Coupe du monde 2022 : la défaite du Maroc ravit les Sahraouis
Lorsque le parcours exceptionnel du Maroc dans cette Coupe du monde 2022 s’est achevé en demi-finale par une défaite face à la France, les Sahraouis de Laâyoune sont descendus dans les rues pour faire la fête, brandissant des drapeaux, faisant des dérapages en voitures et proclamant leur joie.
Ce n’étaient pas les réjouissances espérées par les autorités marocaines.
Au Sahara occidental sous contrôle marocain, les loyautés sont divisées. Dans ce territoire vivent environ 600 000 personnes, les Marocains originaires d’autres régions formeraient une courte majorité.
Beaucoup estiment que les Sahraouis indigènes sont en faveur de l’indépendance. Mais c’est quelque peu difficile à dire : les autorités marocaines répriment toute manifestation du nationalisme sahraoui. Même parler le dialecte sahraoui, le hassaniya, peut vous causer des problèmes.
Donc, pour les habitants pro-indépendance de Laâyoune et d’autres villes, la défaite sportive du Maroc a été l’occasion de s’exprimer et de soutenir la République arabe sahraouie démocratique (RASD), un État sécessionniste basé dans les 20 % du Sahara occidental sous le contrôle du mouvement armé du Front Polisario.
« Les autorités marocaines utilisent toujours le sport pour diffuser la propagande officielle sur la dernière colonie d’Afrique »
- Ahmed Ettanji, Équipe Média
Mohamed Mayara, Sahraoui de 47 ans, a regardé le match chez lui avec sa famille dans la capitale du Sahara occidental sous administration marocaine.
« Je n’ai pas fait la fête dehors parce que j’avais peur de la réaction des colons, de la police et des paramilitaires marocains, mais j’ai vu des amis sortir pour célébrer, j’ai vu des Sahraouis en voiture, brandissant le drapeau de la RASD, et j’ai entendu énormément de bruit », rapporte Mayara, faisant référence à la population marocaine considérée comme des colons par certains Sahraouis.
Mais tous les Sahraouis ne souhaitaient pas la défaite du Maroc. Mayara en connaît qui soutiennent le Maroc – même s’il précise qu’ils ne l’affichent pas vraiment – et d’autres Sahraouis avaient fêté les précédentes victoires dans les rues aux côtés des Marocains.
Un jeune Sahraoui de Laâyoune cité par l’AP aurait dit que le « succès historique de l’équipe nationale marocaine » avait créé un sentiment collectif de « grande joie qui englobe tous les Arabes et Africains, malgré le mécontentement envers l’État marocain ».
Mayara, qui juge important de reconnaître qu’il souhaitait une défaite marocaine et pas une victoire française, n’était pas le seul à redouter la réaction marocaine face aux célébrations sahraouies de la défaite.
Après le coup de sifflet final, une rixe a éclaté à Laâyoune entre des Sahraouis célébrant la défaite et des Marocains.
Plusieurs Sahraouis ont signalé à MEE qu’un jeune sahraoui avait été violemment frappé et avait dû être emmené à l’hôpital. La police a fermé le café et arrêté les Sahraouis présents.
Un soutien mondial
Les réactions au match de mercredi, que le Maroc a dominé pendant de longues périodes mais que la France a remporté 2-0, ont mis en évidence certaines des complexités qui se cachent derrière le parcours enthousiasmant de la sélection maghrébine dans ce Mondial.
Première équipe arabe et africaine à atteindre les demi-finales d’une Coupe du monde, le Maroc a rallié un soutien mondial tout au long de son parcours. Parfaits outsiders, les Lions de l’Atlas quitteront le Qatar en héros dans le monde arabe, en Afrique et au-delà.
« Peu importe qui vous soutenez, il est remarquable de voir tout ce que cette équipe a pu accomplir », a tweeté le président américain Joe Biden après la demi-finale, qu’il a regardée en compagnie du Premier ministre marocain Aziz Akhannouch. Le président français Emmanuel Macron serait même entré dans le vestiaire marocain pour dire à Sofyan Amrabat qu’il était « le meilleur milieu de terrain du tournoi ».
Jusqu’à leur défaite en demi-finale, les joueurs marocains ont célébré leurs diverses victoires – notamment contre les anciennes puissances coloniales espagnole et portugaise – en s’enveloppant du drapeau palestinien, un geste considéré à la fois comme une expression de solidarité et comme une critique populaire de la normalisation des relations entre le royaume et Israël.
Mais alors que les exploits marocains en Coupe du monde sont salués pour leur capacité à engendrer une nouvelle identité qui reflète les natures arabe, africaine et amazighe du Maroc, de nombreux Sahraouis ont le sentiment que leur place dans cette histoire a été oubliée.
Pire encore, alors que les joueurs marocains manifestent leur solidarité avec la cause palestinienne et leur opposition à l’occupation israélienne, ils se sont également filmés en train de chanter « Le Sahara est à nous, ses rivières et ses terres sont à nous ».
