du Golfe – certains pays européens ont également de graves problèmes d’abus de travailleurs immigrés, mais cela attire peu l’attention des médias mainstream.
Un effort mondial est nécessaire pour encourager une migration sûre et légale. Human Rights Watch et Amnesty International ont toutes deux mis en garde contre un boycott international de la Coupe du monde, faisant valoir que cela n’engendrerait aucun changement positif. Il est frappant néanmoins que seules sept des fédérations de foot qualifiées ont soutenu une campagne appelant la FIFA à créer un fonds d’indemnisation de 440 millions de dollars pour les travailleurs immigrés. Il s’agissait d’une exigence plus pratique mais moins sensationnelle.
Droit des LGBTQ+
Bien sûr, il y a des différences irréconciliables de valeurs entre l’opinion britannique et le Qatar. L’un des sujets qui indigne particulièrement, ce sont les droits des LGBTQ+, 62 % des Britanniques pensent que la position du Qatar sur ce sujet aurait dû à elle seule l’empêcher d’accueillir la Coupe du monde.
Il est bien sûr vital d’attirer l’attention sur les rapports horrifiants concernant les arrestations arbitraires et les abus qui touchent les personnes LGBTQ+ au Qatar.
Tout pays qui accueille une grande manifestation sportive doit s’attendre à voir son bilan en matière de droits de l’homme scruté. Mais la représentation orientaliste du Qatar comme terre de barbarie exceptionnelle est […] une démonstration présomptueuse et incohérente de supériorité morale
Human Rights Watch a récemment documenté « six cas d’agressions graves et répétées et cinq cas de harcèlement sexuel en garde à vue entre 2019 et 2022 », bien que le Qatar contestevivement les assertions du rapport.
Mais en ce qui concerne la criminalisation de l’homosexualité, il n’y a rien d’exceptionnel à propos de la position du Qatar. Dans la plupart des pays du Commonwealth, l’homosexualité est illégale, et bon nombre de ces pays sont chrétiens, pas musulmans.
Cela soulève la question de savoir s’il est acceptable de voyager ou d’avoir des relations avec des pays à travers le monde tels que Sainte-Lucie, Singapour et le Nigeria. Si oui, pourquoi pointe-t-on du doigt le Qatar ?
Ce sujet ne dresse pas non plus l’Europe contre le reste du monde. Il y a une centaine de villes et régions à travers la Pologne qui se sont déclarées exemptes de l’« idéologie LGBT ». En Italie, le gouvernement récemment élu s’oppose vivement au mariage homosexuel et sa présidente vitupère contre le « lobby LGBT ».
Au Qatar, la sexualité est comprise du point de vue des actes plutôt que de l’identité. En vertu de la loi qatarie, les rapports sexuels hors mariage et la sodomie sont des crimes, qu’ils aient lieu entre un homme et une femme ou au sein d’un couple de même sexe. Il en va de même pour les « actes immoraux », un terme indéfini.
Il convient de noter que le rapport 2021 du département d’État américain, comme ses rapports des précédentes années, ne fait pas référence à des poursuites quelconques pour des comportements homosexuels. Cependant, il faut dire que les rapports d’incidents sont limités car la communauté LGBTQ+ ne peut pas exprimer ouvertement son identité au Qatar.
L’approche du Qatar reflète le fait que sa société est conservatrice. Les marques d’affection en public entre membres du même sexe sont interdites et toute manifestation publique d’affection peut mener à une arrestation, y compris entre un homme et une femme. Se tenir la main en revanche est légal, y compris entre deux hommes et deux femmes.
Avant la Coupe du monde, l’émir du Qatar a affirmé que les supporters LGBTQ+ étaient les bienvenus mais devraient « respecter [la] culture [qatarie] ».
Complexité
Il convient de noter que le monde du football n’a lui-même jamais été réputé pour sa célébration des identités LGBTQ+. En mai cette année, Jake Daniels est le premier footballeur britannique à avoir fait son coming out en plus de 30 ans.
Aucun pays ne doit être traité comme s’il était à l’abri des critiques. Et tout pays qui accueille une grande manifestation sportive doit s’attendre à voir son bilan en matière de droits de l’homme scruté.
Avoir une posture morale est important, mais ce n’est utile que si elle est cohérente et associée à une véritable tentative de comprendre l’Autre dans toute sa complexité
Mais la représentation orientaliste du Qatar comme terre de barbarie exceptionnelle est une sorte de vertu ostentatoire, une démonstration présomptueuse et incohérente de supériorité morale.
Le Qatar est un jeune pays – il n’a été fondé qu’en 1971 et s’est développé de manière spectaculaire ces dernières décennies. L’année dernière, le pays a accueilli ses premières élections au Conseil de la choura, l’organe législatif de l’État. Le Qatar est un pays qui change rapidement, et c’est en partie parce qu’il accueille la Coupe du monde.
Cela aurait pu être une opportunité pour le monde d’en apprendre davantage sur le Qatar. Mais c’est l’inverse qui se produit.
Avoir une posture morale est important, mais ce n’est utile que si elle est cohérente et associée à une véritable tentative de comprendre l’Autre dans toute sa complexité.
- Imran Mulla a écrit pour The Critic, Conservative Home, Athwart, Panoramic the Magazine et Traversing Tradition entre autres.
- Peter Oborne a été élu meilleur commentateur/blogueur en 2022 et en 2017, mais aussi désigné journaliste indépendant de l’année 2016 à l’occasion des Drum Online Media Awards pour un article qu’il a rédigé pour Middle East Eye. Il a reçu le prix de Chroniqueur britannique de l’année lors des British Press Awards de 2013. En 2015, il a démissionné de son poste de chroniqueur politique du quotidien The Daily Telegraph. Son dernier livre, The Assault on Truth: Boris Johnson, Donald Trump and the Emergence of a New Moral Barbarism, est sorti en février 2021 et a figuré dans le top 10 des bestsellers du Sunday Times. Parmi ses précédents ouvrages figurent Le Triomphe de la classe politique anglaise, The Rise of Political Lying et Why the West is Wrong about Nuclear Iran.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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