Par ailleurs, plusieurs activistes et journalistes sahraouis ont observé à l’occasion de la Coupe du monde une recrudescence de la rhétorique incendiaire et de la violence physique à l’encontre des Sahraouis vivant dans le Sahara occidental sous contrôle marocain, dans un contexte d’intensification du nationalisme marocain.
Exil et guerre
Anciennement désignées sous le nom de Sahara espagnol, les terres constituant le Sahara occidental ont été occupées par le Maroc et la Mauritanie en 1975. Une guerre s’est ensuivie entre ces pays et le Front Polisario, le mouvement indépendantiste armé du Sahara occidental. Mais alors que la Mauritanie a été chassée et qu’un cessez-le-feu a été négocié avec le Maroc en 1991, le référendum promis sur l’indépendance sahraouie n’a jamais vu le jour.
Aujourd’hui, plus de 173 000 réfugiés sahraouis vivent dans des camps de réfugiés en Algérie, selon l’ONU. Environ 10 000 vivaient dans les 20 % du Sahara occidental contrôlés par le Front Polisario avant la reprise du conflit entre le groupe et le Maroc en 2020, qui a causé la fuite de la plupart d’entre eux.
Les indépendantistes sahraouis décrivent le contrôle du Maroc sur le Sahara occidental comme une occupation.
L’ONU indique que le Sahara occidental possède un statut de territoire « non autonome ». Alors que de nombreux Sahraouis considèrent que leur propre lutte se reflète dans la lutte palestinienne et que certains Palestiniens leur retournent leur solidarité, Mohamed Mayara décrit la présence du drapeau palestinien dans les stades du Mondial, brandi par les joueurs et les supporters marocains, comme un « double langage typique ».
« Nous sommes nous aussi victimes d’une longue histoire de coopération entre le Maroc et Israël », souligne-t-il, en référence aux technologies de surveillance et aux drones israéliens achetés par Rabat, ainsi qu’à l’accord négocié par Donald Trump qui a abouti à la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en échange d’une normalisation de ses relations avec Israël.
Ahmed Ettanji, un Sahraoui originaire de Laayoune qui a cofondé le groupe de journalistes citoyens Équipe Média, estime que la Coupe du monde est une occasion pour le pays de faire valoir sa ligne officielle sur une scène mondiale.
« Les autorités marocaines utilisent toujours le sport pour diffuser la propagande officielle sur la dernière colonie d’Afrique », explique-t-il à MEE. « Malheureusement, beaucoup de gens ne sont pas au courant du conflit au Sahara occidental. »
Avant le match contre la France, des comptes marocains sur les réseaux sociaux, dont certains totalisent jusqu’à 70 000 abonnés, ont publié des messages appelant à attaquer le Front Polisario si le Maroc remportait le match. Dans une vidéo sur TikTok, un Marocain a déclaré que ses compatriotes devraient célébrer une victoire contre la France en « attaquant le Front Polisario ».
Certains Sahraouis ont perçu ces menaces d’attaques contre le front Polisario comme un message subliminal adressé à tous les indépendantistes sahraouis.
« Je pense qu’il s’agit d’une campagne parce qu’il y a eu des vidéos, des photos et des commentaires – des milliers de commentaires – appelant les colons marocains à attaquer le Front Polisario, c’est-à-dire le peuple sahraoui, dans le territoire occupé s’ils gagnaient », indique à Middle East Eye Nazha el-Khalidi, journaliste et activiste sahraouie.
Une atmosphère tendue
Les indépendantistes sahraouis décrivent une atmosphère tendue au Sahara occidental sous contrôle marocain depuis le début du Mondial, en particulier à Laayoune. « Il y a des forces policières et paramilitaires ainsi que des postes de contrôle. Les Marocains ont amené des milliers de personnes dans le centre-ville pour faire la fête après les matchs », affirme Ahmed Ettanji.
Les Sahraouis rappellent par ailleurs le traitement qui leur a été réservé pour avoir soutenu l’Algérie lors de la Coupe d’Afrique des Nations 2019. Le Front Polisario est soutenu par l’Algérie, qui est le plus grand rival du Maroc sur la scène mondiale. À l’heure actuelle, les deux voisins ont rompu toute relation diplomatique.
Lors de la répression marocaine contre les Sahraouis qui soutenaient l’Algérie en 2019, une femme de 24 ans a été tuée après avoir été fauchée par deux véhicules des forces auxiliaires marocaines.
Un autre jeune a été violemment passé à tabac pour avoir porté un t-shirt de l’Algérie et a depuis été condamné à quinze ans de prison pour possession de haschisch.
« Aujourd’hui, nous entendons les autorités et les médias marocains affirmer que le triomphe marocain est celui des Arabes, des musulmans et des Africains… Pourquoi les Sahraouis devraient-ils être torturés pour avoir célébré la victoire d’un pays ou d’un club voisin ? », demande à MEE Sidi Breika, représentant du Front Polisario au Royaume-Uni et en Irlande.
Malgré tout, le souvenir de la répression de 2019 n’a manifestement pas dissuadé les Sahraouis qui se sont fait entendre mercredi soir.
« C’est désormais à nous de faire la fête dans la rue », souligne Nazha el-Khalidi.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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